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L’encastrement social de la santé

Dans le document L’économie de la médecine libérale (Page 41-51)

1.6. LE DOUBLE ENCASTREMENT DE L’ECONOMIE DE LA SANTE

1.6.1. L’encastrement social de la santé

Comment peut-on expliquer que, dans l’Allemagne de 1914, plus de la moitié de la population avait une assurance maladie, alors que dans la Chine de 2009, seuls 20% de la population en ont une et que, dans le même temps, le Mali ait un projet d’assurance maladie universelle ? A l’évidence, le développement économique ne constitue pas le facteur explicatif essentiel, car la Chine actuelle est bien plus développée que le Mali et au moins autant que l’Allemagne de 1914. C’est donc dans la société, dans la valeur qu’une population accorde à la santé, donc dans sa culture et dans sa conception de la santé, ainsi que dans

l’agenda politique - lequel dépend du régime, des forces politiques et sociales en présence - qu’il faut chercher une explication acceptable.

Cela signifie que ce qui est prioritaire ou inacceptable pour un européen ne l’est pas nécessairement ailleurs, ou autrement, ou pas avec la même acuité. Cela signifie également, que pour une société donnée, la valeur accordée à la santé n’est pas figée dans le temps, mais évolue avec la société. Une perspective historique est donc nécessaire afin de comprendre les phénomènes actuels, car ceux-ci ont leurs racines dans le passé, parfois lointain.

Il s’agit de rendre compte des raisons et des modalités de l’émergence de l’Etat-providence en France dans le domaine de la santé avec un retard souvent dénoncé (Korpi 1995, Palier 2002). L’émergence de l’Etat-providence s’est faite selon trois façons de penser et de faire la protection sociale généralement appelés répertoires. Un répertoire est conçu comme « …un

lexique dans lequel les acteurs se représentent la légitimité de l’intervention publique […] ainsi que les modalités de cette intervention » (Laborier 1995). Dans la classification

désormais classique d’Esping-Andersen, l’Etat-providence français tel qu’il a été construit à partir de la fin du 19ème siècle avant d’être généralisé à partir de 1945 appartient à l’idéal-type conservateur corporatiste (Esping-Andersen 1990-2007). Les analyses classiques retiennent quatre facteurs explicatifs, les variables économiques, les variables sociopolitiques, l’action politique et les variables culturelles (Merrien 2007).

Les variables économiques

Selon cette approche, c’est le développement économique, mais également politique, la démocratisation de la société qui explique l’émergence de l’Etat-providence. Ces analyses mettent en évidence la corrélation entre la croissance économique et la croissance des dépenses sociales et, donc, des dépenses de santé. Elles caractérisent trois périodes : la première va de la fin du 19ème siècle à la seconde guerre mondiale ; la deuxième qui va de l’après-guerre au milieu des années 1970 est souvent qualifié « d’âge d’or » et correspond à la maturité des Etats-providence ; la troisième débute au milieu des années 1970, c’est celle de la crise des Etats-providence (Palier 2002). Toutefois, cette perspective est réductrice car, pour ce qui est du système de santé, la crise de financement se traduisant par un déficit récurrent ne s’est nullement traduite par un renversement de la croissance des dépenses de santé dont l’évolution est indépendante de celle du PIB, pas plus qu’elle n’a perturbé le

Les variables sociopolitiques

D’autres travaux insistent sur les ressources de pouvoir. La législation socio-sanitaire confère à chaque citoyen un droit de créance vis-à-vis de l’Etat lui permettant d’exiger un secours en période de maladie. Les soins de santé relèvent donc d’une nouvelle dimension, les droits sociaux et la citoyenneté sociale (Korpi 1995) pouvant se définir en termes de droits fixés par la loi. En cohérence avec la position des révolutionnaires, le passage de l’assistance, ressentie comme stigmatisante et dégradante, à l’assurance fondée sur des droits a été vécu comme un progrès. C’est le cas de la loi du 9 avril 1898 sur les accidents du travail qui a consacré l’entrée de la France dans la modernité des Etats-providence.

Ce type d’approche focalisée sur les ressources de pouvoir (power resources approach) considère le développement de la citoyenneté sociale comme la résultante de conflits en rapport avec l’allocation de ressources entre différents segments de la société constituant autant de groupes d’intérêt. Ce qui est recherché, c’est l’institutionnalisation des droits de citoyenneté sociale. C’est l’opposition des mouvements sociaux et des luttes politiques qui expliquerait l’avancée de l’Allemagne et le relatif retard français : « Après l’échec de la

commune de Paris en 1871 et la législation répressive qui s’en est suivie à l’encontre des organisations collectives des travailleurs, le mouvement ouvrier français est demeuré pendant plus d’un demi-siècle affaibli et beaucoup plus divisé qu’en Allemagne et au Royaume-Uni. Aux yeux des élites dirigeantes françaises, les partis de gauche et les syndicats n’apparaissaient pas suffisamment forts pour les mettre au défi et exiger d’eux des concessions prématurées, en termes de dispositifs d’assurance sociale. Les dirigeants de la France ont donc longtemps résisté à tout développement de l’assurance sociale » (Korpi

1995).

De même, les formes institutionnelles particulières de la France s’expliqueraient par la division du mouvement ouvrier qui, bien que très organisé, était relativement faible : « Depuis

la seconde moitié du 19ème siècle, les conflits de classe en France semblent susciter davantage de controverses autour du développement de la citoyenneté sociale que dans de nombreux autres pays occidentaux […] Ces conflits ont également débouché, pour la protection sociale en France, sur des structures institutionnelles très fragmentées » (Ibid.). Cette division des

forces sociales en compétition a été très importante. Concernant les représentants des salariés, les franges révolutionnaires se sont opposées à l’édification d’une protection sociale alors que

fini par l’accepter voire l’a devancée (les philanthropes et le catholicisme social) alors que les petits entrepreneurs l’ont combattue. De leur côté, les indépendants ont rejeté, non le principe, mais tout caractère obligatoire (Hatzfeld 1989).

Les origines politiques

Pour autant, le retard français et l’émiettement des régimes n’expliquent pas tout. Afin de comprendre le répertoire de l’assurance maladie retenu en 1928-1930 puis en 1945, il convient de se tourner vers les analyses des acteurs politiques et de l’action de l’Etat.

C’est ainsi que l’action politique au tournant du 19ème et du 20ème siècle rend compte du répertoire de protection sociale retenu : « Au principe explicatif d’ordre économique et social,

du poids particulier du monde rural dans la France de l’époque […] il faut ajouter d’une manière plus générale, et pour l’ensemble de cette législation, des facteurs d’ordre essentiellement politique. En effet, la politique d’assistance publique entreprise à partir des années 1880 s’inscrit explicitement dans le cadre des politiques d’affirmation de la République et a, au moins à ses débuts, pour principal objet la lutte contre l’Eglise catholique, très présente alors dans les institutions de protection sociale, et la redéfinition des rapports entre public et privé dans ce secteur en cours de recomposition » (Renard 1995).

L’importance accordée aux choix originels est caractéristique des approches néo- institutionnalistes, en l’occurrence de l’institutionnalisme historique (Hall et Taylor 1997). Dans ce cadre, les institutions sont définies comme «…les procédures, protocoles, normes et

conventions officiels et officieux inhérents à la structure organisationnelle de la communauté politique ou de l’économie politique » (Ibid.). De plus, au tournant du 19ème et du 20ème siècle,

l’émergence de l’Etat-providence s’est heurtée au libéralisme ambiant et à la crainte des gouvernants d’étendre l’intervention de l’Etat au social, en dehors de son champ traditionnel comprenant la justice, la police, l’armée, la diplomatie et la monnaie (Ashford 1989). Autrement dit, les débuts de l’Etat-providence ont été marqués par des débats philosophiques concernant la remise en question, au moins apparente, du libéralisme comme des fondements de la médecine libérale.

Heureusement, le développement d’une politique sociale correspondait aux objectifs du parti radical, lequel a pu promouvoir sa politique malgré la faiblesse de la 3ème République et de nombreuses oppositions (Ibid.). Cela montre également le rôle important joué par l’idéologie dans l’établissement des priorités et des procédures.

La perspective culturelle

L’approche holistique concerne le poids considérable des valeurs et des idées dans l’action politique en relation avec la médicalisation de la santé et même de la vie dans les pays occidentaux en raison du « désenchantement du monde » propre à ces sociétés qui fait que nous perdons toute perspective téléologique de la vie humaine (voir chapitre 2).

Ce type d’approche est fondamental, non seulement pour expliquer l’émergence de l’Etat- providence, mais également de nos jours dès qu’une nécessité de réforme s’impose. Ce qui fait qu’un ensemble hétérogène d’individus constitue une société avec des liens durables fondant une solidarité est ce qu’Emile Durkheim appelle la conscience collective : « L’ensemble des croyances et des sentiments communs à la moyenne des

membres d’une société forme un système déterminé qui a sa vie propre ; on peut l’appeler la conscience collective ou commune […] elle est indépendante des conditions particulières où les individus se trouvent placés ; ils passent et elle reste » (Durkheim 1893-2004, p. 46).

Durant son développement, l’enfant se socialise en articulant trois dimensions. La première est l’intériorisation de la culture, à savoir les valeurs, les normes, les rôles et les schèmes cognitifs propres à la société. En deuxième lieu, ces mécanismes d’intériorisation sont liés à la manière dont les individus construisent leur identité, leur rapport de soi à soi, de soi à la société et à des groupes ou segments de celle-ci. La troisième concerne la manière d’intégration dans des réseaux et donc des solidarités (Bolliet et Schmitt 2002).

L’élément essentiel est sûrement l’existence de valeurs communes, c’est-à-dire de conceptions du bien et du juste propres à la société concrétisées par des normes. Cependant, les sociétés humaines ne sont pas figées, mais balancent entre le changement et la continuité. L’évolution décisive s’est réalisée durant le Révolution française. Sous l’Ancien Régime symbolisé sur le plan social par la loi anglaise sur les pauvres de 1601, et en France par la création du Grand Bureau des Pauvres de Paris en 1544, l’objectif premier de ce qui s’appelait l’assistance publique était de défendre la société contre la déviance et la menace que constituait le fait de n’avoir pas de moyens de subsistance et de ne pouvoir s’intégrer dans une collectivité. Il y avait donc confusion entre protection et répression, ségrégation, voire détention, en effet, « il est au demeurant caractéristique de cette forme d’assistance publique

de ne pas reconnaître expressément un droit des intéressés à l’aide qui leur est octroyée, mais, au contraire, d’établir une créance de la société sur les assistés » (Perrin 1967). La

constituante, du Comité de secours public de l’Assemblée législative et de la Convention. Il a été procédé à un double renversement, une laïcisation d’abord, par un transfert de l’assistance au corps social et un renversement de la perspective ensuite. L’article 21 de la Déclaration des droits du 24 juin 1793 stipule : « Les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la

subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler » (Cité par Perrin 1967, p. 303). Ce

principe sera inscrit dans la loi du 11 mai 1794 prévoyant l’ouverture dans chaque département d’un livre de bienfaisance nationale destiné aux infirmes, aux vieillards et aux veuves ayant des enfants à charge qui bénéficieraient de pensions et d’une assistance médicale gratuite à domicile.

Deux facteurs ont permis cette évolution. Le premier est la destruction de la société politique de l’Ancien Régime, ce qui a eu pour conséquence de placer l’individu seul face à l’Etat, lequel a regroupé en son sein l’ensemble des fonctions assurées précédemment par les corps intermédiaires et par l’Eglise. Le deuxième est la philosophie des Lumières selon laquelle tous les individus sont égaux en droit, ce qui implique la recherche de l’égalité des chances et donc les devoirs de la société envers les plus faibles en considération de leur seule appartenance au corps social (Ibid.). Pour autant, ces progrès conceptuels très en avance sur leur époque ne se sont pas traduits dans des réalités institutionnelles en raison de la modification de la situation politique qui leur avait donné naissance et de la brièveté de la période révolutionnaire. Les premières formes de sécurité sociale se sont développées comme des instruments de protection des travailleurs face à l’industrialisation et selon la solidarité professionnelle de l’Ancien Régime (voir historique) dans une société politique relativement hostile aux idées révolutionnaires de telle sorte que tout au long du 19ème siècle les idées libérales allaient s’opposer à ces idées égalitaires et freiner la mise en place d’une assistance sociale.

Or les valeurs communes sont fondamentales si bien que les institutions existantes ou qui se créent structurent les valeurs et les normes autant qu’elles sont structurées par elles et, par conséquent, tendent elles-mêmes à devenir des normes et des structures cognitives des individus.

considérée comme très grave ou assez grave par 95% des personnes (82% grave, 13% assez grave) devant la liberté de la presse par 92% des personnes, l’indépendance de la justice par 88% et le Parlement par 86%10.

En juillet 1982, la création de la sécurité sociale apparaissait comme l’évènement ayant le plus changé la vie des Français depuis la Révolution pour 67% des personnes interrogées, devant les congés payés pour 51% et le développement de l’instruction pour 36%11.

En 1987, la sécurité sociale était considérée comme un acquis social par 95% des personnes et 66% d’entre elles trouvaient que le système fonctionnait bien12.

Durant les années 2000, l’opinion des Français sur le système de santé et sur l’assurance maladie s’est révélée plus contrastée. Ainsi, en 2007, si 61% des Français considéraient qu’il n’y a pas de raison de limiter les dépenses de santé car la santé n’a pas de prix, dans le même temps, 85% considéraient que ces mêmes dépenses étaient trop élevées en raison d’une mauvaise gestion du système de santé (David et Gall 2008).

Les idées et les valeurs représentent le ciment de l’organisation sociale et tendent à orienter son évolution (Bernard 2007). Elles jouent donc un rôle important dans la genèse des politiques publiques. Les idées sont importantes, parce qu’elles permettent de définir les cadres et les pratiques, les modes d’action considérés comme socialement légitimes dans une société donnée, à un moment donné. La connaissance des valeurs et des normes permet de rendre compte des matrices cognitives servant de soubassement à la réflexion et à l’action humaine. « Par matrices cognitives et normatives […) on entendra ainsi des systèmes

normatifs et cognitifs qui définissent dans un champ donné des visions du monde, des mécanismes identitaires, des principes d’action, ainsi que des prescriptions méthodologiques et pratiques pour les acteurs partageant une même matrice. De manière générale, ces matrices constituent des instruments conceptuels » (Surel 1998).

Les matrices cognitives comprennent quatre types de composantes.

- Des principes métaphysiques. La vision du monde d’une société est faite de « …préceptes

abstraits, définissant le champ des possibles dans une société donnée… » (Ibid.). Ces valeurs

sont en rapport avec les croyances, religieuses ou non de la société. Concernant la santé, la

valeur incommensurable de la personne humaine et, donc, du corps humain et du « bien » santé, appartiennent à cette sphère.

- Des principes spécifiques. Ces principes permettent de rendre opérationnels les valeurs du système de santé et leur sont hiérarchiquement subordonnés. Ils permettent de définir les stratégies légitimes au regard des principes généraux. Les principes éthiques tels que le respect de la personne, de son autonomie qui fait qu’on ne doit rien lui imposer, du secret professionnel, mais également l’équité du système de santé et la nécessité de solidarité envers les plus pauvres et les malades, la légitimité de l’action de l’Etat et la mise sous tutelle de la santé, appartiennent à cette catégorie.

- Des modes d’action. Les matrices cognitives déterminent également les pratiques et les comportements, c’est-à-dire des méthodes permettant d’atteindre les objectifs généraux. A ce niveau de spécification, dans le domaine de la santé, on trouve, par exemple, l’assurance maladie professionnelle, les principes de la médecine libérale, la législation (code de la santé publique, code de la sécurité sociale), les conventions médicales, la maîtrise médicalisée. - Des instruments. Il faut des instruments afin de mettre en œuvre les modes d’action. Il s’agit donc de programmes ou d’actions spécifiques. On trouvera, par exemple, des mesures visant à corriger l’implantation inégalitaire des médecins sur le territoire, les références médicales opposables, les mesures visant à responsabiliser financièrement les patients (ticket modérateur, forfaits, franchises).

« Au total, c’est donc l’ensemble de ces éléments, faisant système, qui dresse des cartes

mentales particulières » (Ibid.) permettant de s’interroger sur les rapports entre les actions des

acteurs du système de santé (professionnels de santé, Etat, Assurance maladie, patients) et les pensées qui les sous-tendent.

1.6. CONCLUSION

L’économie de la santé apparaît comme possédant des spécificités très fortes. Aux classiques défaillances de marchés qui justifient, dans d’autres domaines, l’intervention de l’Etat, il convient de mettre en exergue la nature du «bien » santé. Cette notion représente le point essentiel qui distingue l’économie de la santé de tous les autres champs de l’activité humaine. C’est cette nature particulière qui explique les institutions éthiques si essentielles dans le domaine de la santé, au premier rang desquelles la justice sociale concernant la délivrance des soins, le financement et la régulation. C’est également cette nature particulière qui légitime la mise sous tutelle de la santé, en Europe en tout cas. Enfin, l’économie de la santé se distingue par un double encastrement. Le premier est l’encastrement sanitaire qui en fait une économie de la connaissance. L’explosion de la connaissance concerne la médecine, mais aussi tous les savoirs portant sur le sanitaire, la psychologie, les sciences cognitives, l’histoire, la philosophie, la sociologie, l’anthropologie. Cela souligne l’importance de la formation des soignants, mais aussi pour les gestionnaires, la nécessité d’interroger les discours sur le sanitaire. Le deuxième est l’encastrement social de la santé qui implique que l’approche des phénomènes relatifs à la santé doit se faire dans une perspective sociohistorique. L’histoire de la profession médicale que nous allons examiner à présent est exemplaire de ce point de vue.

Chapitre 2

HISTORIQUE

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