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L’histoire de l’utilisation des verbalisations et de la subjectivité en psychologie en psychologie

2.4. LES DONNEES VERBALES DANS L’EVALUATION

2.4.1. L’histoire de l’utilisation des verbalisations et de la subjectivité en psychologie en psychologie

2.4.1.1. Le rejet des données verbales en psychologie

La « première forme » de données verbales est relative à l’activité d’introspection. La psychologie trouve ses origines dans la philosophie qui, depuis la Grèce Antique, a cherché à comprendre la nature et le contenu des phénomènes qui influencent l’expérience humaine. Certains philosophes ont cherché à étudier l’esprit humain en se basant sur l’introspection, c’est-à-dire l’étude de leurs propres pensées.

Cette méthode d’observation directe est aussi celle des débuts de la psychologie. Toutefois, étant donné le caractère subjectif de ces observations individuelles, la psychologie cherche à développer des méthodes plus scientifiques, aussi par analogie aux sciences naturelles (biologie, physique, etc.). Le mouvement du « structuralisme » va écarter tout ce

qui est de l’ordre d’inférences et de généralisations à partir de l’expérience consciente et chercher à recueillir uniquement les faits de la conscience (sa description directe). Cette méthode, dite de l’introspection classique, entraîne les sujets à relater une forme trapézoïdale rouge plutôt qu’un livre rouge lorsque ce stimulus leur est présenté (Scane, 1987). Ce mouvement présente l’inconvénient majeur de réduire la conscience à des composants sensoriels élémentaires et de supprimer ce qui est connaissance et expérience constituées liées aux objets.

Les behavioristes et plus particulièrement Watson critiquent cette approche mais n’apportent pas pour autant d’améliorations, en considérant que la psychologie peut se passer de toute donnée d’introspection et de toute construction mentale. Ils remplacent l’étude des évènements mentaux par l’étude du seul comportement. Leur focalisation sur la performance manifeste a renforcé leur suspicion à l’égard des données verbales. Pourtant, selon Ericsson et Simon (1984, 1993), ils ne considèrent pas les données de l’introspection comme nécessairement fausses mais comme non nécessaires. Watson ferait même une distinction entre la méthode de l’introspection classique qu’il réfute, le fait de demander à un sujet de s’exprimer oralement et le fait de lui faire dire les seules pensées qui lui viennent à l’esprit en lien avec la réalisation de sa tâche (la technique du think aloud qu’il ne réfute pas). Néanmoins, Watson considère aussi la pensée comme un discours intérieur et le discours comme une habitude laryngienne ! Les personnes privées de larynx, qui pourtant pouvaient penser, lui posaient problème (Scane, 1987).

Toujours est-il que l’ère du behaviorisme engendre un déclin dans l’utilisation des données verbales et jusque dans les années 1970, plusieurs critiques sont formulées à l’égard des données verbales (ex. Nisbett & Wilson, 1977). Ericsson et Simon y répondent, au milieu des années 1980, avec leur ouvrage Protocol Analysis : Verbal Reports as Data (Ericsson & Simon, 1984, 1993). Ils montrent en quoi et à quelles conditions les verbalisations doivent être considérées aussi valides que les mesures comportementales. Nous revenons là-dessus après avoir décrit le mouvement convergent de plusieurs disciplines des sciences humaines vers l’acceptation de la subjectivité.

2.4.1.2. L’évolution vers l’acceptation de la subjectivité

Un mouvement convergent de plusieurs disciplines

Ericsson et Simon (1984, 1993) notent aussi, sans doute grâce à leur ouvrage, que les années 1980 ainsi que le début des années 1990 sont marquées par une nette augmentation de

l’utilisation des données verbales pour l’étude des processus cognitifs en psychologie, en sciences de l’éducation et en sciences cognitives. Cette époque correspond aussi à celle où des insuffisances sont dénoncées dans la psychologie des HCI. Selon The Kittle House Manifesto (Carroll, 1991), l’usage des méthodes de laboratoire comme l’application des théories du traitement de l’information produisent des résultats peu convaincants. Ces approches sont remises en question. Il y a besoin de prendre en compte la véritable nature de la tâche dans l’environnement familier du sujet considéré en rapport avec sa culture et son histoire, et ainsi de replacer au centre les questions de la signification pour lui (Bannon & Bodker, 1991). Par ailleurs, à la même époque, la recherche qualitative commence à être acceptée comme apportant des données aussi valides que la recherche quantitative, en sciences sociales appliquées comme en marketing (cf. § 2.1.2.)31. Ces recherches qualitatives sont basées sur le recueil de la signification pour le sujet, via les verbalisations, même si les consignes de verbalisation ne sont pas aussi formalisées que celles définies par Ericsson et Simon.

Les années 1980-1990 marquent ainsi un tournant dans différentes disciplines des sciences humaines. De plus, la réhabilitation des verbalisations a un lien évident avec celle de la subjectivité.

La psychologie élève la subjectivité au rang de concept explicatif

Dans ces différentes disciplines, l’époque du « tout expérimental » et du « tout quantitatif » cède peu à peu la place à des approches où l’on accepte et veut mieux connaître le vécu subjectif de l’individu. En psychologie plus particulièrement, le behaviorisme, puis le cognitivisme sont dénoncés pour s’être fourvoyés, en tant que sciences positivistes, avec leurs « idéaux de réductionnisme, d'explication causale et de prédiction » (Bruner, 1991, p. 15). L’explication causale oblige à comprendre par avance le phénomène à observer et contraint d'artificialiser ce qui est étudié au point qu'il est difficile d'y reconnaître une représentation de la vie humaine. Au contraire, l’explication plausible repose sur la signification construite par chaque individu dans son environnement historique, social et culturel. La signification est publique, partagée par les individus d’un même groupe ethnique et social, maintenue grâce à des procédures de négociation et d’interprétation, et donne à l’individu une stabilité dans sa vie sociale.

31 Les verbalisations sont d’ailleurs utilisées de façon informelle depuis les années 1930 en sciences sociales appliquées comme en psychologie.

La psychologie doit donc s’intéresser, non pas au comportement qui correspond au seul « faire » qui exclut le « dire », mais à l’action fondée sur l’intentionnalité et plus précisément à l’action située, c’est-à-dire interprétable dans un ensemble culturel et en fonction des interactions réciproques des intentions des participants. En réhabilitant cette notion d’interprétation (et du récit), Bruner (1991, p. 30) « élève la subjectivité au rang de concept explicatif ». Il affirme aussi que ce phénomène est déjà à l’œuvre depuis plus longtemps dans des disciplines-sœurs des sciences humaines comme l’anthropologie, la philosophie, la linguistique, etc.

L’importance du langage mis en évidence par la psychanalyse et l’école de la psychologie russe

On ne saurait clore ce développement sans faire allusion à la psychanalyse, à la psychologie génétique et surtout à l’école de la psychologie russe.

Dès la fin du 19ième siècle, après un court passage par l’hypnose, Freud développe des thérapies psychanalytiques basées sur le principe selon lequel la parole et la libre association des idées joue un rôle primordial dans les processus de prise de conscience et de libération des affects. On notera, par exemple, que dans la psychanalyse du petit Hanz (Freud, 1954, 1999), des verbatim sont rapportés intégralement par le père qui prend des notes des dialogues qu’il a avec son fils, alors que les enregistrements audio n’existent pas encore à cette époque.

Piaget s’appuie également, entre autres, sur les réponses verbales de ses sujets pour étudier le développement mental chez l’enfant, mais il ne s’intéresse pas véritablement au rôle du langage dans la pensée. C’est Vygotski qui s’attache à examiner le rôle du langage (et notamment son caractère d’emblée socialisé) dans la formation de la pensée et du développement de l’individu (Vergnaud, 1999). Selon l’hypothèse dégagée par Friedrich (1999), l’intérêt porté au langage amène même Vygotski à s’éloigner de ses collaborateurs et de Léontiev en particulier, lequel fonde le mouvement des Kharkoviens et s’intéresse davantage à l’activité et à l’étude de la communication à travers l’activité. Vygotski, probablement en raison de ses intérêts linguistiques (entre autres), a une véritable « prise de conscience de l’importance des faits langagiers pour la psychologie » et se met a étudier de plus près les théories linguistiques contemporaines pour proposer « une articulation intéressante entre une analyse de la langue et la problématique qui est propre à la psychologie, à savoir celle des affects, des émotions, de la pensée » (Friedrich, 1999, p. 183). Vygotski meurt en 1934. En outre, dans les années 1930, avec l’arrivée de Staline au pouvoir,

la psychotechnique disparaît quasiment. Elle ne se relève que dans les années 1960 avec le dégel initié par Khroutchev (Nosulenko & Samoylenko, 1999a).

Les principaux psychologues de cette période sont Léontiev et Lomov qui développent les théories de l’activité (individuelle et commune) et surtout, la psychologie de l’ingénierie ou approche systémique de la psychologie (dirigée par Lomov). « Selon cette approche, la cognition humaine ne peut être étudiée indépendamment des processus de communication qui lui sont associés. La communication humaine et l’activité sont, de ce point de vue, les deux formes différentes et interdépendantes d’un même être social » (Nosulenko & Samoylenko, 1997)32.

Dans la psychologie « occidentale », ce n’est que dans les années 1980 que des écrits comme ceux de Vygotski, de Léontiev et de Lomov sont revisités, alors que la psychologie est atteinte d’une seconde révolution, celle du « contextualisme » (nécessité d’étudier la cognition en situation) après la « révolution cognitive » des années 1950, toutes deux initiées par Bruner.

Ayant ainsi replacé l’émergence de l’intérêt porté à la subjectivité et aux données verbales dans l’histoire de la psychologie, nous exposons maintenant leur application contemporaine dans le domaine de l’élicitation de connaissances et de l’évaluation de produits/systèmes.

2.4.2. Pertinence et utilisation des verbalisations pour l’élicitation de

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