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POUR UNE LECTURE SYNESTHÉSIQUE DES ÉVANGILES

1 I GNACE DE L OYOLA ,

Exercices spirituels, traduction du texte Autographe par Édouard Gueydan s.j., en

collaboration, Paris, Desclée, coll. « Christus » N° 61, 1986 (4e éd. revue et corrigée). 2 Voir Francois M

ARTY, Sentir et goûter. Les sens dans les « Exercices spirituels » de saint Ignace, Paris, Cerf,

coll. « Cogitatio fidei » N° 241, 2005.

3 Ignace explique le procédé, ibid., N°°47, p. 55s.; pour un bref commentaire voir ibid., p. 222s..

4 François MARTY, « Les évangiles et les Exercices spirituels de Saint Ignace », in : Françoise MIES, Bible et

théologie. L’intelligence de la foi, Namur, Presses Universitaires de Namur, coll. « connaître et croire » N° 13,

Bruxelles, Éd. Lessius, coll. « Le livre et le rouleau » N° 26, 2006, p. 105. L’auteur montre au fil des pages comment « [l]a vue est tout entière tournée vers la voix, laquelle est invisible. Lire est alors apprendre à voir l’invisible. Mais une telle lecture n’a de prix que si l’invisible est vu dans le visible ». (Ibid., p. 121.)

III

Les trois exemples montrent que l’écoute de la parole de Dieu demande une ouverture et une préparation, mais que sa lecture ou écoute avec tous les sens appartient à la recherche de Dieu et peut même entraîner la conversion. De nombreux obstacles semblent aujourd’hui s’opposer à une telle rencontre. On peut évoquer d’abord l’esthétisation généralisée de la réalité qui conduit à une vie en surface : le corps fétiche, athlétique, bronzé, sans âge et sans âme est l’expression exemplaire d’un être humain superficiel. Ce corps-séduction est comme une statue froide, vide qui n’est plus en rien l’expression d’une profondeur existentielle. Ainsi portant toute son attente et son attention sur lui-même, il fait obstacle à la rencontre de l’autre. De plus l’individu se noie dans la masse des gens : l’individualité n’est qu’un rêve nostalgique. Enfin on assiste à une réintroduction d’une individualité construite et dirigée par les mass media qui produisent les stars et les monstres dont ils ont besoin, qui créent les besoins des consommateurs et montrent comment les assouvir. Le monde n’est plus qu’un faux. Dans sa théologie esthétique protestante, Klaas Huizing illustre cette tendance avec des extraits de roman de Douglas Coupland, Don DeLillo, William Gaddis ou encore Michel Houellebecq 1 . Ainsi, dans un contexte culturel pareil, hyperesthétisé, l’expérience synesthésique capable de toucher l’être humain semble difficile, voire impossible, en particulier pour ceux qui veulent réussir aux yeux des (télé)spectateurs.

En ce qui concerne la théologie et l’Église, elles ne semblent guère disposer des moyens nécessaires pour répondre à un tel défi pastoral. Des voix nombreuses leur reprochent certes d’être rétrogrades, mais d’autres vitupèrent au contraire la théologie d’avoir miné la foi et l’exégèse historico-critique pour avoir dissous et réduit en miettes le texte sacré. Ces discussions ne se limitent plus au cercle restreint des théologiens professionnels ; Arnold

1 Cf. Klaas HUIZING, Ästhetische Theologie. Bd. I : Der erlesene Mensch, Stuttgart, Kreuz Verlag, 2000, p. 32-46.

On peut encore se rapporter à la satire d’Éric-Emmanuel SCHMITT, Lorsque j’étais une oeuvre d’Art, Paris, Albin

Stadler, écrivain allemand reconnu, les intègre dans un livre publié récemment. Son protagoniste, ancien séminariste, se rappelle pourquoi il a abandonné les études de théologie1 :

C’était la faute des théologiens modernes qui avaient détruit le texte comme des mécaniciens d’automobile, l’avaient démonté comme une vieille voiture, et à peine en étaient restés deux mots que ceux qui avaient « trafiqués » les textes jugeaient « authentiques » : « abba » et « amen » – voilà tout. Ces deux mots étaient restés de l’ensemble des évangiles. Si l’on en croyait les théologiens. Donc un demi-mot par évangile. C’en était décidément trop peu pour Salvatore. En particulier maintenant. Quant à la prédication qui s’ensuit, elle ne vaut guère mieux ; désolante, elle ne nourrit plus la foi comme en juge le narrateur quand il assiste le jour de l’ascension à la messe : « Les paroles de ce pauvre prêtre tentaient d’excuser tout, toute cette pénible histoire d’ascension, toute cette journée, ce qu’il y avait de plus embarrassant2 ». Sur quoi encore fonder sa foi ? Telle est la question qui apparaît inévitablement3.

IV

Arnold Stadler4, l’auteur du livre dont la citation est tirée ne s’en tient pas à un tel constat navrant ; son protagoniste va en effet vivre un moment de grâce. Les lecteurs qui s’attendraient cependant à une histoire pieuse resteront sur leur faim ; ceux qui seront sensibles à une voix qui permet de dire que tout n’est peut-être pas perdu comprendront l’importance de la transmission de l’évangile dans le monde actuel.

1 Arnold STADLER, Salvatore, Francfort, S. Fischer Verlag, 2008, p. 46. (Traduction Jean Ehret) 2 Ibid., p. 62.

3 Voir à ce sujet en particulier J. R

ATZINGER (BENOÎT XVI), Jésus de Nazareth, « Avant-propos », p. 7-20.

4 Né en 1954 à Messkirch, il étudie d’abord la théologie pour se préparer à la prêtrise. Il quitte néanmoins le

séminaire et obtient son doctorat en philologie germanique avec une thèse portant sur la réception des psaumes chez Brecht et Celan. Il ne continue pas de carrière universitaire, mais devient écrivain. Après avoir publié un recueil de poèmes, il se tourne vers le roman. Jusqu’aujourd’hui il en a publié une dizaine, une variété de textes critiques et la traduction d’un choix de psaumes. Il obtient plusieurs prix, dont en 1999 le prix Georg Büchner. En 2006, l’Université Libre de Berlin lui confère le titre de Docteur honoris causa pour l’ensemble de son œuvre. L’œuvre de Stadler est marquée par la mélancolie. Il développe un style particulier auquel Martin Walser a rendu hommage.

Le protagoniste de Stadler n’est ni un saint ni une star. Il appartient plutôt à ceux qui veulent faire le bien et vivre heureux, et à qui rien ne réussit dans la vie comme dans l’amour. Tous les romans de Stadler sont peuplés de tels personnages qu’on hésite à qualifier de tragiques : le mot est bien trop dramatique pour caractériser leurs existences qui passeraient inaperçues. Jeune homme, le personnage principal croyait en Dieu, voulait même devenir prêtre mais, étudiant la théologie, il a perdu la foi et terminé comme orateur funèbre. Cette occupation convenait comme entrée dans sa vie professionnelle : le sacerdoce n’allait pas être le seul projet de vie qu’il devrait enterrer. En effet, dans les affaires il n’eut pas plus de succès : cette fois-ci, ses créanciers n’avaient plus foi en lui et il fit faillite. Certes, il est marié, mais il est loin d’être le maître de la maison : son épouse prend plutôt soin d’un mari dont elle a pitié. Le jour de l’Ascension, il le passe seul et l’espoir qu’il a, c’est de terminer la journée dans un club échangiste. Enfin, son nom, il le porte donc de façon ironique : Salvatore, « Sauveur ». Mais il en advient tout autrement que Salvatore l’avait prévu : retrouvant en lui-même la nostalgie de Dieu, il retourne après vingt ans à la messe. Il y entend une parole sûre, une promesse qui « […] aurait dû renverser tout un chacun […]1 », celle qui termine l’évangile selon Saint Mathieu : « Et voici que je suis avec vous pour toujours jusqu’à la fin du monde2 ». Or il est le seul à en être bouleversé ; les autres fidèles participant à la messe restent indifférents. Le choc, il le ressent lors de la proclamation de l’évangile. Sa « conversion » par contre, il la vit l’après-midi, assistant à une projection de de L’Évangile

selon Saint Mathieu de Pasolini : il en sort transformé. Ainsi l’art vient au secours d’une

théologie, d’une liturgie, d’une Église défaillantes. Le dernier chapitre de cette première partie du livre d’Arnold Stadler raconte en trente-trois scènes comment Salvatore a vécu ce film. Rentré chez lui, il veut raconter son expérience dans un livre.

1 A. STADLER, Salvatore, p. 62. 2 Mt 28, 20b.

La deuxième partie s’ouvre sur le début de rédaction de cet ouvrage, mais après une page, Stadler prend lui-même la parole et dresse le portrait spirituel de deux artistes ayant offert aux générations suivantes un chef d’œuvre s’inspirant de l’évangile selon Saint Mathieu, une œuvre capable de bouleverser ses spectateurs, tandis qu’eux-mêmes n’ont pas réussi à devenir des saints : Pier Paolo Pasolini s’est servi du premier évangile comme scénario pour un film poignant1 ; le Caravage a peint La Vocation de Saint Mathieu, exposé à l’église Saint Louis des Français à Rome.

Pourquoi évoquer ces deux artistes si ce n’est parce qu’elles sont des figures paradoxales, sinon tragiques. En effet, leurs œuvres sont le puissant témoignage qu’ils ont réussi à saisir la présence, la force et la singularité du Christ que transmet l’évangile. Lisant avec tous leurs sens, avec leur corps même, ils ont fait une expérience, profonde, intense. Chacune des deux œuvres est marquée par leur sensualité, leur histoire personnelle, leurs doutes, leurs passions pour dire ce qu’ils voyaient, sentaient, aimaient en cet homme de Nazareth. De l’autre côté, aucun des deux n’a suivi le Christ jusqu’à la fin ; au contraire, ils ont connu la luxure, voire le meurtre. Que reste-t-il alors ?

L’œuvre. Une œuvre d’une puissance artistique telle qu’elle sait donner vie au Christ dans ceux qui la contemplent. Dans le texte de Stadler, cette œuvre participe à l’annonce de la bonne nouvelle : ces artistes perdus en font un message d’espoir pour ceux qui n’ont pas réussi dans la vie et qui sont encore animés d’une profonde nostalgie. Voilà le sujet récurrent des livres de Stadler.

V

Les personnages de Stadler témoignent que tout est traversé d’une fissure, celle de la souffrance et celle de la mort. Il n’y pas de paradis retrouvé dans ce monde. Et quand une

situation, une expérience pourrait le suggérer, le narrateur reprend assez impitoyablement son lecteur qui a peut-être déjà voulu s’installer dans un moment qui semblait combler sa nostalgie. De façon calme et laconique, le passage suivant évoque l’innocence retrouvée avant de faire retomber brutalement ceux que la beauté du rêve avait séduit1 :

Depuis longtemps, ça n’avait plus été comme au premier jour. Comme ce matin. Avec ses bruits de création, le silence comme ton et accord fondamental, au-dessus desquels s’élevait le chant du coq et « Je te trahirai ». Et ces cannes à pêche, qui étaient le bonheur du pêcheur.

On pourrait s’étonner, mais le souvenir – ou est-ce le mythe – reste vivant et puissant : même après une période longue, on reconnaît encore cette singulière impression que nous a laissé un, le « premier jour », et quand on la vit, c’est de l’ordre de la reconnaissance immédiate, tous les éléments concourant à créer ce tableau sonore où le silence fait entendre la genèse. Et cette voix, cette musique qui annonce la trahison de Saint Pierre, elle ne fait pas irruption brutale, mais semble être prévue dans la partition. L’image finale des cannes à pêche n’est pas moins ironique : le bonheur des uns est la mort des autres. En ces quelques lignes se condense la définition de la nostalgie selon Stadler, « […] l’espoir moins l’expérience2 ». Comme un refrain apparaît par ailleurs dans son œuvre cette affirmation de Martin Heidegger que le plan et la fissure d’origine de l’être sont la souffrance3.

Tout serait extrêmement triste si Stadler ne savait raconter ses histoires comme si tout cela allait de soi : sans aucune agressivité, sans mise en scène dramatique, cette écriture désabusée célèbre l’ironie de l’espoir. Est-ce l’ignorance, l’illusion, une perte de mémoire ou la foi dans le bonheur qui permet aux poissons de fraterniser avec les hameçons, croyant découvrir au bord de l’eau des amis pour la vie ?

1 Ibid., p. 27.

2 Arnold STADLER, Sehnsucht. Versuch über das erste Mal, München, btb Verlag, 2004. 3 Voir Michael B

RAUN, « Das Heimweh kam beim Erzählen », Freitag N° 38, 17 septembre 1999,

VI

L’évangile, semble-t-il, n’apporte pas le salut non plus. Ni Le Caravage, ni Pasolini ne sont entrés par la porte étroite. Du moins ont-ils pu faire partager une expérience de beauté. Quant à Salvatore, son histoire s’arrête l’après-midi de l’Ascension. Que deviendra-t-il ? Suivra-t-il l’exemple de ceux de sa famille ou de son village qui avaient jadis joué un rôle dans le film de Pasolini ? Le narrateur retrace la « carrière » de plus d’un d’entre eux. La grand-mère de Salvatore gardait religieusement des extraits de journaux, perdus entretemps. Son oncle avait joué Saint Mathieu ; il a terminé en prison : à perpétuité. À quoi bon donc et l’évangile et le film et, en fin de compte aussi, le livre de Stadler ?

Il n’est pas besoin de souligner la différence entre le récit de Stadler et la tradition de la lectio

divina. Saint Augustin rompit avec sa vie antérieure et devint chrétien ; le monachisme vit

déjà la séparation du monde pour mieux chercher Dieu ; Ignace fait de l’exercitant celui qui devient capable de contempler dans l’action et de reconnaître Dieu dans la vie. Rien de tout cela ne se trouve chez Stadler : pas de rupture définitive avec le passé, pas de vie nouvelle, pas de « mystique de la vie active ». Ou bien si ? Le miracle serait-il possible encore aujourd’hui ?

On se rappelle l’affirmation de Rudolf Bultmann que l’on ne pouvait pas « utiliser la lumière électrique et l’appareil radio, se faire soigner par les moyens modernes de la médecine en cas de maladie et croire en même temps au monde des esprits et des miracles du Nouveau Testament1 ». Tout le livre de Stadler est en effet la réfutation de cette phrase et un plaidoyer pour garder vivant la Parole de Dieu dans le monde contemporain. Ainsi Salvatore entend la phrase qui le touche et provoque sa conversion une première fois dans la radio, la technologie

1 Rudolf B

ULTMANN, Neues Testament und Mythologie. Das Problem der Entmythologisierung der neutesta- mentlichen Verkündigung, reproduction de l’édition de 1941, München, Kaiser Verlag, 1988, p. 16.

n’éliminant ni la portée ni le besoin de la bonne nouvelle. Et le film de Pasolini suit l’évangile à la lettre si bien que tout devient authentique et vrai : ce film est1

[…] quelque chose d’évident, pour le dire en toute simplicité : cela pourrait être la vérité. Même si en fin de compte quelqu’un ne croit pas, il croira en L’Évangile selon

Saint Mathieu ; il considérera comme dignes de foi ce témoignage et la vérité qu’il fait

apparaître, pour laquelle quelqu’un comme Jésus a donné sa vie et plus tard d’autres qui ont réalisé le « Viens et suis-moi ».

On peut dire qu’il s’agit d’un jugement subjectif ; mais de quoi la foi chrétienne vit-elle si ce n’est de l’expression d’une évidence subjective2 ? Certes, chez Stadler, l’Église, jugée de plus en plus conforme au monde, n’accueille ni ne transmet vraiment la foi vivante. Ainsi l’art de la peinture, du cinéma et de l’écriture viennent-ils au secours de l’évangélisation. Et d’abord l’art, à l’opposé des mécaniciens du texte, ne détruit pas le texte et son message. Il se fait humble devant lui. De plus, il ne réduit pas la réception des Écritures pas à la raison : Stadler se fait l’héritier de la critique d’une théologie séparée de la spiritualité, mais n’entrevoit pas de renouveau religieux. Salvatore est une victime de ce système théologique ; cyniquement, il se rappelle qu’en faculté de théologie, « [o]n lui avait fait répéter que la tête était souveraine. Du cœur et de tout3 ». Au cinéma, à l’école de Pasolini, il fait alors ses exercices spirituels en raccourci. L’art réintroduit et la composition du lieu, et la grammaire telle que l’entendaient les moines et le choc que l’on peut ressentir en rencontrant ainsi Jésus, le Christ. Mais l’art ne conduit pas nécessairement à la conversion, à la foi qui s’abandonne à Dieu. L’art sauve-t-il donc ou non ?

Les personnages de Stadler ne réussissent pas leur vie. Mais c’est précisément à eux que s’adresse le message final de l’évangile. Il leur permet peut-être de vivre ce moment de

1 A. S

TADLER, Salvatore, p. 193.

2 Voir GC 1, « II. L’évidence subjective ». 3 A. STADLER, Salvatore, p. 59.

bonheur qui permet d’affirmer que, malgré tout, c’est beau1 ; il alimente la nostalgie. Enfin cette sourdine ne réussit-elle pas mieux qu’un témoignage de foi héroïque à mettre en évidence et en question un monde en fait désespérant ?

1 Voir le titre de la postface de Martin W

ALSER, « Das Trotzdemschöne », in : A. STADLER, Mein Hund, meine Sau, mein Leben, Frankfurt, Suhrkamp, coll. « suhrkamp taschenbuch » N° 2575, 1996, p. 155-164.

2.1 KATHOLISCH : CHRISTUS ALS MITTE. ZUR FRAGE

NACH EINHEIT UND ANSPRUCH DES KATHOLISCHEN

Ehe der Aufbau und die Artikel des Sammelbandes vorgestellt werden (2.1.3), soll zunächst ein « neues » Interesse am Katholizismus (2.1.1) als Hintergrund der kritischen Frage nach « Einheit und Anspruch des Katholischen » (2.1.2) skizziert werden.