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« L EBENSEFFEKT » ALS ALLGEMEINEM ÄSTHETISCHEN K RITERIUM UND L ESER

1.1 BIBLE, MYTHE ET FIGURE DE LA RÉVÉLATION

1.1.2 C OHÉRENCES LITTÉRAIRES DANS LES S AINTES É CRITURES

1.1.2.1 Genèse du Livre juif

Si la critique historique a restitué « le texte biblique à l’histoire générale, elle échoue néanmoins à le manifester comme producteur d’une histoire où Dieu se manifeste (réalité que traduisait le vocabulaire traditionnel d’histoire sainte)1 ». Cette constatation reformule en langage théologique la question littéraire si l’écriture elle-même produit une histoire cohérente et en quel sens un récit modélisateur se dégage. C’est revenir à la question du critère de cohérence interne de l’ensemble d’une œuvre hétéroclite qui prétend à exprimer la vérité sur Dieu et son peuple dans le monde.

André Paul a étudié à partir de sources extrabibliques2 l’élaboration historique et littéraire du canon biblique en tant que texte écrit dans son contexte sociopolitique. Cette genèse est le résultat de « la dynamique sociale et de la poussée idéologique3 » d’un peuple qui construit son identité en écrivant son histoire à partir du désastre imprévu de la chute du royaume de Juda en 587. Sur sept siècles, de la fin du VIe siècle av. J. C. jusqu’au premier siècle de notre

ère, ce processus génère « […] l’homme qui écrit la Bible, […] l’écriture qui fait la Bible et […] Dieu qui intervient dans la Bible4 ». La prose littéraire et le mythe en sont les moyens essentiels.

Les Judéens vécurent la chute du royaume de Juda comme un cataclysme politique et existentiel ; les cadres royaux et administratifs étaient déportés et ce qui restait du royaume semblait disparaître à jamais. Mais en 539, la victoire de Cyrus II le Grand sur Babylone ranimait l’espoir d’un retour auprès d’une minorité des Judéens habitant Babylone même si la

1 François LAPLANCHE, La Crise de l’origine. La science catholique des Évangiles et l’histoire au

XXe siècle,

Paris, Albin Michel, coll. « L’évolution de l’humanité », 2006, p. 565.

2 André PAUL, Et l’homme créa la Bible. D’Hérodote à Flavius Josèphe, Paris, Bayard, 2000, p. 6 : « Aucune

réalité au monde ne saurait témoigner de sa propre genèse. On est avant la Bible et Bible il n’y a point. Dès lors la Bible n’a rien à dire. ».

3 Idid., p. 377. 4 Ibid., p. 5.

déportation appartenait pour eux déjà « à la mémoire et non plus au souvenir, à l’interprétation et non plus au témoignage1 ». Plusieurs décennies après la déportation, certains préconisaient en effet l’assimilation tandis que d’autres formaient une communauté de la diaspora, s’intégrant professionnellement et culturellement tout en préservant certains traits nationaux et religieux spécifiques. Un troisième groupe – minoritaire – continuait de se définir par rapport à la terre de Juda et au Temple de Jérusalem, refusant d’accepter l’expatriation comme chose définitive. Ses membres se considéraient comme une « […] minorité enclavée, “exilée” diront-ils un jour. Ce sont eux qui inventèrent la notion d’Exil, […] dont l’immortelle destinée ne cessera de se manifester sous la forme d’un mythe2 ». Ce groupe engendra donc a posteriori la notion d’Exil et son corrélat, l’idée de retour. Ces termes reflétaient une « […] mémoire spécifique : celle de rescapés d’une catastrophe nationale doublée d’un désastre existentiel3 » tout en signalant et stimulant la volonté de ne pas seulement survivre mais de se créer un avenir et une identité propre. Les « exilés » préconisaient une culture de résistance et de séparation ; elle s’imposera au fil des décennies et l’Exil deviendra « la référence absolue sans laquelle n’étaient ni assurées ni garanties l’authenticité ou la véracité qui font l’identité4 » de tout Judéen.

En Palestine, un temple modeste avait entretemps été reconstruit et l’avènement des Perses offrait à la région, tout en la gardant sous une dépendance financière et militaire importante, une autonomie croissante et prometteuse. Aussi la société locale devait-elle « […] la construire et l’organiser afin de pouvoir la déclarer et au besoin la justifier5 ». L’immigration répétée de groupes d’« exilés » contribua à la diffusion du mythe de l’Exil apportant alors une âme fictionnelle à cette nation. Se désignant enfin comme « la semence sainte d’Israël », elle 1 Ibid., p. 38. 2 Ibid., p. 39. 3 Ibid., p. 40. 4 Ibid., p. 11. 5 Ibid., p. 66.

réclamait l’héritage du royaume du Nord tombé en 721, marqua la continuité de l’histoire du peuple élu et s’affirma comme une entité nationale1 dont l’horizon dépassait les limites de l’ethnie dans un territoire agité. Pour être Judéen, il fallait maintenant se reconnaître d’Exil et afficher sa différence. L’épuration qui s’ensuivit dura plusieurs décennies, affectant surtout la politique des mariages et le choix des noms. L’avènement d’Alexandre le Grand marqua l’entrée de la langue grecque qui favorisa alors la dispersion juive dans les grands centres urbains de l’époque. Le peuple resta cependant uni par « l’idéologie de l’Exil ». Son unité fut mise à l’épreuve par l’impérialisme des Maccabéens ; elle éclata dans « la guerre entre les Juifs et Rome de 66 à 70. Dans un tel contexte, l’homme biblique avait atteint sa maturité. Les fruits de son écriture pouvaient être cueillis2 ».

L’écriture littéraire de l’histoire était « l’antidote » du cataclysme politique, « un outil totalement nouveau, aux dimensions nationales fermes, capables de capter, de canaliser et de développer l’ensemble des valeurs latentes3 ». S’inspirant des écritures historiques grecques, mésopotamiennes et égyptiennes, elle fut un projet proprement littéraire reposant sur les scribes. Dans la vie religieuse de la communauté déportée, les sacrifices avaient été remplacés par la prière et la lecture publique ; succédant aux prêtres, les scribes étaient alors chargés du « service plutôt culturel de la mémoire, du savoir et de l’écriture4 ». À Jérusalem, les « scribes écrivains » s’imposaient sous le régime perse favorisant le développement de l’identité judéenne. Ils jouissaient d’un statut particulier, vivant « dans un cercle retiré, libérés de tout poids économique ». Pour eux, l’écriture n’avait d’autre but qu’elle-même si bien qu’elle pouvait être « le double du corps social qui s’identifiait, c’est-à-dire trouvait son âme en

1 Ibid., p. 11 ; ibid. p. 39s.. 2 Ibid., p. 13.

3 Ibid., p. 109. 4 Ibid., p. 38.

Yehûd1 ». Ces scribes développèrent aussi une langue adaptée au projet, l’hébreu des livres bibliques. Leur travail demeuré anonyme s’étendit sur des décennies et passa par différentes étapes tout en préservant une « continuité d’inspiration, de méthode et d’écriture à partir de la tradition historiographique inaugurale, littérairement mise en forme vers le VIe et Ve siècle

av. J. C.2 ».

Il est difficile de reconstruire l’étape initiale de la construction de l’histoire d’Israël, les textes dont nous disposons ne remontant qu’au IIe ou IIIe siècle av. J. C.. Néanmoins André Paul

considère que deux documents d’abord rédigés séparément furent ensuite unis : une histoire de la nation allant de la conquête de la terre de Canaan à la chute du royaume de Juda et une histoire de Moïse, son fondateur, dépendant de l’articulation particulière de la première. Celle-ci fut en effet une histoire de la terre et de la royauté de Juda informée par le mythe de l’exil et du retour.

L’une des grandes singularités de cette historiographie judéenne consiste en ce que le dieu national d’Israël y intervient du début jusqu’à la fin : il est le super-héros de l’histoire. Le thème de l’Exil a comme la fonction d’un logiciel puissant chaque fois qu’il s’agit de la terre et de ses occupants. Israël est destiné à vivre sur celle-ci. Pour ce faire, il doit en prendre possession, au besoin par la force. S’il la perd ou s’il s’en éloigne, il doit y retourner ou au moins cultiver l’espoir vital d’y revenir. Car elle est « sa » terre, que « son » dieu lui a donnée. Et lui-même, il est « le » peuple de « ce » dieu, qui l’a choisi ou élu. En définitive, il est « son » fils, car le pays de Canaan, une fois pour toutes converti ou à reconvertir en « terre d’Israël », est désigné comme « son » héritage. Ici apparaissent l’idée et l’image de l’alliance : elles sont l’axe essentiel qui fait la synthèse sublimée de cette histoire nationale, doublée d’une histoire spécifiquement religieuse3.

Les textes opposent Israël et Canaan : cette « recherche de l’authenticité ethnique4 » reflète la culture de résistance et de séparation des « exilés ». En même temps, le Dieu d’Israël apparaît comme le dieu jaloux de la seule communauté de l’Exil dont il dirige le destin. Ainsi se créait

1 Ibid., p. 75. 2 Ibid., p. 113. 3 Ibid., p. 115s.. 4 Ibid., p. 121.

une « utopie historique » projetant un présent idéalisé dans le passé et envisageant implicitement un avenir spécifique dans lesquelles des générations futures pourront se reconnaître.

Assez rapidement, les lois d’Israël et la biographie de Moïse se détachèrent du reste de la fresque historique comme « Loi de Moïse » ou « Livre de la Loi » sans que cet ensemble ne formât cependant déjà un texte invariable. Différentes traditions parallèles existaient, se complétaient, s’organisaient au fil des années. À Alexandrie, la traduction de la Septante reflète le choix d’un document, d’une « somme littéraire » spécifique, la « Loi de Moïse », rivalisant avec les autres traditions. « Nul doute que le monument littéraire qui, bien plus tard, sera divisé et présenté en cinq livres avec leurs titres respectifs vit définitivement le jour dans cette situation1. » Au IIe siècle av. J. C. on désigna les textes sacrés bien comme « l’Écriture »

ou « les Écritures », soulignant dans une diversité et multiplicité croissante une unité fondée sur une autre notion grecque, introduite plus tôt, l’inspiration. Dès lors, on appela la Loi aussi

logion, oracle divin, faisant ainsi de Moïse le premier prophète, modèle de tous ceux qui

suivront. Ainsi dès le IIIe siècle av. J. C., deux groupes littéraires sont déjà attestés : la Loi et

les Prophètes. Ces derniers rassemblèrent une grande partie de l’héritage poétique, imitant la structure fondamentale des livres de la Loi. Il faut cependant attendre Flavius Josèphe, un auteur du premier siècle de l’ère chrétienne pour trouver un catalogue des livres prophétiques. Mais la notion d’inspiration n’influença pas seulement l’écriture, elle affecta aussi profondément la représentation de Dieu.

Jusqu’alors Yahvé avait été le Dieu national d’Israël. Dès le moment où le regard et l’écriture ne se limitèrent plus au passé mais englobèrent aussi l’avenir, Dieu était compris comme Dieu unique et universel. Parallèlement, la conception de l’homme évolua : être sociopolitique et culturel, il se découvrit être moral dont le devoir était de concilier la diversité historique avec

la vision et l’unité des réalités divines. La littérature apocalyptique accordant une place définitive au bien et au mal est l’expression de cette recherche. À partir de ce moment, le monothéisme biblique pouvait entrer dans l’histoire et marquer, à travers le patrimoine écrit des Écritures saintes, l’ensemble de l’imaginaire occidental.

Analysant le « fait biblique » « du point de vue de l’histoire littéraire1 », les recherches d’André Paul confirment donc l’existence d’un mythe biblique de l’Alliance par ailleurs flexible et évolutif : partant de la notion d’exil, l’image d’un dieu dirigeant son peuple choisi se développe au fil des siècles en Dieu maître du temps et de l’univers. On peut considérer le mythe de l’Exil et de l’Alliance tel que l’auteur l’a présenté comme un récit schématique et une grille de lecture culturelle, « une façon collective d’interpréter le monde2 ». Créé a

posteriori, il est un récit fabuleux. Si ce mythe est né aux bords de l’Euphrate, il s’est imposé

par les textes dans la vie de la communauté. Les scribes s’en servent comme modèle formel pour reconfigurer dans leurs textes le temps et l’espace de façon cohérente si bien que l’histoire racontée dépose dans le lecteur « un schéma vécu réutilisable dans un grand nombre de cas3 ». André Paul convient aussi qu’il s’agit d’une démarche typique puisque « l’histoire de l’histoire nous apprend qu’il n’y a d’histoire qu’initiée par un mythe4 ». Il ne peut cependant reconstruire de mythe originel alittéraire : le mythe qu’il analyse est déjà littéraire. Avec justesse, l’auteur insiste sur le caractère spécifiquement littéraire et partant artistique d’une écriture néanmoins anonyme, remontant jusqu’à son origine dans la prose de l’écriture historique. Remarquons qu’il ne relève pas de rupture immédiate avec la tradition orale. Les deux régimes de transmission continuaient de coexister pendant deux siècles environ5. Cette 1 Ibid., p. 367. 2 M.-M. M ÜNCH, L’Effet de vie, p. 280. 3 Ibid., p. 291. 4

A. PAUL, Et l’homme créa la Bible, p. 73. Malgré les théologiens affirmant qu’Israël a fait sienne une façon historique de penser, la Bible ne fait pas exception (idid., p. 387) ; en fait, ce que le lecteur découvre comme Israël représente une image tardive de la communauté (ibid., p. 391).

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écriture n’est pas une, mais multiple ; elle n’est pas mimétique, mais « créatrice1 » tout en conservant des traits culturels et religieux caractéristiques imposés par le mythe. Il affirme que cette écriture est autonome et en même temps il souligne combien elle forme l’identité nationale des Judéens d’abord et des Israélites ensuite. Si la littérature biblique a eu cette influence, c’est aussi parce qu’elle joint deux pouvoirs et deux cohérences dans la lecture privée et rituelle. D’un côté le mythe, reconnu dans la communauté et par elle, exerce son pouvoir sur la vie réelle puisqu’il structure ses rapports communautaires et actualise la relation à Dieu. De l’autre côté, l’écriture littéraire dote cette histoire utopique de la valeur et puissance ajoutées de l’émotion esthétique. L’effet de vie du texte littéraire peut se développer facilement puisque le lecteur religieux offre au texte une attitude a- ou postcritique si bien qu’il rencontre peu de résistance pour envahir sa psyché. Cet esprit humain « dont la vocation est[, selon Marc-Mathieu Münch,] finalement de modéliser l’univers pour tenter d’y survivre2 » trouve donc un monde idéal à sa portée quand il s’ouvre à cette « réalité fictive » de la Bible. Le lecteur religieux fait une expérience intérieure de son identité qui est en même temps soutenue par les rites, par des éléments de la vie communautaire et par la grâce. La réorganisation des faits contingents en une suite nécessaire crée – ou révèle – une vérité dont le cerveau humain peut reconnaître la cohérence. L’expérience de cette « réalité fictive » se juxtapose ou se superpose alors à l’expérience de la réalité quotidienne. André Paul affirme que si le mythe de l’exil avait offert une âme à la nation, l’écriture de l’histoire lui offrait « un corps, de lettres et d’écriture3 ». C’est probablement ce qui permet humainement de survivre malgré les vicissitudes de l’histoire. Jusqu’aujourd’hui le Livre juif nourrit la vie de

1 Ibid., p. 88.

2 M.-M. MÜNCH, L’Effet de vie, p. 260. 3 A. PAUL, Et l’homme créa la Bible, p. 74.

communautés croyantes ; dans un monde sécularisé, il est aussi entré dans le domaine public. Des deux façons il informe la vie culturelle et littéraire1.