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Interprétation et gestion des modalités de l’histoire adoptive

CHAPITRE IV : DISCUSSION ET INTERPRÉTATION

2. Composants de la construction identitaire des personnes adoptées à l’étranger

2.3 Interprétation et gestion des modalités de l’histoire adoptive

Cette partie du schéma est la seule qui se rapporte uniquement à la personne adoptée, puisqu’elle concerne l’histoire adoptive à proprement parler. La façon dont la personne adoptée interprète et gère les différentes modalités de son adoption lui permet de la vivre plus ou moins bien. Le mode de gestion de l’histoire adoptive dépend pour beaucoup des ressources dont dispose la personne adoptée (voir point 2.2 et suivants) et de sa personnalité (2.4.6). C’est donc à ce niveau du schéma de la construction identitaire que l’on perçoit le mieux l’individu en tant qu’acteur, recevant des déterminismes de son milieu, les interprétant et y faisant face, en terme de « résilience ».

2.3.1 Le sentiment de reconnaissance dans l’adoption

Les interviewés et les personnes adoptées en général connaissent la situation de leur pays d’origine et peuvent donc s’imaginer quelle aurait été leur vie s’ils n’avaient pas été adoptés.

De ce fait, plusieurs des interviewés ont exprimé de la reconnaissance envers leurs parents adoptifs pour la vie qu’ils leur ont permis de vivre en les adoptant. Certains disent même qu’ils leur doivent beaucoup ou qu’ils ne savent pas comment faire pour le leur rendre. Être reconnaissant envers ses parents, adoptifs ou non, est plutôt sain, dans la mesure où cela démontre qu’on apprécie et respecte ce que les parents ont fait pour soi. Par contre, se sentir redevable peut instaurer une dette dans la relation qui, elle, n’est pas forcément très saine, car on ne saura jamais quand elle pourra être acquittée.

Quoiqu’il en soit, il semble que le fait que les interviewés se sentent reconnaissants fasse partie d’une vision qu’ils ont de la vie qui leur permet d’en jouir pleinement. Quelques-uns souhaitent d’ailleurs également adopter un enfant, pour lui donner la chance qu’ils ont eux-mêmes reçue. Ou encore, ils se lancent dans ce que j’ai appelé dans les constats des « projets humanitaires » à travers lesquels ils veulent aider les autres. Ce qui, d’une certaine façon, leur permet inconsciemment de s’acquitter de la dette évoquée plus haut.

J’irai plus loin en émettant l’hypothèse que ce sentiment de reconnaissance est un facteur de résilience qui permet notamment d’envisager l’abandon (2.3.2) et les autres pertes vécues dans l’histoire adoptive (2.3.3) sous un angle positif.

2.3.2 Abandon ou don ?

Sept des huit interviewés trouvent que le mot « abandon » est trop dramatisant dans le sens qu’ils arrivent à tirer du positif de ce geste. Souvent, ils savent que leurs parents biologiques vivaient dans des conditions telles qu’ils ne pouvaient pas les garder et que les « donner » pour adoption étaient encore ce qu’ils avaient de mieux à leur offrir comme départ dans la vie.

Josefina est la seule personne qui ait réellement le sentiment d’avoir été abandonnée et qui le vive très mal et cela est peut-être lié au fait qu’elle connaisse mal son histoire (voir point 2.2.6). S’il y avait moins de flou autour de sa naissance et de son adoption, si entre autres elle avait reçu un prénom dans son pays d’origine (point 2.4.2), alors peut-être qu’elle aurait davantage confiance en soi et n’éprouverait pas autant ce sentiment d’abandon. L’hypothèse ici est que, selon le degré de confiance en soi de l’individu (qui dépend de plusieurs éléments déjà évoqués), celui-ci interprétera la séparation d’avec ses parents biologiques plutôt comme un abandon ou plutôt comme un don.

2.3.3 Pertes et gains dans l’histoire adoptive

Comme nous l’avons vu dans le cadre théorique, il y a diverses pertes auxquelles la personne adoptée doit faire face : la perte des parents biologiques, la perte des origines culturelles, la perte d’un statut, etc. Elle peut néanmoins y accorder plus ou moins d’importance et de là considérer le versant positif de ces pertes, c’est-à-dire les gains liés à l’adoption : une famille pour l’aimer et lui apporter les soins nécessaires, une culture de référence, parfois une religion, etc. Cette interprétation des pertes en termes de gains se voit notamment quand les

interviewés parlent des conditions dans lesquelles ils auraient vécu au pays d’origine s’ils n’avaient pas été adoptés, comme l’illustrent ces citations :

Mais moi quelque part je remercie ma mère biologique de m’avoir abandonnée en quelque sorte. Parce que ça m’a permis d’avoir une vie géniale en Suisse ! Parce que si j’étais restée là-bas… en plus je sais même pas si j’aurais survécu, avec les virus que j’avais c’était peut-être même pas envisageable tu vois. Donc moi je la remercie. (Noémie, p. 9)

Je vois plus ça comme une chance d’être ici, enfin un pays civilisé et tout, par rapport à ce qu’on voit justement, la misère de certains endroits, de pays du Tiers-Monde, de certaines parties de la population. Un minimum qui sont comme ici, qui ont tous les conforts modernes et la majorité des gens qui sont entre deux plaques de tôle et qui n’ont même pas de quoi manger tous les jours. (Alexandre, p. 6)

Parce que mes parents m’ont abandonné pour la raison qu’ils n’avaient pas assez d’argent, ils n’avaient pas un métier, ce que je crois en moi-même. En Inde il y a beaucoup de gens qui sont pauvres. (Abhishek, p. 2)

Ainsi, bien qu’il y ait des pertes objectives dans leur histoire, certaines personnes adoptées y font face en les intellectualisant d’une certaine façon, les rendant plus acceptables et faciles à vivre. Cette capacité de voir le côté positif des choses (de même que de percevoir l’abandon comme une forme de don) est un facteur de résilience qui est fortement lié à la personnalité de l’individu (voir point 2.4.6).

2.3.4 Jouer avec la différence

Dans le cadre théorique, nous avons vu que l’individu ne gère pas la différence de la même façon selon le stade du développement dans lequel il se trouve. Grossièrement : durant l’enfance il rejette la différence car il veut être comme tout le monde ; à l’adolescence il veut se différencier de ses parents ; à l’âge adulte il compose d’une façon ou d’une autre avec sa différence.

Au niveau des interviewés, j’ai pu observer les mêmes réactions. Toutefois, au moment des entretiens, même s’ils étaient tous adultes, ils étaient encore de jeunes adultes et il m’a semblé qu’ils n’étaient pas toujours très au clair avec leur différence. Par exemple, Alexandre disait ne pas se sentir différents des autres (dans la manière de penser, par exemple) mais vouloir marquer sa différence notamment à travers son deuxième prénom. D’autres interviewés semblent avoir réglé ce « tiraillement » en jouant avec leur différence. Dominique parle par exemple de « bonus exotique », dans le sens que sa différence est quelque chose qu’elle a en plus par rapport aux autres qu’elle peut utiliser dans ses relations. Jampa Tenzin a également

beaucoup décrit les faveurs que lui a apportées le fait d’être d’origine tibétaine. Savoir jouer avec sa différence et ne pas la vivre comme une tare montre un certain degré de maturité et peut représenter une force dans les interactions de tous les jours. Ceci se retrouve également dans la manière de gérer les stéréotypes et les préjugés, ainsi que la discrimination et le racisme.