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CHAPITRE IV : DISCUSSION ET INTERPRÉTATION

1. Les conditions de production du discours

Dans les constats, j’ai relevé que ce sont les variables historiques (celles relatives aux représentations des interlocuteurs) qui interviennent de façon plus déterminante dans la production du discours. C’est pourquoi elles font l’objet central de la discussion qui va suivre.

Les représentations en jeu dans la situation d’entretien

Dans une perspective constructiviste, « les discours sont vus comme une co-construction de la réalité par les enquêteurs et les enquêtés » (Charmillot & Dayer, 2007, p. 136). Dans cette co-construction, Didier Demazière (2008) souligne la nécessité de considérer la relation d’enquête aussi bien du côté du chercheur que de celui de l’interviewé. Pour le premier, son rôle consiste d’une part à cadrer l’entretien, mais aussi à contribuer à la production d’un

« discours continu, structuré et réflexif » (p. 17) chez l’interviewé à travers une certaine

« empathie » qui se définit selon les auteurs comme : une écoute active, une communication non violente, un oubli de soi, etc. Cette contribution a pour but de dépasser la distance sociale et culturelle entre chercheur et interviewé. En effet, dans la plupart des situations d’enquête l’interviewer occupe une position supérieure à celle de l’interviewé, qui apparaît dans l’asymétrie des rôles propre à l’entretien (l’un interroge l’autre) ainsi que dans la différence de capital social et culturel (le chercheur étant rattaché aux couches intellectuelles). Or, pour Demazière ce rapport de force ne va pas que dans un sens : il y a chez l’interviewé des représentations au sujet de l’enquête et du chercheur qui entraînent « une lutte, tantôt latente, tantôt plus explicite » (p. 19) dans l’interaction, quand bien même ce dernier tente de la cadrer. Ainsi, d’une part l’identité de l’interviewer « est d’emblée produite par son

interlocuteur, qui lui attribue des intentions, qui interprète son argumentaire, et qui agit à son égard en conséquence » et d’autre part

Les thématiques mêmes des enquêtes ne sont jamais sans importance et sans signification pour les interviewés. L’entretien est toujours chargé d’enjeu, et donc de danger puisque toute information biographique concourt à catégoriser et qualifier socialement la personne concernée, faisant d’elle un membre plus ou moins moral, un professionnel plus ou moins compétent (Demazière, 2003). (p. 19)

Par conséquent, « […] en dépit du contrat initial de communication, des échanges et ajustements sur l’interprétation de la situation traversent le déroulement de l’entretien » (Demazière, 2008, p. 16).

En ce qui concerne spécifiquement les entretiens de cette recherche, comme cela a été souligné au chapitre précédent, cette co-construction du discours a notamment été favorisée par le fait que les interlocuteurs avaient un ami ou une connaissance en commun et que leurs caractéristiques sociales principales (âge, classe et statut social) étaient assez proches. Un certain degré de « familiarité » et de « proximité sociale » ont ainsi permis de réduire en partie la « violence symbolique » due à la dissymétrie propre à la situation d’entretien (Bourdieu, 1993). Néanmoins, si ces caractéristiques du contexte discursif ont contribué à créer un climat de confiance de base, ce sont plutôt les représentations des interviewés (qui se rapportent aux variables historiques décrites par R. Mucchielli) sur l’entretien et l’interviewer qui ont apporté une touche particulière à l’interaction. En effet, bien que le contrat initial de ces entretiens était que les interviewés me racontent leur parcours de vie en relation avec l’adoption, certains ont saisi l’occasion, consciemment ou non, pour dévier ou focaliser la discussion sur des aspects spécifiques liés directement ou non à l’adoption. Ces « digressions » méritent de s’y attarder pour mettre en évidence les enjeux auxquels Demazière fait référence.

Un message à faire passer : l’adoption n’empêche pas une vie épanouie !

Dans un entretien particulièrement, l’interviewée avait un message clair à faire passer : les personnes adoptées sont des personnes « normales » qui mènent une vie comme tout le monde. En effet, dans le discours de Dominique il y a plusieurs indicateurs montrant qu’elle avait un objectif prédéfini à travers sa participation à la recherche. En premier lieu, elle ne m’a pas réellement raconté son parcours de vie, mais uniquement les événements qui l’ont marquée (adoption de sa sœur cadette, décès de son frère puis de sa mère) et le rapport qu’ils ont ou non avec l’adoption. De ce fait, il manque par exemple des informations sur son

parcours scolaire et son activité professionnelle au moment de l’entretien. En deuxième lieu, l’analyse des répétitions dans l’énonciation du discours a mis en évidence d’une part tout un champ lexical relatif à la « normalité » et « simplicité » de l’adoption et d’autre part plusieurs comparaisons entre l’adoption et la filiation biologique montrant que « adoptée ou pas » les réactions seraient les mêmes. Enfin, en troisième lieu, elle énonce clairement à un moment donné de l’entretien ce qu’elle aimerait que les gens comprennent :

Des fois on en a peut-être un peu marre de répondre aux mêmes questions, mais si là je réponds c’est avec grand plaisir parce que j’aime bien prôner le fait que l’adoption est quelque chose de tout à fait normal, qu’on finit pas dégénéré, ni toxico, ni orphelin, ni à détester nos parents, ni à forcément faire des crises de l’identité. (Dominique, p. 10)

Il y a dans le discours de Dominique deux représentations évidentes. La première concerne l’objet de mon mémoire : si mon objectif énoncé était d’étudier la construction identitaire des personnes adoptées à l’étranger, pour Dominique cela impliquait une comparaison avec des personnes non adoptées et la nécessité de démontrer qu’il n’y a pas de différence entre leur parcours de vie. La deuxième représentation concerne mon rôle à travers ce travail : il semblerait qu’elle me perçoive comme une « porte-parole des adoptés » légitimée par un travail universitaire. On retrouve ici ce que dit Bourdieu (1993) dans le chapitre

« Comprendre » de son ouvrage « La Misère du monde » :

[…] Certains enquêtés, surtout parmi les plus démunis26, semblent saisir cette situation comme une occasion exceptionnelle qui leur est offerte de témoigner, de se faire entendre, de porter leur expérience de la sphère privée à la sphère publique ; une occasion aussi de s’expliquer, au sens le plus complet du terme, c’est-à-dire de construire leur propre point de vue sur eux-mêmes et sur le monde et de rendre manifeste le point, à l’intérieur de ce monde, à partir duquel ils se voient eux-mêmes et voient le monde et deviennent compréhensibles, justifiés et d’abord pour eux-mêmes. (p. 915)

Dans la même idée, Alexandre explique dans l’entretien que parler de l’adoption n’est pas un problème pour lui et que cela lui permet de montrer qu’elle ne représente pas une tare dans sa vie :

Ça n’a jamais posé de problème d’en parler ou quoi que soit. Je suis à l’aise avec ça. Au contraire, j’aime bien. Comme ça je peux en parler et y a pas, je vais pas dire de « malentendu », mais au moins les gens c’est

26 Cela ne concerne pas l’interviewée en question. Et je serais plutôt d’avis que le fait de « saisir cette occasion » se retrouve surtout chez des personnes qui au contraire sont cultivées, dans le sens qu’elles savent mieux comment utiliser une recherche pour passer un message. On en trouve une bonne illustration dans l’article de Demazière (2003) sur l’entretien biographique comme interaction où des élus locaux insistent pour que leur nom figure dans l’enquête afin de faire connaître leur opinion.

bien ils s’intéressent. Moi ça me fait plaisir d’en parler, d’expliquer mon point de vue en tout cas. Je sais pas, moi je me sens super bien intégré, j’ai plein d’amis et tout, t’as des amis qui te soutiennent pour certaines démarches… (Alexandre, p. 7)

De façon beaucoup moins marquée, dans pratiquement tous les autres entretiens est apparue une allusion au caractère « normal », « naturel », « facile » et/ou « simple » de l’adoption, montrant ainsi que les interviewés la vivent plutôt bien. Ceci m’amène à dire que, de façon plus ou moins consciente, les interviewés avaient tous le même message à me faire passer dans mon travail : le fait d’être adopté n’empêche pas de pouvoir s’épanouir dans la vie !

Sensibiliser au handicap dans le quotidien et dans la relation adoptive

Tout au long de son récit, Abhishek a fait référence aux difficultés liées à son handicap, me décrivant parfois longuement les thérapies par lesquelles il est passé, les traitements qu’il a reçus ou encore les différents moyens de locomotion qui lui permettent de se déplacer. Lors de ces descriptions, j’étais partagée entre l’impératif de recentrer son discours sur la thématique ou le laisser continuer, acceptant ces passages comme des éléments de sa construction identitaire personnelle. C’est la deuxième option qui a prévalu le plus souvent, mais au détriment d’autres informations relatives à son adoption et à sa construction identitaire puisqu’il a fallu que je l’interrompe au bout de presque trois heures et demi d’entretien.

Finalement, il m’a semblé que lui aussi avait des messages à faire passer en rapport à son handicap. Le premier, très présent dans un champ lexical en rapport à la souffrance (« c’est/c’était vachement dur », « c’est/c’était pas facile », « beaucoup de difficultés/c’est difficile », etc.) semble vouloir susciter de la compassion ou du moins sensibiliser à sa situation. Une autre partie de son message veut montrer qu’handicapés ou non, au fond nous sommes tous pareils :

C’est même chose : on a besoin d’amour, voilà. Et ma mère elle me dit « je m’en fous que la personne est handicapée, parce qu’elle est même chose : égalité. » Tous, on a tous besoin d’amour. (Abhishek, p. 11) Moi je m’en fous quand la personne est handicapée. Je dis tout le temps à mes collègues, à mes amis : « de toute façon nous sommes tous pareils. Dans notre cœur c’est même chose. Et on a tous des choses différentes. Chacun a son handicap et chacun ses difficultés et nous sommes dans le même sac et on arrive tous en même temps. Dans le même sac de départ. » (Abhishek, p. 31)

Plus en rapport avec l’adoption, Abhishek met en garde les personnes désireuses d’adopter des enfants handicapés : c’est un choix qu’il faut assumer.

Dans l’adoption, pour certains parents c’est pas facile à choisir une personne handicapée, une personne qui a des difficultés mentales. Et des déformations du visage. Alors là, ça c’est le respect. Y a beaucoup de parents pour qui c’est très très dur d’adopter des enfants, c’est compliqué, parce qu’il faut bien réfléchir parce que : est-ce que cet enfant va être heureux ? Il faut toujours poser la question : est-ce qu’il aura tout ? Est-ce qu’il aura l’école pour apprendre ? Et ça veut dire que l’enfant qui va être adopté va être un futur adulte ; est-ce que cet adulte va grandir, côté croissance ? Côté mentalité ? Et côté maladie ? Voilà : il y a beaucoup de choses. Mais c’est vraiment pas facile d’accepter le handicap de la personne. (Abhishek, p. 11) S’occuper d’une personne handicapée, c’est plus de boulot. Mais il faut assumer avant d’adopter une personne. Il y a beaucoup de gros travaux à faire, voilà. (Abhishek, p. 14)

La mise en évidence de ces représentations chez les interviewés permet de montrer qu’il y a une dimension du contexte de l’entretien qui échappe au contrôle du chercheur, mais qui fait partie intégrale de la production du discours, ainsi que le souligne Bourdieu (1993) :

Il ne faudrait pas croire que, par la seule vertu de la réflexivité, le sociologue puisse jamais contrôler complètement les effets, toujours extrêmement complexes et multiples, de la relation d’enquête ; d’autant que les enquêtés peuvent aussi en jouer, consciemment ou inconsciemment, pour tenter d’imposer leur définition de la situation et faire tourner à leur profit un échange dont un des enjeux est l’image qu’ils ont et veulent donner et se donner d’eux-mêmes. (p. 912)

2. COMPOSANTS DE LA CONSTRUCTION IDENTITAIRE DES PERSONNES