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L’EVALUATION SANS L’UTILISATEUR

Si sur le plan scientifique, les années 1990 sont celles de la réhabilitation des données verbales et subjectives, sur le plan social, ce sont celles de l’accroissement des contraintes de temps et des exigences en termes de qualité.

Avec la reconstruction d’après guerre, il s’agit de satisfaire une demande conséquente mais moins exigeante que celle des années 199037. En effet, après la tendance « technologique » des années 197038, à partir des années 1980, il y a une demande du public orientée vers des objets faciles à utiliser. Les technologies informatiques (Spérandio, 1985) et, plus tard, celles des télécommunications (Atyeo & Green, 1994) se multiplient et se « popularisent ». La nécessité de concevoir des produits/services simples, adaptés au grand public se fait sentir.

Par ailleurs, la compétition industrielle s’accentue et les industriels prennent conscience de la valeur ajoutée que constitue l’ergonomie dans leurs produits (Jordan et al., 1996a; Jordan et al., 1996b). Néanmoins, compétition rime aussi avec concevoir plus vite et moins cher (Desurvire, 1994). Les temps de mise au point et d’évaluation du produit se trouvent réduits (Gaillard, 1997; Wright & Monk, 1991). Les ergonomes développent de nouvelles techniques basées sur l’évaluation par un expert, cherchant à remplacer les techniques plus coûteuses faisant intervenir l’utilisateur (test utilisateur, observation, entretien, questionnaire, focus group, les « fichiers log » ; De Vries et al., 1996; Desurvire, 1994). Ils élaborent les modèles formels (ex. Card et al., 1983), le cognitive walkthrough (Polson et al., 1992), l’inspection basée sur des heuristiques (Nielsen, 1994b; Nielsen & Molich, 1990), sur des critères ergonomiques (Bastien & Scapin, 1993; Leulier et al., 1998), puis plus tard sur les normes ISO (ISO, 1996).

Avec les modèles formels, non seulement l’utilisateur, mais aussi les éléments du système sont représentés par un modèle (Whitefield et al., 1991). Avec les méthodes d’inspection (cognitive walkthrough, évaluation heuristique, critères ergonomiques, etc.), seul l’utilisateur est représenté par l’évaluateur. L’objectif recherché est que ce dernier s’emploie à utiliser le produit/système comme l’utilisateur le ferait, en l’explorant librement ou en suivant

37 Même si les années 1950 et 1960 font face à une compétition croissante avec le boom industriel d’après-guerre et stimulent le développement du marketing (surtout aux Etats-Unis).

38 Une approche technocentrique domine en raison des résistances des concepteurs à la prise en compte de l’utilisateur et de la culture de l’époque (ce qui est complexe à utiliser signifie que c’est « technologique » et donc quelque chose de valable en soi).

des scénarios de tâches étudiés pour être représentatifs de l’activité des utilisateurs (Baccino et al., 2005; Karat, 1994).

2.5.1. Les modèles formels

Le développement des modèles formels démarre dès les années 1980. Ils reposent sur une analyse de ce qu’un individu doit faire pour utiliser un système donné, à partir d’une représentation théorique de cet utilisateur. Les modèles les plus connus, GOMS39 (Card et al., 1983) et CCT40 (Kieras & Polson, 1985), de même que le cognitive walkthrough, reposent sur un même principe d’une « structure de but » (goal structure) où le but final est décomposable en sous-buts ou actions élémentaires pour la réalisation d’une tâche (Polson et al., 1992). Les modèles GOMS et CCT sont généralement décrits sous la forme de diagramme d’actions ou implémentés informatiquement et permettent de simuler la séquence ordonnée des sous-buts (Baccino et al., 2005; Polson et al., 1992; Shneiderman, 1998). Ces modèles cherchent à modéliser les routines employées par des experts pour réaliser une tâche en situation IHO41 et à fournir des prédictions concernant les performances des utilisateurs (temps de réalisation, temps de formation nécessaire).

Les modèles formels sont destinés à produire des spécifications avant que toute solution de conception n’existe (Whitefield et al., 1991) et/ou à aider à choisir parmi différentes alternatives (Dix et al., 1993). Cependant, leur application ne saurait se substituer à une activité de prototypage et de recueil de données empiriques (Bannon & Bodker, 1991). En effet, la représentation théorique de l’utilisateur sur laquelle se basent ces approches relève du cognitivisme et de la théorie du traitement de l’information qui considère la cognition humaine comme un système de manipulation de symboles, abstraits et non situés. Un écart est généré entre ces modélisations et l’activité en situation naturelle, puisqu’elles reposent sur ce que l’utilisateur devrait faire et non sur ce qu’il fait réellement. Ces approches, de même que les approches similaires de task analysis (ex. Stanton & Baber, 1996a), sont donc incapables de rendre compte des tâches telles qu’elles se déroulent en situation naturelle (Bannon & Bodker, 1991).

39 Abréviation de Goals Operators Methods and Selection. 40 Abréviation de Cognitive Complexity Theory.

2.5.2. Les méthodes d’inspection de l’utilisabilité

Le cognitive walkthrough et les méthodes d’inspection à partir d’heuristiques ou de critères ergonomiques constituent une évolution par rapport à ces modèles, même si cette évolution demeure insuffisante. Nous débouchons sur ces critiques, après les avoir explicitées.

Par rapport aux précédents modèles, le cognitive walkthrough est destiné à évaluer une solution de conception (maquette, prototype) et cherche à dépasser l’étude des processus routiniers (Polson et al., 1992). Le but du cognitive walkthrough est de déterminer si la connaissance générale de l’utilisateur et les éléments fournis à l’interface sont suffisants pour que l’utilisateur se construise la « structure de but » nécessaire à l’élaboration de la séquence d’actions requises pour accomplir sa tâche. Une étude préalable des caractéristiques des futurs utilisateurs et des spécifications de l’interface sert à établir des scénarios de tâches comprenant cette séquence d’actions. L’évaluateur la simule ensuite sur l’interface et, à chaque étape, il doit vérifier si les buts de l’utilisateur et les actions nécessaires pour manipuler l’interface correspondent (« action » visible, distincte des autres, feedback du système compréhensible, etc. ; Baccino et al., 2005).

De même que le cognitive walkthrough, à l’origine, les méthodes d’inspection utilisant les heuristiques ou les critères ergonomiques ont été développées pour les concepteurs, afin qu’ils puissent réaliser des évaluations rapides des interfaces qu’ils conçoivent. L’idée est qu’en analysant les interfaces sur la base de dimensions ergonomiques souhaitables, ils détectent les problèmes majeurs. Or, les guidelines, élaborés jusque là, constituent des listes abstraites et exhaustives, difficilement utilisables par les concepteurs (Bannon & Bodker, 1991; Gould & Lewis, 1985). Le peu d’études concernant la validité et l’utilisabilité des divers guides de recommandations ou normes (ISO, 1996; Marshall et al., 1987; Ravden & Johnson, 1989; Smith & Mosier, 1986; Vanderdonckt, 1995) est également dénoncé (Bastien et al., 1998; Scapin & Bastien, 1997). Nielsen et Mollich, d’une part, Bastien et Scapin, d’autre part42, tentent d’ordonner ce chaos et de produire des listes de dimensions ergonomiques plus « digestes » et plus appropriées (valides, sensibles, fidèles, faciles à utiliser, etc.) pour les concepteurs.

Ces méthodes sont souvent utilisées dès les premières phases itératives de la conception (Baccino et al., 2005; Karat, 1994) à partir d’une maquette-papier, d’un prototype plus

élaboré ou parfois à partir du produit opérationnel (Baccino et al., 2005). Il s’agit de décrire les problèmes d’utilisabilité, hiérarchisés en fonction de leur degré de sévérité, de même que les aspects positifs du produit/système.

2.5.3. Avantages et inconvénients des méthodes d’inspection de

l’utilisabilité

Malgré les efforts réalisés, il s’avère que toutes les méthodes d’inspection tendent à requérir les compétences d’un ergonome. Le nombre élevé d’études (ex. Bastien & Scapin, 1992, 1995) qui comparent les performances d’évaluateurs novices/experts en ergonomie et/ou en informatique témoignent du souci de vérifier si les concepteurs sont susceptibles d’appliquer efficacement la méthode d’inspection à partir de dimensions ergonomiques. Or, il apparaît (a) que les concepteurs ont du mal à utiliser la méthode (Molich & Nielsen, 1990; Nielsen & Molich, 1990), (b) que les experts en ergonomie sont plus performants que les développeurs informaticiens (Desurvire, 1994), (c) que les experts en ergonomie sont plus performants que les novices même s’ils peuvent manifester une certaine résistance aux dimensions présentées car, à travers leur expérience, ils se sont construits leurs propres dimensions informelles (Bastien et al., 1998), et enfin (d) que les professionnels possédant une double expertise (en ergonomie et en informatique) sont les plus performants par rapport aux autres groupes d’évaluateurs (Nielsen, 1992). De plus, les professionnels ayant des connaissances en sciences cognitives ont plus de facilité à utiliser le cognitive walkthrough (Polson et al., 1992).

Néanmoins, ces méthodes peuvent présenter des intérêts adjacents. Par exemple, l’évaluation heuristique peut contribuer à faire comprendre concrètement au commanditaire les différents aspects que peut couvrir une démarche ergonomique, ce qui peut l’amener à valider l’intérêt d’un travail plus approfondi (Baccino et al., 2005). Par ailleurs, les méthodes d’inspection peuvent présenter l’avantage de sensibiliser les concepteurs à la « conception centrée utilisateurs » (Bastien et al., 1998; Scapin & Bastien, 1997). C'est d’autant plus vrai avec les pluralistic walkthroughs (Bias, 1991) conçus pour faire participer des professionnels de différentes compétences et profiter de la richesse de la mise en commun de leurs différents points de vue. Des séances de débriefing impliquant évaluateurs et concepteurs peuvent aussi être prévues après un walkthrough (Karat, 1994) ou une évaluation heuristique (Nielsen, 1994a).

Enfin, il s’avère que toutes ces méthodes d’inspection ne sont pas aussi performantes que les tests utilisateurs à détecter les problèmes d’utilisabilité (Desurvire, 1994; Karat, 1994). Par exemple, Macleod et al. (1997) affirment que les utilisateurs réalisent, quasiment à chaque fois, des choses inattendues lors de tests et rencontrent des problèmes que les évaluateurs auraient été incapables d’anticiper. La question de la validité des données recueillies avec les méthodes d’inspection et de celle des procédés de caractérisation de la sévérité des problèmes retenus reste posée (Mack & Nielsen, 1993). Enfin, la variabilité de jugement d’un évaluateur à un autre est aussi à soulever car elle dépend des compétences de ce dernier (Karat, 1994; Mack & Nielsen, 1993).

Comme beaucoup de méthodes, il est préconisé de les utiliser en combinaison et non en remplacement des données recueillies empiriquement. Cependant, le principe de ces approches est basé sur une simple représentation de l’utilisateur et engendrera nécessairement un écart d’avec l’activité réelle. La conception devrait plutôt trouver ses origines dans la prise en compte de la pratique développée par l’utilisateur en situation naturelle, avec ses dimensions socioculturelles (Bannon & Bodker, 1991). Dans le même ordre d’idées, les méthodes d’inspection passent à côté des questions de la satisfaction et d’autres aspects hédoniques et émotionnels qui interviennent dans l’interaction entre l’utilisateur et le produit. Nous explorons maintenant les techniques d’évaluation avec l’utilisateur/consommateur (qui peut cependant être entraîné à l’évaluation), basées sur le recueil de données subjectives, sensorielles.

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