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UNE ÉCONOMIE RÉSIDUELLE DU DON

Dans le document L’économie de la médecine libérale (Page 73-76)

LES INSTITUTIONS DE LA MÉDECINE LIBÉRALE

3.1 UNE ÉCONOMIE RÉSIDUELLE DU DON

L’évolution historique de la conception de la santé ainsi que de la profession médicale montre que cette évolution s’est faite sans cassure, sans solution de continuité, et qu’elle n’est pas achevée. Dans ces conditions, il est possible de dégager des constantes qui marquent profondément nos sociétés et que seul un regard anthropologique peut mettre en évidence. Il apparaît alors que nos sociétés, par delà les identités collectives aussi bien qu’individuelles sont structurées autour de points d’ancrage, à savoir « Des choses que l’on donne, des choses

que l’on vend et de celles qu’il ne faut ni vendre ni donner mais garder pour les transmettre »

(Godelier 2007, p. 65), ou dit autrement, toutes les sociétés humaines possèdent une double structuration telle que « …nos analyses nous amènent à conclure qu’il ne saurait y avoir de

au marché, et celui où les individus et les groupes conservent précieusement pour eux-mêmes, puis les transmettent à leurs descendants ou à ceux qui partagent la même foi, des choses, des récits, des noms, des formes de pensée. » (Godelier 1996, p. 281). En fait le premier domaine,

celui de l’échange, est lui-même scindé en deux parties, celle des biens inaliénables et celle des biens aliénables, c’est-à-dire le marché.

De plus, cette structuration n’est pas figée à jamais pour une société donnée, mais elle est mouvante et sensible aux soubresauts de l’Histoire. Le même auteur considère que dans nos sociétés de marché, certaines réalités sont au-delà du marché, au moins partiellement. Il en est ainsi du pouvoir politique qui ne peut être acheté directement. De la même façon, la Constitution et le corpus juridique restent hors marché. Enfin, pour ce qui touche plus directement notre propos, les individus, les personnes humaines ne peuvent faire l’objet d’un commerce, que ce soit en totalité ou par parties (Ibid., p. 288-291).

Pour ce qui est du corps humain, et plus particulièrement des greffes d’organes, la législation française qui est le modèle européen interdit tout commerce, les prélèvements correspondent à des dons d’organes et les transplantations ne peuvent avoir lieu que dans des établissements publics. Cela signifie qu’il existe bien au sein du système de santé des résidus appartenant à une économie du don. Manifestement, ces formes résiduelles d’économie du don sont dues à la nature particulière du bien santé et au caractère inaliénable de la personne humaine dans nos sociétés européennes.

Notre hypothèse est donc, qu’en raison de la nature particulière du bien santé et parce qu’il s’agit d’une relation entre deux personnes, - le « colloque singulier » - toute relation médecin/malade conserve de manière résiduelle une forme économique du don. Cela est particulièrement vrai pour la médecine générale où les relations sont de longue durée. Pour certains, il en est ainsi de toute relation humaine car « …le don forme système et constitue la

trame des relations sociales interpersonnelles… » (Godbout 2000, p. 26). Lorsqu’une

personne est malade, et surtout si elle craint pour sa vie (que cette crainte soit fondée ou non), elle est obligée de s’en remettre à un tiers (médecin) à qui elle va confier sa souffrance, ses malaises ou sa vie. Autrement dit, parce qu’il ne peut faire autrement, le malade confie sa santé ou sa vie à un tiers, il lui fait un don majeur auquel le médecin répond par un contre-don consistant à rendre, ou essayer de rendre, la santé ou la vie. Ce type d’échange total

don/contre-don s’apparente à un potlatch15 des sociétés archaïques (Mauss 1924-2007 ; Godelier 1996) qui serait non intentionnel et sans désir de domination. Le don est, par essence, une pratique ambivalente dans la mesure où il rapproche les deux protagonistes en même temps qu’il instaure une inégalité de statut entre celui qui donne et celui qui reçoit. Dans le cas du rapport médecin/malade dans la durée, le malade donne sa confiance et le médecin rend la santé voire, à l’extrême, la vie, c’est-à-dire un contre-don indépassable et incommensurable ne pouvant être rendu. La conséquence en est une dette envers le donateur qui se reproduit à chaque séquence ainsi qu’une inégalité de type hiérarchique (Godelier 1996, p. 21-22) qui vont accroître le prestige social et le pouvoir du médecin, et cela d’autant plus que cette inégalité préexistait à l’échange (Ibid., p. 22-23). Par conséquent, il s’agit d’un don vertical entre inégaux. Le don/contre-don se présente ainsi comme un enchaînement en spirale formant un système de dépendance réciproque avec une cohérence interne. Cependant, dans sa forme canonique, cet échange est moins asymétrique qu’il n’y paraît, car « La mort [ou la souffrance] de l’autre homme me met en cause et en question comme si, de cette mort

invisible à l’autre qui s’y expose, je devenais, de par mon éventuelle indifférence, le complice ; et comme si, avant même que de lui être voué moi-même, j’avais à répondre de cette mort de l’autre, et à ne pas laisser autrui seul à sa solitude mortelle » (Levinas 1998, p.

97).

La relation médecin/malade peut donc être appréhendée comme un échange don/contre-don asymétrique et hiérarchique qui fait du malade l’obligé, le débiteur, du médecin, car, au-delà des soins et des honoraires, ce qui est échangé (la vie, la souffrance, la santé) est un attribut de la personne humaine présentant un caractère inaliénable. Dans la relation médecin/malade, les médecins ont développé en même temps deux versants, le versant relationnel et le versant rationnel et économique.

Toutefois, il est important de noter que ce type d’échange s’effectue dans un cadre social donné, avec des valeurs propres, « Ce qui veut dire que même quand les échanges (de dons ou

de marchandises) ne concernent que deux individus ou deux groupes, ils impliquent toujours la présence d’un tiers – ou plutôt des autres comme tiers. Dans l’échange, le tiers est toujours inclus » (Ibid., p. 61), ce qui signifie que les soins sont, par nature, socialisés.

Notre position est que les échanges économiques de la relation médecin/malade – car ils existent, bien évidemment – sont enfouis, encastrés au sein de rapports non économiques

(Dupuy 2001). Plus précisément, ces rapports non économiques sont constitués de rapports personnels entre le médecin et son malade et ils prédominent sur l’échange économique (Testart 2001). C’est la raison pour laquelle, l’article 19 du code de déontologie considère que « La médecine ne doit pas être pratiquée comme un commerce. Sont interdits tous procédés

directs ou indirects de publicité et notamment tout aménagement ou signalisation donnant aux locaux une apparence commerciale ». Cette règle est explicitée par des commentaires qui

s’efforcent de définir le concept sous-jacent : « La santé n’est pas un bien marchand. L’acte

médical ne peut pas être considéré comme une denrée, une marchandise échangée pour une contrepartie financière. Le médecin ne « vend » pas ses ordonnances ou ses soins, ou ces certificats. La médecine est un service. […] Il n’en reste pas moins que le médecin doit trouver une juste rémunération de son cabinet médical, nécessitant une rigueur qui évite deux écueils : la rentabilité à tout prix par un fonctionnement abusif, le déficit compromettant à terme l’ensemble de la structure de soins ».

Cette position de principe montre la difficulté à délimiter la voie étroite entre ce qui est souhaitable et ce qui est possible. De plus, comment définir la « juste rémunération du

cabinet médical » ? Il y a là une difficulté manifeste que les commentaires du code de

déontologie n’abordent pas. Quoi qu’il en soit, l’éthique médicale énonce un principe, c’est-à- dire une norme de comportement dont nous pensons qu’elle est fondée sur la primauté des rapports humains dans la relation médecin/malade. Devant les dérives du comportement de certains médecins, beaucoup d’économistes considèrent que la demande induite représente la dérive prévisible d’un rapport marchand habituel en situation d’asymétrie d’information et réduisent l’éthique à une rhétorique servant à masquer les véritables intentions des médecins qui, comme tous les agents économiques, sont égoïstes, opportunistes et maximisateurs d’utilité. Notre position est plus nuancée. Elle permet de comprendre pourquoi l’émergence du monde marchand dans une sphère qui devrait rester non marchande (pouvoirs publics, santé) soulève une réprobation générale.

Dans le document L’économie de la médecine libérale (Page 73-76)