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Nous allons ici rechercher si la place de l’homme dans la famille n’a jamais varié au cours du temps. Si la position dominante qu’on attribue au père de famille n’a pas été constante et que la société humaine existe toujours, nous pourrions déjà en déduire que la supposée carence paternelle n’est pas suffisante pour engendrer une société folle. Entendons que le mot carence recouvre bien des situations : le père mort, absent, sans autorité, ne représentant pas la loi, maternant ses enfants.

Nous nous appuierons ici sur Lacan et les sciences sociales : le déclin du

père, 1938-1953128de Markos Zafiropoulos (sociologue et psychanalyste), et l’Histoire privée des hommes129sous la direction de Philippe Ariès (historien),

l’Histoire de la famille130sous la direction d’André Burguière (historien).

Sur le point du rôle déclinant du père, Markos Zafiropoulos reprend un petit historique. Il commence par écorner l’image du pater familias romain, véritable

128 Markos ZAFIROPOULOS, « Le déclin du père », Topique, vol. 84 / 3, 2003, p. 161.

129 Philippe ARIÈS, COLLECTIF, Peter BROWN [et al.], Histoire de la vie privée, tome 1 : De l’Empire romain à l’an mil, [Edition revue et complétée], Paris, Ed. du Seuil, 1999.

référence de la puissance du père. Certes, à Rome le père exerce un pouvoir sur les enfants et sur sa femme, mais il détient ce pouvoir de la cité et non de lui-même. De plus, cette représentation juridique subit une évolution dans l’histoire de Rome. Ainsi, les fils qui partent s’établir dans un autre lieu sont responsables de leurs actes. « Ces rejetons vivaient leur vie propre. »131 Les femmes obtinrent une émancipation avec l’évolution du mariage : la séparation de biens, la restitution de la dot en cas de divorce, pesaient d’un poids important dans les rapports matrimoniaux ainsi que la position sociale de l’épouse :

..Etre une mère de famille est une honorable prison et une dignité un peu étroite où la fierté d’une fille noble se placera dans le dévouement. Or une fille noble hérite de l’orgueil de son père qui la comme prêté à un mari (…). A l’orgueil aristocratique s’ajoute celui de la fortune ; elle possède souvent des richesses à elle qui ne passent point au mari. Elle est l’égale des hommes devant le droit successoral et la capacité de tester ; elle a sa dot. Certaines, plus nobles et plus riches que leurs époux, refusaient son autorité, certaines ont même joué un grand rôle politique car à titre d’héritage, elles avaient recueilli avec le patrimoine toute la clientèle de la lignée.132

Cette position de la femme aristocrate et de l’importance de la lignée est comparable à celle de la noblesse de l’Ancien Régime. Michèle Riot-Sarcey souligne la place sociale qu’occupe la femme noble. Sa noblesse lui donne des qualités particulières comme l’exprime la duchesse de Montpensier : « J’ai beaucoup de courage et d’ambition, mais Dieu me l’a si hautement borné par la qualité dont il m’a fait naître, que ce qui serait défaut en un autre, est maintenir ses œuvres en moi. »133 Il existait un préjugé de race et quand le nom risquait de tomber en déshérance en cas de transmission patrilinéaire134, il semblerait que

131

Markos ZAFIROPOULOS, Lacan et les sciences sociales : le déclin du père, 1938-1953, 1re

éd. Paris, Presses universitaires de France, 2001. p 168

132 Philippe ARIÈS [et al.], Histoire de la vie privée, tome 1 : De l’Empire romain à l’an mil, op. cit. p 76-78

133 Michèle RIOT-SARCEY, De la différence des sexes - Le genre en histoire, op. cit. p 146 134 Ce qui n’était pas le cas dans toutes les régions comme la Champagne ;

quelque moyen fut cherché pour que la fille puisse transmettre à son époux135. Mais revenons à Rome.

Enfin la jeune fille non mariée et sans parents incarne le pater familias car la notion de tuteur devient obsolète :

« Au contraire, pour ce qui est des femmes majeures, aucune raison sérieuse ne semble avoir conduit à. les maintenir en tutelle; car celle qu’on allègue communément, savoir qu’elles sont la plupart du temps induites en erreur par la légèreté de leur cervelle et qu’il était équitable de les soumettre à. autorisation d’un tuteur, leur parait plutôt spécieuse que vraie. Les femmes majeures en effet traitent elles-mêmes leurs affaires et dans plusieurs cas le tuteur n’interpose son autorisation que pour la forme; souvent même, c’est contre son gré que le préteur l’oblige à la donner. »136

Dans le dernier cas évoqué, « le pater familias est une pucelle.137 » Nous sommes bien loin de la représentation largement véhiculée du pater familias. L’autorité de l’homme apparait bien écornée. Elle semble bien tributaire de l’importance de son patrimoine et de sa lignée. Cette image de la hiérarchie des sexes et des générations est également bouleversée par les configurations familiales dans le monde des esclaves. Un fils affranchi peut avoir son père comme esclave, une femme affranchie peut racheter son fils qui rachète son père. Bref, nous trouvons là des situations de nature à mettre à mal le rôle du père dans la famille.

Si nous poursuivons vers l’histoire de l’ancien régime, nous allons retrouver de la même manière une image plus ambivalente de l’autorité du père. Les différents actes juridiques (contrats de mariage, héritage) offrent une importante masse exploitable par les historiens. Ainsi, c’est par le droit que s’est longtemps

135 Michèle RIOT-SARCEY, De la différence des sexes - Le genre en histoire, op. cit. p 150-151 136 Gaius: I.190.Texte établi et traduit par Julien Reinach. Paris, Belles lettres,1950-. Coll. des Universités de France cité dans Marie Michelle PAGÉ, « Le droit de la femme dans la famille romaine du IIème siècle avant J. -C. à la fin du Haut Empire : perennités, mutations et changements », [En ligne : http://www.hst.ulaval.ca/ActInt/seagr/droit_femme_famille_romaine/mariage_statut.htm]. Consulté le2 février 2011.

137 Markos ZAFIROPOULOS, Lacan et les sciences sociales : le déclin du père, 1938-1953, op. cit. p 169

faite l’entrée dans la connaissance des familles. Nous allons donc brièvement exposer la situation du royaume. Le droit est essentiellement coutumier au Nord et écrit au Sud. Si l’influence de la jurisprudence romaine se fait sentir partout, elle est nettement marquée au Sud. Mais, dans chaque région, pays, voire ville, les usages varient. Ceci correspond nous semble-t-il à la structure féodale. Certes, des tentatives d’unification auront lieu, mais les usages résisteront. « La valorisation des anciennes coutumes a prolongé jusqu’à la fin de l’Ancien Régime l’hétérogénéité du droit familial. 138 » Ainsi, dans le Sud existe la liberté de tester qui permet de favoriser un enfant alors que l’égalité prévaut dans le Centre et dans l’Ouest. La dot de la femme appartient au mari le temps du mariage et il ne peut l’aliéner. Les enfants héritent donc de leur mère139 et non l’époux. Cette situation peut mettre le veuf en grande difficulté comme le montre Philippe Maurice dans son étude sur Les limites de l’autorité paternelle face aux droits patrimoniaux

dans le Gévaudan médiéval (fin XIIIe-fin XVe siècles)140. Nous retrouvons ici

comme à Rome la lignée de la mère qui refuse que des biens puissent être absorbés par la lignée du père. L’auteur pense cependant que la femme n’est pas dans la réalité en situation dominante tant est forte l’image du père dans la famille ; mais c’est une hypothèse invérifiable. L’éducation joue un rôle sans doute, mais jusqu’à quel point un caractère peut-il être bridé ? Ce qui se passe dans l’intimité des familles laisse moins de trace qu’un acte notarié. Dans la citation suivante il prend l’exemple d’un époux vivant chez sa femme, ayant moins de biens qu’elle.

Dans ce cas, le père est avant tout le mari de la mère, et il vit sur les biens dotaux et paraphernaux de son épouse. Les droits de possession sont entre les mains de la femme même si le mari les administre. En Gévaudan, la femme ratifie les transactions que son époux réalise sur sa fortune, aliénations ou accroissements. Le

138 André BURGUIÈRE, « L’état monarchique et la famille (XVIe -XVIIIe siècle) », annales

Histoire Sciences Sociales, vol. 56, février 2001, p. 313‑335. 139 Biens reçus en héritage par celle-ci et la dot

140 Philippe MAURICE, « Les limites de l’autorité paternelle face aux droits patrimoniaux dans le Gévaudan médiéval (fin XIIIe-fin XVe siècles) », Cahiers de recherches médiévales et

mari doit s’obliger sur ses immeubles lorsqu’il touche à ceux de sa femme ; or s’il vit chez elle, sa liberté, ses choix et son pouvoir sont indéniablement limités. Mais l’esprit du temps veut que l’homme commande, et nul ne songe réellement à porter atteinte à l’image virile du chef de l’oustau. 141

Pourtant, il reconnait la possibilité d’un conflit entre le père et le fils héritier142 :

(…) Le fils est généralement soumis au père. Mais il est toutefois clair que le fils qui possède son propre patrimoine peut s’affirmer et défendre son indépendance, et que ce sont ses droits patrimoniaux qui lui offrent cette possibilité. De même, le fils qui détient tous les titres de possession sur le patrimoine et qui a atteint l’âge de la majorité légale de vingt-cinq ans peut expulser son père de la maison, comme le prévoient les Bragose, prouvant ainsi que l’autorité dépend des droits patrimoniaux143.

Dans les régions de droit coutumier, la puissance paternelle s’exerce uniquement jusqu’à la majorité (vingt ans à vingt cinq ans) de l’enfant ou son émancipation. Charles Giraud souligne même que « 1a règle générale, en effet, était que la puissance paternelle n’avait point lieu en France144.» Il signale

uniquement le consentement au mariage du père et de la mère. Au décès d’un des parents, l’autre doit accepter la gestion des biens du mineur145. En ce qui concerne la puissance marital, l’époux gère les biens de son épouse et celle-ci ne peut faire aucun acte sans son autorisation. Mais l’épouse peut être séparée de biens par contrat de mariage ou par jugement ce qui, comme l’écrit Charles Giraud, allège le joug de la puissance marital. Ce rapide tour d’horizon montre la diversité des situations, une véritable mosaïque de droits s’étale sous nos yeux qui montre donc une grande complexité des situations... et nous n’avons pas parlé des serfs et des aubains146 présents à l’époque féodal. Par contre, cette dernière observation nous

141 Ibid. 142

Bien sûr cela est également valable quand c’est la veuve qui est sans ressources.

143 Philippe MAURICE, « Les limites de l’autorité paternelle face aux droits patrimoniaux dans le Gévaudan médiéval (fin XIIIe-fin XVe siècles) », art. cit., p. 22.

144 Charles GIRAUD, « Précis de l’ancien droit coutumier français (premier article) »,

Bibliothèque de l’école des chartes, vol. 12, 1851, p. 481‑503.

145 Les termes utilisés sont garde-noble ou garde bourgeoise suivant la catégorie sociale 146 Les étrangers.

montre que seuls ceux qui possèdent apparaissent en général dans les actes juridiques. C’est sur le patrimoine que s’étaient faites les recherches. Elles montrent bien que le pouvoir paternel est aussi économique et peut donc être fragilisé par ce biais.