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La complexité des objets liés au sida au musée

Chapitre III. L’émergence des écomusées et des musées de société

3. Présentation des “campagnes-collectes” étudiées

3.1. Histoire et mémoires du sida

3.1.4. La complexité des objets liés au sida au musée

Le point qui nous intéresse dans cette campagne de collecte est son rapport à la mémoire du sida, étroitement lié à la gestion collective du deuil. Le sida est un thème très sensible : maladie mortelle, facilement transmissible, incluant des comportements à risques et autour de laquelle subsistent des tabous. Face à un problème sanitaire mondial dont les traitements disponibles ne permettent aucune guérison, comment des « mémoires » peuvent- elles être dégagées de la collecte ? Comment faire entrer au musée des témoins d’une maladie dont la progression ne peut être que freinée et non pas définitivement stoppée ?

En rassemblant des objets fragiles d’un point de vue mémoriel, parce qu’éphémères, le MUCEM aborde la question de l’urgence de la collecte d’un phénomène non seulement inachevé sur le plan médical, mais aussi sensible de par la disparition rapide des documents et des objets usuels utilisés pour les soins et dans les campagnes de sensibilisation sur un tel fléau. Il s’agit en somme de supports dont une grande partie a disparu et qui nécessitent bel et bien un travail de sauvegarde pour éviter leur perte totale. D’ailleurs, des associations et institutions, ayant pris conscience de la disparition rapide de ces objets et supports (affiches, tracts…) voués à une perpétuelle actualisation, en ont remis au MUCEM dès que celui-ci en a fait la demande, ce qui démontre qu’elles sont conscientes de son rôle dans leur sauvegarde et leur transmission.

De cette démarche de recueil en urgence d’objets fragiles, émerge une question à double tranchant : celle du rapport du musée de société à l’urgence et à la mémoire précède en effet celle du rôle du musée dans la reconnaissance des objets « porteurs de mémoire » en tant qu’objets de patrimoine. De telles interrogations soulèvent au surplus celle des moyens que se donne un musée de société pour donner une visibilité patrimoniale à un phénomène social, à travers un processus de collecte censé alimenter les futurs espaces de référence du musée. Il y a là un enjeu autant qu’un défi à relever. Face au devoir du musée de société de ne pas passer sous silence des phénomènes qui marquent la société contemporaine de leur empreinte, quelles sont les limites et les frontières d’une exploration muséologique de ce genre ? Il ne faut pas perdre de vue que le risque existe, pour le musée engagé dans une telle démarche, d’une mauvaise interprétation de son exposition prévue sur le sida : celle-ci pourrait être perçue par le public uniquement comme une opération de sensibilisation et pas du tout sous l’angle patrimonial pertinent au premier chef.

107 La concrétisation du rôle mémoriel du musée reste donc ambiguë, bien qu’affirmée106

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Pour le MUCEM, cette concrétisation réside dans la collecte elle-même : « il nous semble donc que le rôle de mémoire du musée réside dans cette collecte systématique, quitte à, le moment venu, organiser des dépôts » (Abriol, Loux dir., 2005 : 5). D’un autre côté, le lien avec la conservation reste flou : « C’est, au bout du compte, souvent le rôle de conservation du musée qui était d’emblée privilégié par nos interlocuteurs. Tout au long de cette recherche, nous avons été frappés par le rôle confié au musée tant par certaines institutions que par les associations dans la patrimonialisation d’objets fragiles et éphémères. […] De plus, pour certains interlocuteurs, l’importance d’un musée de société est d’ordre politique dans la mesure où, musée généraliste, il ne conserve pas seulement la mémoire d’une association ou d’un groupe social exclu, mais il les réintègre dans la mémoire de toute la société » (ibidem).

En s’interrogeant sur l’affirmation du rôle de mémoire du musée, le MUCEM aborde le concept de collections « ouvertes » et explore sa signification potentielle. Pour ce musée, ce concept sera concrétisé au terme de l’enquête par la publication d’un catalogue raisonné ou d’un CD-Rom destiné à être transmis à toutes les personnes réelles et morales ayant donné des objets aux enquêteurs. Une telle démarche permet de maintenir un lien avec les interlocuteurs et de leur donner une idée de ce que d’autres ont pu proposer comme objets. D’ailleurs, d’autres actions concrètes viendront renforcer ce lien : la possibilité sera offerte aux donateurs de visiter les futures réserves à Marseille, voire, pour les associations, de réaliser une exposition dans le cadre du musée.

La notion de collections « ouvertes » implique des actions médiatiques à long terme, comme la circulation des collections du musée aux associations donatrices mêmes. De façon plus concrète, il est question de préparer une ouverture du musée à tout l’environnement qui a contribué à créer ses collections. Se dessine ainsi une nouvelle mission du futur musée, et une dimension nouvelle par rapport aux collections du MNATP. De cette façon, il sera possible d’élargir le champ thématique des acquisitions sur le sida à d’autres ensembles d’objets et à d’autres problématiques, liés à l’hôpital ou à la médecine par exemple.

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Certains des objets collectés en 2002, à peine entrés dans les collections du MUCEM, ont été prêtés à d’autres musées, en l’occurrence à la Cité des Sciences de la Villette pour l’exposition Du sida au SRAS (novembre 2003-avril 2004) et au musée des Cultures du monde (Varldskultur Museet) de Göteborg qui a emprunté 423 objets pour compléter les présentations de son exposition d’ouverture sur le sida et la mondialisation No

108 Cette campagne de collecte a été menée dans une démarche anthropologique qui appréhendait les objets dans leurs rapports avec d’autres objets. Une telle assise relationnelle des objets permet de les « lire » d’un point de vue symbolique. Néanmoins, il semble difficile de distinguer, en ce qui concerne le nombre et la variété des objets récoltés, quelles sont les limites de la collecte. Cela s’explique essentiellement par l’omniprésence du risque de disparition : disparition des malades, disparition des institutions et des associations, disparition des objets et supports eux-mêmes… Par conséquent, l’urgence du renouvellement s’impose d’elle-même à tous les niveaux, y compris en termes d’interlocuteurs, ce qui oblige les enquêteurs à connaître les histoires existantes des malades et à ouvrir d’autres histoires et d’autres rapports.

Les supports et les objets amassés dans cette campagne-collecte donnent un éclairage sur l’évolution d’une maladie, d’un point de vue sociologique107, sur une période de vingt ans.

Face à un phénomène toujours d’actualité, l’équipe de recherche était confrontée à la question de la datation des objets récoltés : un raisonnement chronologique fut nécessaire pour structurer la collecte et la rendre plus fiable. Il ne suffisait donc pas de récolter les objets les plus récents, incessamment changeants et réactualisés. Le plus judicieux consistait à remonter le plus loin possible dans le passé afin de cibler les objets les plus anciens relatifs à cette maladie. L’intérêt d’une telle démarche s’explique par l’importance de la production matérielle d’objets et de documents autour du sida, ce qui différencie cette pandémie des autres. Parallèlement à cette croissance matérielle, les objets sont rarement datés, ce qui rend difficile leur analyse dans un contexte de comparaison internationale.

Au bout du compte, la collecte semble bien avoir gagné le pari de rendre visible l’histoire d’une maladie. Elle a permis de réaliser une sorte d’inventaire de toutes les institutions et les associations concernées par le sida, plus particulièrement en France. Elle a permis également d’acquérir une variété assez importante d’objets pour donner une idée des domaines pour lesquels le sida a été un révélateur des changements de notre société. Enfin, à travers ces objets peut se lire toute une partie de l’histoire des mouvements politiques associatifs de ces dernières décennies, y compris sur d’autres thèmes que le sida en tant que tel (questions des « sans papiers », des migrants, de la prison, de la prostitution…), ce qui, de

107 Les responsables de cette opération de collecte précisent bien qu’il s’agit d’une « campagne d’acquisition »

ou d’une « recherche-collecte », et non pas d’une recherche ethnologique classique, laquelle aurait demandé plus de temps sur le terrain.

109 façon plus générale, ouvre la question des droits de l’homme et de l’exclusion.

Toutefois, pour ce qui est de la problématique de départ de cette recherche, sauvegarder la mémoire du sida reste une démarche ambigüe. Que faut-il transmettre sur le sida ? La question croise plusieurs thèmes, également difficiles à communiquer au public sous forme d’exposition et aussi douloureux, comme l’omniprésence de la mort et des tabous. Par quels objets transmettre les « mémoires » d’une maladie mortelle ? Et suivant quels critères ? Autant de questions qui rendent le rapport des objets à la mémoire si compliqué qu’il en devient difficile à définir.

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