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« L EBENSEFFEKT » ALS ALLGEMEINEM ÄSTHETISCHEN K RITERIUM UND L ESER

1.1 BIBLE, MYTHE ET FIGURE DE LA RÉVÉLATION

1.1.2 C OHÉRENCES LITTÉRAIRES DANS LES S AINTES É CRITURES

1.1.2.2 Héritages culturels et religieu

Pour se rendre compte de l’influence d’une lecture spécifique de la Bible en politique, il suffit de jeter un regard sur la situation au Proche Orient2. En littérature, le Dictionnaire des mythes

littéraires édité par Pierre Brunel inclut de nombreuses références bibliques3 : nous assistons

donc à une mutation du statut de certains personnages bibliques, plus ou moins isolés de leur contexte originel4. La nécessité de relire la Bible comme texte culturel fondateur est entretemps aussi reconnu dans l’enseignement laïc en France car, dans une société sécularisée, les textes et figures bibliques sont entrés dans le « domaine public » en même temps qu’il existe encore des communautés qui les lisent dans leurs célébrations et les accompagnent de leurs rites5. Pour ce qu’un choix a de nécessairement subjectif, l’allusion à deux auteurs différents permet simplement d’illustrer la continuité d’une écriture littéraire et mythique dans deux situations d’hostilité.

Le Journal de Thomas Mann permet de comprendre davantage combien ses œuvres littéraires ont un fondement et une fonction autobiographique. Herman Kurzke considère que « […]

1 Remarquons que la réception du Livre juif varie selon les régions. L’Italie catholique en est par exemple moins

marquée que les pays influencés par la Réforme.

2 En ce qui concerne la terre d’Israël comme motif théologique et politique, cf. Christian R

UTISHAUSER,« Heili-

ges Land der Christen – Eretz Israel der Juden. Theologische Reflexionen », in : J. EHRET et E. MÖDE (éd.), Una

sancta catholica et apostolica, p. 304-325.

3 Dictionnaire des mythes littéraires sous la direction du Prof. Pierre B

RUNEL, [Monaco,] Éd. du Rocher, 1994

(nouvelle éd. augmentée ; 1re éd. 1988). On y trouve les entrées « Abraham », « Apocalypse », « Caïn »,

« Déluge », « Eden », « Jacob », « Jésus-Christ en littérature », « Job », « Judith », « Moïse », « Salomé » et « Satan ».

4

Voir Danièle CHAUVIN, « Bible et mythocritique », in : Danièle CHAUVIN, André SIGANOS et Philippe WALTER,

Questions de mythocritique. Dictionnaire, Paris, Éditions imago, 2005, p. 44 : « S’y reconnaissent [dans les

récits bibliques, J. Ehret] également et s’y projettent, au gré de la culture, du désir, et non pas toujours de la foi, l’histoire d’un peuple ou bien l’aventure d’une âme ».

5 En fait, l’enseignement laïc aurait moins résisté à la Bible en elle-même qu’à la réception et interprétation

ecclésiale, ce qui pose la question : à qui appartient la Bible – de fait ? par principe ? Quels lecteurs présuppose- t-elle ? Cf. Anne-Marie PELLETIER, Lectures bibliques. Aux sources de la culture occidentale, Paris, Nathan, coll.

dans le roman Joseph et ses frères, le mythe sert […] à styliser la vie et à gérer les stigmates [de l’homosexualité] dans le sens d’une politique identitaire plus ou moins consciente1 ». Le mythe apporte soutien, dignité, reconnaissance ; il permet de créer des oppositions et de distinguer le bien du mal ; il offre même une certaine direction à l’histoire d’une vie qui manquerait sinon de sens. L’auteur crée donc un personnage qui contribue à ce je artificiel et artistique réussissant ce dont le je réel reste privé. La peur que cette construction ne s’écroule sous l’emprise de la passion reste cependant omniprésente. C’est pourquoi, en inversant le rapport sexuel, Mann projette cette part de sa personnalité sur la femme de Potiphar qui cherche à séduire Joseph : son action aboutit à l’écroulement de sa situation et la narration conduit à une certaine catharsis.

Une telle démarche montre la puissance de cohérence qu’offre le mythe dans la construction d’une identité esthétique par le truchement de la littérature. Ouverte vers le passé, cette personnalité cherche dans le trésor biblique le prototype d’une situation ou le type d’une figure afin de pouvoir les situer, ordonner, comprendre. L’avantage que l’homme tire de cette répétition est qu’il peut « humaniser » le rôle qu’il a reconnu comme sien mais qu’il n’est pas capable de changer. Tandis que Mann reste ainsi lié à un monde que la Bible a contribué à former, Gide prend ses distances par rapport à cette tradition : Corydon, le livre dans lequel il défend l’amour homosexuel, porte un nom païen. Mann endosse et prolonge les interdits créant le cadre dans lequel sa condition apparaît comme désordonnée. Il ne crée pas un monde nouveau mais gère les conséquences de la moralité chrétienne par une réception artistique de ses sources bibliques. Il ne s’agit pas nécessairement d’une démarche de conversion qui intègrerait cette partie de sa personnalité dans le rapport à Dieu. Mais la conversion peut aussi demander un travail humain. Cette œuvre et gestion d’une souffrance restent individualistes.

1 Hermann KURZKE, « Mythos als Stigmamanagement und Identitätspolitik », in : J. EBACH et R. FABER (éd.),

Bibel und Literatur, p. 189, « […] der Mythos im Josephsroman dient […] zu Lebensstilisierung und Stigma-

Il en va tout autrement dans le cas d’Élie Wiesel. En effet, le vingtième siècle a confronté l’humanité à l’abomination d’Auschwitz, lieu de la négation de l’humanité : comment quelque mythe serait-il capable de « gérer » pareille condition ?

Dans la préface d’une nouvelle édition de La Nuit, Wiesel déclare que « de même que le passé vit dans le présent, tous mes livres qui ont suivi La Nuit, en un sens profond, en portent sa marque1 ». Cette affirmation touche aux principes de l’écriture littéraire de l’histoire du peuple juif. Dès à présent, la mémoire à préserver n’est pas d’abord celle de Dieu : elle est celle des crimes commis à l’encontre du peuple juif et celle des morts pour qu’ils ne soient pas tués une deuxième fois par l’oubli. Rédigeant son témoignage en yiddish, Un di velt hot

geshvign2 (Et le monde s’est tu), Wiesel avait fait l’expérience de l’incapacité de la langue à

rendre l’expérience complète d’Auschwitz. S’il n’y a pas d’art qui puisse transmettre ce savoir, y a-t-il au moins une écriture qui permette de comprendre ? Wiesel relève plusieurs choix qui ont guidé la transformation de son premier texte. Si Un di velt s’ouvrait sur une méditation théologique, les premières lignes de La Nuit évoquent un personnage, celui que tout le monde appelle « Moshé-le-Bedeau, comme si de sa vie il n’avait eu de nom de famille3 », passant ainsi de l’abstraction des concepts au concret des personnages. De même bien des choses ne seront pas dites, Jerôme Lindon élaguant encore davantage une version française déjà abrégée. Ce choix présuppose un critère du côté du narrateur ; au lecteur, il présente une séquence qui n’est pas fausse mais qui crée aussi des rapports nouveaux et une cohérence spécifique. Ainsi le récit décrit dans sa première partie la vie à Sighet ; mais à la libération, il n’y a pas de retour au pays. Les détenus sont libres, mais ils flottent dans un espace où ils ne trouvent pas leur place. Le paratexte biblique de l’exil ne fonctionne donc plus ; la liberté n’est pas encore la vie et le voyage n’est pas achevé. Le sera-t-il par ailleurs

1 Élie W

IESEL, « Préface », in : É. WIESEL, La Nuit, Paris, Éd. de Minuit, coll. « double », 2007, p. 9.

2 Élie WIESEL, Un di velt hot geshvign, Buenos Ayres, Tsentral-farbant fun Poulishe Yidn in Argentina, 1956. 3 É. WIESEL, La Nuit, p. 31.

jamais ? Peut-on avoir rencontré la mort et partir vivant ? En fait, le narrateur emporte la nuit au plus profond de lui-même. Il s’en rend compte le jour où il se regarde après la libération une première fois dans un miroir : « Du fond du miroir, un cadavre me contemplait. Son regard dans mes yeux ne me quitte plus1. ». L’antithèse du cadavre agissant n’est malheureusement plus le signal d’une métaphore, ce paradoxe témoigne de la réalité altérée ; quant au récit de Wiesel, peut-être devient-il non seulement pour l’auteur, mais aussi pour ses coreligionnaires ce miroir conduisant à l’anamnèse-identification. Mais La Nuit n’est pas le seul récit de Wiesel ; il a été suivi par L’Aube et Le Jour introduisant la fiction au service de la mémoire, de l’exploration d’une expérience par rapport à l’humanité et à Dieu.

Le critique littéraire découvre donc un important travail de rédaction, de création et d’édition pour sauvegarder une mémoire de façon vivante. Wiesel accepte ce travail car « la substance seule comptait2 ». La technique littéraire est au service de la vérité mais, dans ce témoignage, Wiesel dit ne pas tolérer l’invention de faits. Aussi corrige-t-il dans la préface à la nouvelle édition de La Nuit un détail du début du deuxième chapitre :

[…] j’évoque le premier voyage nocturne dans les wagons plombés et je mentionne que certaines personnes avaient profité de l’obscurité pour commettre des actes sexuels. C’est faux. […] J’ai vérifié […]. Quelques semaines de ghetto n’ont pas pu dégrader notre comportement au point de violer coutumes, mœurs et lois anciennes. […] La seule explication possible : c’est de moi-même que je parle. C’est moi-même que je condamne. J’imagine que l’adolescent que j’étais, en pleine puberté bien que profondément pieux, ne pouvait résister à l’imaginaire érotique enrichi par la proximité physique entre hommes et femmes3.

Le lecteur peut intégrer la première version des faits dans le mouvement cohérent du texte où la fin du premier chapitre brise déjà le tabou d’évoquer les excréments ; non seulement cela montre-t-il une promiscuité avilissant l’être humain tout comme la transformation de la synagogue en salle d’attente pour ces « voyageurs » brise l’espace sacré réservé à Dieu, mais

1 Ibid., p. 200. 2 Ibid., p. 14. 3 Ibid., p. 19.

un tel détail rapproche le lecteur aussi du monde où toutes les limites civilisatrices auront disparues. Enfreindre les tabous sexuels ne serait alors qu’une étape supplémentaire de cette déchéance. Mais Wiesel corrige pour préserver la mémoire d’un peuple attaché à sa mémoire biblique tout en interprétant psychologiquement sa narration, condamnant a posteriori la faiblesse du jeune homme qu’il était. Témoin oculaire, il écrit ainsi a posteriori une nouvelle page d’histoire juive.

La fiction n’entre en jeu que dès le deuxième texte, L’Aube, pour explorer ce qui aurait pu avoir lieu. Elle n’est pas opposée à la vérité des faits, mais elle a un statut différent du témoignage. Quant aux références bibliques explicites, elles servent à montrer les raisons du changement de son idée de Dieu :

Et moi, le mystique de jadis, je pensais : « Oui l’homme est plus fort, plus grand que Dieu. Lorsque Tu fus déçu par Adam et Ève, Tu les chassas du paradis. Lorsque la génération de Noé Te déplut, Tu fis venir le Déluge. Lorsque Sodome ne trouva plus grâce à Tes yeux, Tu fis pleuvoir du ciel le feu et le soufre. Mais ces hommes-ci que Tu as trompés, que Tu as laissé torturer, égorger, gazer, calciner, que font-ils ? Ils prient devant toi ! Ils louent ton nom1 ! »

Dans ce récit historique et littéraire, la référence à des passages que l’on pourrait appeler mythes bibliques devient l’expression d’une autre pensée de l’homme sur Dieu. Wiesel marque cependant la différence entre Adam et les figures mythologiques2 en soulignant des traits de caractère différents. Encore est-il qu’au niveau structurel Adam et Ève, Noé, Sodome et Gomorrhe sont des figures illustrant le mythe fondamental du Dieu maître absolu de son peuple. La relecture de Wiesel continue dans ce cadre une tradition midrashique qu’il illustre dans son ouvrage Célébration biblique : celle de l’homme qui n’abdique jamais et, vivant, montre sa grandeur : il sait qu’il « peut et doit agir librement en façonnant son destin » à

1 Ibid., p. 128.

l’image d’Adam qui « malgré sa chute, […] meurt victorieux1 » ; celle de l’homme qui rit « malgré tout » et transforme sa souffrance « en prière et en amour plutôt qu’en rancune et malédiction2 » à l’exemple d’Isaac, le premier survivant. Enraciné dans le passé, Wiesel ne comprend celui-ci qu’« à la lumière de certaines expériences de la vie et de la mort3 ». La tradition n’est donc pas terminée : la Loi a été donnée, mais il appartient à l’homme de l’interpréter et d’affiner sa compréhension de Dieu. Ainsi mythe biblique, littérature, histoire et fiction se rejoignent encore pour créer une cohérence, une lecture, une interprétation, le sens d’une vie, d’une époque et d’un peuple.

1.1.2.3 Bilan

Partant des travaux d’André Paul, cette partie a montré la présence d’un mythe de l’Exil et de l’Alliance conférant une unité intérieure au Livre juif comme au peuple qui se nourrit de cette tradition. De fait, ce mythe se retrouve implicitement dans les livres prophétiques dont la structure est tributaire de l’histoire de Moïse déjà adaptée à l’histoire du peuple. Les recherches d’A. Paul permettent ainsi de rendre compte de la créativité humaine ; certes la mémoire, la puissance fictionnelle et l’écriture rejoignent certains choix politiques et une représentation particulière de Dieu pour construire une histoire et une identité. On ne peut nier l’importance de ces facteurs anthropologiques si tant est que Dieu s’est révélé aux êtres humains dans l’histoire ; or cela ne signifie pas que ces facteurs immanents suffisent pour expliquer la construction d’Israël. Les êtres humains ne peuvent s’exprimer autrement que de façon humaine, même quand ils rendent compte de leur relation à Dieu. Si les sciences humaines permettent de mieux observer, décrire et comprendre le fonctionnement humain d’un tel projet – issu de la rencontre de Dieu et développé à l’intérieur de la foi en lui –, elles ne doivent cependant pas le réduire au seul aspect qui souvent les intéresse, comme par

1 Ibid., p. 35. 2 Ibid., p. 88. 3 Ibid., p. 11.

exemple le comportement psycho-social ou l’activité de l’imagination, ou à leur grille d’interprétation des phénomènes observés. Ainsi le cadre herméneutique auquel Münch recourt pour interpréter la puissance fictionnelle principalement comme instrument de survie, fruit de l’évolution, est par exemple tributaire de sa position agnostique et il n’est guère nécessaire de réduire la « construction » de l’identité juive aux facteurs dictés par l’évolution. Il est impossible de reconstruire le processus existentiel qui a conduit avec nécessité à la création de la Torah car l’histoire n’obéit pas au déterminisme des sciences naturelles comme le montre par exemple aussi la coexistence de plusieurs versions de l’histoire ; la construction de l’historien va varier selon les facteurs dont il tiendra compte. Il peut tout réduire à des luttes pour le pouvoir, il peut aussi considérer que l’homme est fondamentalement un être relationnel et que la relation à Dieu joue dans les décisions qu’il prend dans l’histoire. Les formes littéraires qu’il emploiera ne seront pas forcément différentes, mais leur lecture certainement.

Thomas Mann recourt aux éléments narratifs et aux mythes d’une tradition religieuse pour penser sa condition et se recréer dans la fiction, la liberté et la cohérence de la création littéraire lui apportant une autre compréhension de soi-même. Un tel travail ne présume cependant pas de son rapport à la communauté ecclésiale ni de sa foi en Dieu ; la construction est donc bel et bien une tentative de mieux vivre. Quant à Élie Wiesel, il ne continue pas seulement le dialogue avec la tradition biblique sur le mode paradoxal ; son écriture engendre des genres différents, religieux, voire théologique où Dieu n’est pas un simple chiffre. L’expérience de la Shoah ayant profondément altéré sa foi, il se doit de reprendre d’une certaine façon le travail des scribes de jadis pour répondre « à la catastrophe nationale doublée d’un désastre existentiel1 ». Et l’Église entretient elle-même un rapport particulier à la Torah que les évangiles voient s’accomplir dans le Christ Jésus. Ici apparaît un élément qui n’a pas

été souligné assez dans les pages précédentes : le dynamisme de la promesse du salut de Dieu, l’orientation vers l’avenir, le dépassement d’une image ou d’un récit constitutif, vers la naissance du Messie d’abord et vers son retour à la fin des siècles ensuite. La relecture des pages que Hans Urs von Balthasar consacre au mythe dans le premier volume de son esthétique théologique La Gloire et la croix permettra de mettre en évidence cette spécificité de l’écriture et de la Révélation biblique.