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L’effervescence patrimoniale de la décennie 1980-1990 : de l’objet-témoin

Chapitre III. L’émergence des écomusées et des musées de société

1. L’effervescence patrimoniale de la décennie 1980-1990 : de l’objet-témoin

En 1979, l’ethnologie française a connu un autre relais scientifique après la création au ministère de la Culture de la Mission du patrimoine ethnologique (MPE), avec la contribution d’Isac Chiva. Encouragées par l’institutionnalisation des sciences humaines à l’université, les années 1980 allaient accentuer cet aspect fédérateur du patrimoine comme pilier de la vie culturelle et des politiques publiques, avec la prescription par le gouvernement français de « l’année du patrimoine » en 1980 et des « journées du patrimoine » en 1983, dont on connaît le succès populaire grandissant qu’elles ont rencontré.

Après l’épanouissement de l’ethnosociologie dans les années 1970, au cours desquelles « on s’efforça surtout d’élaborer des modèles d’analyse et d’interprétation pour les collections et pour les différents thèmes ethnologiques appartenant au domaine des arts et traditions populaires »52, les années 1980 connurent une floraison de « nouveaux

patrimoines » en tous genres comme le patrimoine industriel et technique ou encore le patrimoine filmographique. Cette évolution du patrimoine allait de pair avec un souci ardent manifesté par les pouvoirs publics de sa pérennisation et de sa conservation matérielle.

De nouvelles notions furent introduites dans le champ culturel, comme celle de « petit patrimoine » qui englobait tout patrimoine vernaculaire. Celui-ci incluait les sites bâtis et les éléments de paysage aux dimensions modestes, n’ayant aucune prétention envisageable au classement comme « monument historique » mais possédant une valeur historique et culturelle suffisamment digne d’intérêt pour être conservés pour les générations futures. Il pouvait s’agir de portes, statues, outils, lavoirs, puits, fontaines, chemins aménagés, canaux d’irrigation, tours, moulins, chapelles…

Le « petit patrimoine » englobait également le patrimoine industriel53, scientifique et

technique comme les locomotives, les bateaux et les machines. Cette catégorie de patrimoine modeste se trouve principalement dans les villages et les petites villes. N’ayant pas bénéficié d’une protection efficace et suffisante de la part des collectivités territoriales, elle est souvent

52 Phrase de Jean Cuisenier, citée par Jean-René Trochet (1995 : 20).

53 La reconnaissance du patrimoine industriel commence en 1976 lors du colloque organisé au Creusot ayant

pour thème « La conservation du patrimoine industriel dans les sociétés contemporaines ». Mais ce n’est qu’en 1981 avec la création de la première association de protection du patrimoine industriel, le Cillac, que sa place sera définitivement acquise dans le champ du patrimoine.

63 en proie au vandalisme.

Le sens du patrimoine a été largement étendu en France au paysage, à la faune et à la flore. Il ne se limite plus au cadre strict des éléments architecturaux remarquables ni au patrimoine écrit et graphique, c’est également la nature même, et non plus seulement les objets produits par l’homme, qui devient un bien patrimonial dès les années 1970, avec l’apparition, dans les conventions internationales, de la notion de « patrimoine naturel ». La création des parcs naturels régionaux signait la patrimonialisation de la campagne et la recherche d’une identité territoriale locale. Les objets qui se rapportent à la ruralité ne sont plus conservés uniquement pour leur usage, mais pour leur intérêt en tant que témoins d’une époque et en tant que partie intégrante d’un territoire à préserver et à promouvoir. Par ailleurs, la volonté de décentralisation provenait de l’ambition de voir s’impliquer davantage les acteurs locaux pour sauver leurs monuments.

Depuis les lois de décentralisation de 1982-1983 qui ont transféré aux conseils généraux les archives départementales et les bibliothèques centrales de prêt, le champ culturel est devenu l’objet d’une politique partenariale très développée entre l’État et les collectivités territoriales. Au cours de ces mêmes années furent créées, avec les lois de décentralisation, les « zones de protection du patrimoine architectural, urbain et paysager » (ZPPAUP), dans chaque région furent implantées les « commissions régionales du patrimoine historique, archéologique et ethnologique » (COREPHAE). En 1984, un collège régional du patrimoine et des sites a vu le jour. C’est à cette époque également que les biens culturels collectifs ont bénéficié de la notion de droit privé. Des entretiens54

du patrimoine, fondés la même année, se sont développés ; une École nationale du patrimoine, consacrée à la formation des futurs conservateurs, fut créée en 1991 et une Fondation du patrimoine en 1996, ayant à charge de sauvegarder et de valoriser le patrimoine rural non protégé et tous les types de patrimoine de proximité en péril tels les moulins, les églises, les ponts, le mobilier, etc. La décennie 1980- 1990 fut aussi fortement marquée par l’apparition de la notion de « lieux de mémoire », dans la littérature en premier lieu. Dans la somme des Lieux de mémoire55 , parue sous sa direction,

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Forum de réflexion des professionnels du domaine organisé par la Direction du patrimoine

55 Pierre Nora a poursuivi une carrière parallèle d’universitaire et d’éditeur. Directeur d’étude à l’École des

hautes études en sciences sociales, il a consacré ses travaux à la mémoire nationale et dirigé l’entreprise de mémoire (7 volumes parus entre 1984 et 1992) chez Gallimard.

64 l’historien Pierre Nora identifie l’objet mémoriel et questionne la territorialisation des pratiques culturelles et patrimoniales. L’ouvrage érige la mémoire en objet d’étude historique et dresse des lieux de patrimoine exceptionnels, symbole de l’histoire et de la grandeur de la nation. La nouvelle notion s’est vite concrétisée par la protection de demeures témoignant du caractère ou du mode de vie d’hommes ou de femmes devenus célèbres et appartenant à l’histoire nationale, telles la maison de Bonaparte à Ajaccio et celle de Clémenceau à Saint- Vincent-sur-Jard. Dans ce sens, les Lieux de mémoire ont mis l’accent sur une « patrimonialisation » de l’histoire de France, et ont permis, par conséquent, de « sortir de “l’histoire-mémoire” pour entrer dans une “histoire-patrimoine” » (Hartog, 2003 : 164).

Les années 1990 ont continué à favoriser auprès d’un large public cette extension du patrimoine en tant que « catégorie dominante » de la vie culturelle et à développer les recherches sur ses rapports avec la mémoire et l’histoire. Une loi a été votée en 1993 sur le patrimoine monumental et la notion de patrimoine s’est étendue à une dimension plus universelle : chaque année, de nouveaux sites et monuments s’ajoutent à la liste56 du

« patrimoine universel de l’humanité » de l’UNESCO, notamment après l’adoption de la Convention internationale sur le patrimoine culturel et naturel en 1972.

En 1997, fut établie par l’UNESCO la notion de « patrimoine oral et immatériel de l’humanité », après les recommandations de 1989 sur la protection des cultures traditionnelles et en contrepoint du patrimoine universel tourné essentiellement vers les aspects matériels de la culture. Il recouvre toute pratique traditionnelle (rurale ou urbaine) transmise oralement, comme le chant, le conte et l’ensemble des productions spirituelles et rituelles de l’Homme.

En somme, le patrimoine est devenu un vecteur de mémoire et d’histoire, d’universalité et de quotidienneté, de matérialité et d’immatérialité. Le développement des politiques culturelles traduisait clairement une volonté nationale de conserver tous azimuts le passé.

En réaction au phénomène de mondialisation, émergea la notion de « tout patrimoine », qui témoigne d’une volonté de tout conserver. Le paysage du patrimoine culturel français

56 Aujourd’hui, la liste du patrimoine mondial comporte 911 biens constituant le patrimoine culturel et naturel.

Elle répertorie 704 biens culturels, 180 naturels et 27 mixtes répartis dans 151 états parties. Depuis juin 2010, 187 états parties ont ratifié la Convention du patrimoine mondial.

65 commençait à se redessiner à l’aune du croisement des domaines à la fois anciens et émergeants et est devenu un enjeu politique à prendre en compte. Entre valeurs anciennes et nouvelles tendances, il a connu une évolution significative en esquissant un glissement d’intérêt scientifique considérable de l’ancien vers le présent. On s’intéressa de plus en plus aux comportements sociaux contemporains. L’urbain supplantait le rural dans les études ethnologiques et la société contemporaine s’opposait aux modes de vie traditionnels. Dans cette configuration, on devait présenter le patrimoine à la fois dans sa particularité et dans son devenir. À côté de l’objet vernaculaire, le patrimoine fut considéré également de par les relations sociales qui le font et le rendent nécessaire à la cohésion nationale. Considéré dans un contexte social et symbolique, il n’est plus envisagé uniquement par son rapport au passé, mais sa reconnaissance passe aussi par le présent, processus « dans lequel la transmission prend forme », celle d’une « filiation inversée » (Davallon, 2000).

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