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L ’ ESTHÉTIQUE THÉOLOGIQUE DE H ANS U RS VON B ALTHASAR

Faut-il expliquer pourquoi j’ai cherché le dialogue avec Balthasar, et en particulier avec son esthétique ? Il y a d’un côté son désir de fonder la perception de la Révélation sur les structu- res d’une esthétique vraiment générale et de l’autre côté il insiste sur la nécessité de ne pas réduire les catégories bibliques simplement aux catégories des sciences non théologiques. Il désire articuler le rapport entre l’expérience humaine et l’expérience humaine de Dieu et doit d’abord trouver les catégories, les méthodes et une expression linguistique qui correspondent à cette démarche.

L’œuvre de Balthasar ne correspond pas aux façons habituelles de faire de la théologie. Il fallait donc d’abord en faire le tour et chercher à comprendre sa dynamique. Ensuite on pou- vait approcher la notion de l’expérience de Dieu, sujet central dans ce contexte. De fait, comme à chaque fois qu’il est confronté à un terme, à son explication scientifique et aux in- fluences d’autres religions, en particulier orientales, il cherche à préciser et à justifier le sens, le fondement et le contenu proprement spécifique, faisant constamment référence à l’Écriture sainte qui fournit et le cadre et les catégories dans lesquelles il faut penser le phénomène chré- tien. Cela vaut également pour l’expérience et le concept de la beauté. S’il le considère comme un transcendantal, il ne s’agit cependant point d’un concept vide : Balthasar se réfère constamment aux expériences que l’être humain fait dans différents domaines de la beauté et il montre en quoi cette expérience appartient en propre à l’être.

Pour comprendre sa démarche, j’en ai analysé les catégories principales. Et d’abord la notion balthasarienne de l’expression : que se passe-t-il pour que l’être humain en arrive à faire cette expérience spécifique de plénitude que désignent les notions de splendor et lumen ? Comment penser le réel pour comprendre le ravissement esthétique ? Ayant élucidé la notion d’autorévélation, d’autocommunication de l’être, il fallait passer à la notion de Gestalt que Balthasar emprunte à une tradition philosophico-littéraire allant de l’antiquité jusqu’à l’époque contemporaine et qu’il adapte ; elle devient un des instruments essentiels pour contredire toute réduction qu’entraîne tant le subjectivisme kantien que le positivisme scienti- fique. Mais comment articuler la tension entre le tout qui existe et la partie, entre la chose en soi et l’exemplaire individuel ? Comment faire et justifier par ailleurs la différence de qualité entre différentes apparitions ? Pour élaborer son concept, Balthasar, musicien et donc habitué à l’expérience d’une suite d’impressions très variées formant cependant une œuvre d’une grande unité, emprunte des réflexions tant à Goethe qu’à Ehrenfels pour imprimer ensuite sa propre idée de l’être au terme de la Gestalt. L’exploration des dimensions de la réalité que

Balthasar désigne par ce terme montre combien l’expérience que Münch appelle un effet-de- vie ou un effet de plénitude motivée : chez Balthasar, la puissance concrète, différant du sujet, se réalisant dans une diversification infinie et provoquant cet effet, c’est d’abord l’être que l’être humain doit pleinement accepter, accueillir et auquel il doit donner son consentement. C’est cette plénitude de l’être et l’expérience de sa beauté qui offrent à Balthasar un point de départ pour ouvrir les êtres humains à l’apparition de la gloire de Dieu.

La pensée de Balthasar rassemble un héritage culturel, philosophique et théologique inouï ; l’ancrage dans la foi que Jésus est le centre de la Révélation, l’origine et la fin de tout ce qui existe, confère non seulement sa forme propre à sa théologie, mais le guide encore dans l’élaboration de catégories capables de rendre compte de cet événement tout à fait singulier et néanmoins universel. Dans le dialogue avec les sciences humaines, il rappelle que rien ne dépasse le Christ, mais en même temps il lui est très difficile d’articuler en soi-même ce qui ne s’identifie pas avec ce centre. On pourrait même en arriver à se demander pourquoi il serait nécessaire de le faire. Toujours est-il que l’œuvre balthasarienne n’ouvre pas seulement les yeux sur des mécanismes de pensée de notre culture ambiante dont souvent on ne prend plus conscience ; il est évident que cette théologie demande aussi une vie chrétienne décidément différente, tout comme elle s’inspire de ce qui a motivé le choix de tout quitter pour se donner au Christ. N’est-ce en définitive pas uniquement une œuvre dont l’intelligence vit de choix existentiels fondamentaux, de la vente de tous les biens pour acheter la perle précieuse, qui aura un rayonnement qui ne se ternit pas après la mort de leur auteur ?

0.4 LETTRES ET SPIRITUALITÉ

Cette partie rassemble quatre textes qui éclairent la relation entre la littérature et la spiritualité à partir de plusieurs points de vue, à savoir le rapport du littéraire à l’autobiographie, la théo- rie littéraire comme explication de la puissance créatrice linguistique de l’être humain et

l’apport de la littérature à l’expression de l’intériorité. Cette rencontre est d’autant plus impor- tante que ce sont deux expériences intérieures, l’expérience spirituelle et l’expérience de la lecture, respectivement de la création littéraire, qu’il s’agit de comparer et que la spiritualité elle-même puise aussi à des écrits, sinon aux sources, du moins aux effets littéraires comme elle s’en sert pour s’exprimer. Le danger serait cependant de vouloir l’y réduire ou de vouloir identifier ce qui est rencontre avec le Dieu très haut et ce qui est la production d’un effet-de- vie à partir d’un texte.

0.4.1 CHARLES PÉGUY :« PRIÈRE DE CONFIDENCE »

Charles Péguy est certainement un auteur où l’écriture elle-même devient un exercice et théo- logique et spirituel. Quand il a fallu commenter ce poème, il fallait d’abord choisir une appro- che qui lui convienne. Passer par la biographie de Péguy ne s’est pas imposé comme une solu- tion de facilité ou de pédagogie, mais bien comme une approche que le texte lui-même de- mande. Sa forme elle-même transmet peut-être mieux que nombre de descriptions et d’interprétations tout le combat spirituel que la foi et la fidélité – qui forment presque un bi- nôme comme justice et justesse – ont coûté au directeur des Cahiers de la Quinzaine. Qui suit le Christ n’est commode pour personne, ni pour soi-même ni pour les autres.

Les deux articles suivants présentent la théorie esthétique de Marc-Mathieu Münch. Ces tex- tes rendent d’abord compte de l’originalité de la théorie de l’effet de vie, de sa complexité et de sa portée possible.

0.4.2 DER « LEBENSEFFEKT » ALS ALLGEMEINES ÄSTHETISCHES KRITERIUM. GLOBALISIERTE LITERARISCHE ÄSTHETIK IM INTERDISZIPLINÄREN KONTEXT

Il s’agissait dans cette publication de rendre la théorie de Münch accessible à un public ger- manophone sans s’en tenir à un simple compte-rendu. La perspective choisie l’inscrit dans les débats courants en théorie littéraire : la globalisation et l’influence des neurosciences ont

contribué à déplacer les centres d’intérêt des chercheurs, mais pas nécessairement à définir le phénomène littéraire en tant que tel. Or telle est bien la prétention de Münch.

Son approche qui part d’une comparaison des poétiques des auteurs est insolite parce qu’elle développe de manière significative une théorie qui semblait ne pas mener loin : partant des travaux de René Étiemble, Marc-Mathieu Münch cherche des invariants, c’est-à-dire des faits pouvant définir la littérature de façon diachronique et transculturelle comme un phénomène humain. Pour échapper autant que possible aux grilles de lecture culturelles, il cherche ces invariants au niveau du cerveau humain et en vient à définir « [l]’œuvre d’art littéraire réussie [comme] celle qui a le pouvoir de produire auprès du lecteur-auditeur un effet de vie par le jeu cohérent des mots1 ».

Une telle définition permet d’abord de comprendre à quoi il faut être sensible et ouvert en lisant des textes littéraires. Elle offre aussi un partenaire intéressant pour le dialogue entre littérature et théologie : d’abord parce qu’elle est une théorie qui cherche des invariants hu- mains et propose une approche en soi « neutre » d’un phénomène. Ensuite elle offre une défi- nition qui permet de mieux définir qui va rencontrer qui dans le dialogue de la théologie avec la littérature. Enfin elle ouvre une perspective sur une nouvelle façon de penser la perception synesthésique, importante pour ne pas réduire de prime abord notre perception de la réalité. En fait, l’analyse des concepts de Balthasar doit déjà beaucoup à cette théorie münchéenne, ou plutôt à son concept central ; non que les catégories de Münch aient été imposées aux tra- vaux de Balthasar, mais elles permettaient surtout de mieux décrire et le concept de Gestalt et celui de l’être parce que l’attention du chercheur avait été attirée vers une autre dimension proprement esthétique que celle à laquelle le langage des philosophes donne normalement accès.

La théorie de Münch a été reçue par les musicologues ; les chercheurs en littérature ont plus de difficultés. Cela ne tient pas à un manque de clarté des propos très denses de Münch, mais bien plus au fait qu’il ne reprend pas le vocabulaire d’une école existante : de fait sa théorie exige de changer une façon de penser et de poser les problèmes. Münch introduit une nouvelle base heuristique et une nouvelle approche herméneutique. Aussi fallait-il dans la suite conti- nuer à développer les conséquences des propos de Münch. Une première étude devait être consacrée au personnage central de Münch, le lecteur : c’est bien lui qui fait l’expérience de l’effet de vie ou non.