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L’histoire de vie adoptive inscrite dans un contexte général

CHAPITRE IV : DISCUSSION ET INTERPRÉTATION

2. Composants de la construction identitaire des personnes adoptées à l’étranger

2.1 L’histoire de vie adoptive inscrite dans un contexte général

Nous avons vu au point 2.2 du chapitre III que le contexte général dans lequel ont été adoptés les interviewés a évolué jusqu’à aujourd’hui. Ce contexte fait partie des éléments qui contribuent à la construction identitaire dans la mesure où l’individu l’interprète à sa façon.

Dans leur discours, les interviewés ont souvent évoqué ce contexte de façon indirecte, notamment à propos de la forte présence de personnes adoptées (2.1.1) et immigrées (2.1.2) dans leur entourage et dans la manière d’anticiper certaines questions montrant qu’ils ont l’habitude d’y répondre (2.1.3).

2.1.1 Vivre l’adoption comme un phénomène de mode

Quatre interviewés racontent avoir grandi en présence de plusieurs autres personnes adoptées, en dehors de leurs frères et sœurs. Dans ce contexte, il semble qu’ils se soient sentis moins différents et moins seuls face aux questions et au regard d’autrui, dans le sens qu’ils partageaient ce statut avec d’autres membres de la société. Deux des interviewées ont même

banalisé l’adoption internationale en utilisant les termes de « mode », « batch » ou « volée » pour l’époque où elles ont été adoptées. Il semblerait ainsi qu’imaginer d’avoir été adopté dans une sorte de « mouvement général », « au cours d’un phénomène de mode », dans le sens que la personne n’est pas la seule, peut contribuer à mieux composer avec le statut d’adopté dans la construction identitaire. Cela reste une hypothèse, dans la mesure où ce ne sont pas tous les interviewés qui se sont retrouvés entourés d’autres personnes adoptées à l’étranger (à part leurs frères et sœurs) et que cette impression de « phénomène de mode » n’est donc pas toujours apparue.

La présence d’autres personnes adoptées dans l’entourage (y compris les frères et sœurs) leur permet en outre de faire des comparaisons avec des personnes ayant le même statut. Ces comparaisons montrent que les interviewés font référence à un groupe auquel ils sont socialement identifiés – celui des adoptés – démontrant ainsi que le point de repère qui compte dans l’appréciation de leur vie est le groupe des adoptés.

2.1.2 Un effet de la composition du milieu d’accueil ?

La plupart des interviewés disent avoir été bien « intégrés32 » à l’école, particulièrement grâce à la présence d’enfants étrangers dans ce milieu. Par contre, à l’adolescence et à l’âge adulte il semble que ce contexte ne joue plus forcément en leur faveur. Cela a surtout été le cas pour un des interviewés qui, au moment de faire des entretiens d’embauche ou de se retrouver dans des lieux où l’apparence compte beaucoup (par exemple : les boîtes de nuit), a été sujet à des attitudes discriminatoires. La composition du milieu d’accueil joue-t-elle alors un rôle dans l’intégration des personnes adoptées et sur les questions de racisme et de discrimination ? Selon les études33 consultées par Chicoine et al. (2003),

[…] Il n’y aurait ni plus ni moins d’épisodes racistes dans les milieux homogènes que dans les milieux multiethniques. Leurs expressions seraient simplement différentes. Il semble qu’être le seul Noir ou le seul Asiatique dans un village donnerait plus d’avantages que d’inconvénients. En contrepartie, ce même jeune

32 Il est important de souligner que ce sont les interviewés eux-mêmes qui parlent « d’intégration » comme si d’une certaine façon ils s’apparentaient à des immigrés, quand bien même leur statut ne les définit pas comme tels. En effet, les raisons qui font immigrer les personnes étrangères (économiques, politiques, etc.) dans un pays ne sont pas les mêmes que celles des personnes adoptées (s’inscrire dans une filiation). Et surtout, si les premières peuvent parfois se naturaliser au bout de quelques années, les secondes acquièrent généralement la nationalité du pays d’accueil dès que leur adoption est prononcée.

33 Ouellette & Belleau (1999) précisent que « […] la réceptivité et l’acceptation des populations face à des ethnies différentes sont variables, particulièrement lorsqu’il s’agit de groupes racisés. C’est pourquoi on devrait se garder d’importer les résultats de recherche d’un pays à l’autre (Triseliotis, 1991) » (p.119).

sera beaucoup plus vulnérable lorsqu’il aura à naviguer dans une grande ville, car il n’aura pas développé de stratégies personnelles et efficaces pour se sortir de situations difficiles ou embarrassantes. (p. 446)

En regard de ce que disent les interviewés et de ce que démontrent les recherches précitées, on pourrait émettre l’hypothèse qu’un milieu d’accueil multiculturel aide la personne adoptée à se sentir moins différente dans un premier temps (durant la socialisation primaire) et donc à mieux s’accepter elle-même, mais que ce milieu n’est pas suffisant pour que la personne adoptée puisse construire des stratégies identitaires lui permettant de s’affirmer durant la socialisation secondaire. L’accompagnement des parents et/ou un travail sur l’ouverture multiculturelle à l’école pourraient par exemple aider la personne adoptée dans cette élaboration de stratégies.

2.1.3 Le « regard des gens » et la construction de l’identité pour autrui

Le « regard des gens » est ce qui traduit l’opinion publique et les jugements de valeurs qui en font partie – et qui se réfèrent également au « système de valeur » d’une culture mentionné par Dasen (2007). On les perçoit dans la façon qu’ont les gens de s’adresser, de questionner et de regarder une personne quelque peu « hors de la norme ». Je les inclus dans le contexte général parce qu’elles sont constamment présentes « dans l’air », de façon plus ou moins consciente pour les individus, intervenant ainsi dans leurs interactions. Dans ce système de valeurs, il y a par exemple une certaine conception de la famille qui, dans notre société, attache une certaine importance à ce que la famille adoptive ressemble à la famille biologique, comme le soulignent les chercheuses canadiennes Ouellette et Belleau (1999) :

Jusqu’à récemment, depuis les premières lois modernes sur l’adoption édictées autour des années 1920, la famille adoptive a été pensée comme devant entretenir un rapport de ressemblance ou d’identité avec la famille biologique. D’ailleurs la forme légale qui a été privilégiée dans les pays d’Occident est celle de l’adoption plénière qui attribue à l’enfant une nouvelle famille et un nouvel acte de naissance, comme si sa filiation antérieure n’avait jamais existé, et qui accorde aux adoptants un statut parental exclusif. Il est important de souligner ce principe d’exclusivité qui régit nos pratiques d’adoption, car il explique une large part des particularités de l’expérience vécue par les personnes adoptées (Ouellette, 1996c ; 1998). (pp. 9-10)

Ce regard a parfois été évoqué ouvertement dans les récits de vie : « tu vois tout de suite dans le regard », « en me voyant ils faisaient un drôle de regard », « donc, ils portent un autre regard », « y en a qui te regardent bizarrement », « c’est juste par rapport au regard des gens », « je ne sais pas si c’est par rapport au regard des autres ». Ce regard est aussi apparu dans l’anticipation de questions que j’aurais pu poser, typiques de celles que doivent

probablement demander la plupart des gens qui rencontrent une personne adoptée pour la première fois. Par exemple, certains interviewés m’ont dit spontanément « je n’ai pas fait de crise d’identité à l’adolescence ». Pourquoi évoquer quelque chose qui ne s’est pas passé au cours d’un entretien dont la consigne est de raconter ce qu’il y a effectivement eu dans la vie, si ce n’est parce qu’on a l’habitude d’aborder ce sujet ? D’ailleurs, l’une des interviewées dit à deux reprises « on me demande parfois… », montrant qu’elle a l’habitude de répondre à des questions concernant son histoire adoptive.

Le rôle du regard des gens dans la construction identitaire est particulièrement visible dans ce passage de l’entretien avec Jampa Tenzin :

Quand ils te le demandent ils ne te le disent pas dans le sens « d’où tu viens », ils te demandent dans le sens

« t’as une gueule de gnak, d’où tu viens ? » (rires) C’est clair, ils te le demandent dans ce sens là. Je sais très bien parce que dans le ton de la voix, dans la manière de le dire c’est implicite. (Jampa Tenzin, p. 49) Quand les gens demandent c’est vraiment… ils savent qu’ils n’attendent pas la réponse d’être suisse, tu vois.

Je sais très bien ce qu’ils attendent comme réponse et certains ça leur plaît des fois [d’entendre qu’il est d’origine tibétaine]. Souvent ils me font « ah ouais, trop cool ! », tu vois. C’est souvent la réaction. (Jampa Tenzin, p. 50)

Ces citations permettent également de mettre en évidence la différence entre l’identité « pour soi » et l’identité « pour autrui » : Jampa Tenzin répond en premier lieu en fonction des attentes des autres, même si la définition qu’il donne de lui n’est pas forcément celle qu’il ressent. Le regard des autres engendre ainsi le « complexe de la banane », comme nous l’avons vu dans le cadre théorique avec Chicoine et al. (2003), et qui est évoqué par l’une des interviewées :

Je reprendrais un peu l’image que m’avait fait une copine qui elle en fait est d’origine chinoise mais habite en Espagne. En fait elle me dit « Nous, on est comme des bananes, c’est-à-dire que l’extérieur est pas du tout comme l’intérieur » et finalement, c’est vraiment ça. C’est que oui on a une apparence, mais à l’intérieur on se sent pas comme cette apparence, finalement. (Noémie, pp. 20-21)

Cet aspect de l’apparence physique sera repris plus bas (voir point 2.4.3), mais est souligné ici pour montrer comment il est lié au regard d’autrui.