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Facteurs d’ordre territorial et scientifique

Chapitre III. L’émergence des écomusées et des musées de société

4. Le contexte de crise des écomusées et des musées de société

4.1. Facteurs d’ordre territorial et scientifique

Les écomusées et les musées de société s’inscrivent dans une crise de système. Créés à l’origine pour penser le monde rural, ils sont implantés aujourd’hui dans un contexte territorial très varié (rural, cantonal, préurbain, urbain...) qui prête à confusion. Cette hétérogénéité physique remet en cause le fondement de ces musées, à savoir, la relation interactive entre territoire, population et patrimoine ; elle conduit à s’interroger sur leur degré de synergie avec le projet territorial qui les porte.

D’un autre côté, l’interdisciplinarité fait aujourd’hui régner le doute sur la légitimité de ces structures. En ce sens, leur malaise est étroitement lié à une crise des savoirs. Igor Babou et Joëlle Le Marec (2006) énoncent que « l’ethnologie perd ses lieux d’inscription dans l’espace public et dans le temps historique » et plaident pour un débat collectif afin de sortir ces musées de leur paralysie.

78 La FEMS agit sur un plan international en répondant aux sollicitations de pays européens et asiatiques qui

81 En même temps, à considérer les écomusées, il n’existe pas de modèle type définissant ces institutions mais des modèles ; leur interdisciplinarité ne permet pas de les placer dans des catégories distinctes. « Il existe au moins autant de faux écomusées que de vrais », remarque André Desvallées79

. Les interprétations du modèle écomuséal divergent et s’éloignent souvent des théorisations fondatrices. Parfois même, c’est tout le contraire qui se produit et des musées loin d’être des écomusées appliquent ces théories, ce qui pousse Serge Chaumier à se demander s’il faut parler de « post-écomusée » (Chaumier 2003 : 88), en observant le changement de certains écomusées en musées comme les autres.

L’appellation « écomusée » semble elle-même traverser une crise. Le terme fait l’objet d’un usage abusif et usurpatoire et ne bénéficie d’aucune protection. Chaque écomusée théorise sa propre expérience en la conformant à la « définition évolutive des écomusées » de Rivière, texte fondateur de la philosophie écomuséale, dont les trois versions successives (1973, 1976, 1980) ont quelque peu brouillé le message. Et François Hubert de résumer cette ambiguïté entre « théorie » et « doctrine » dans le monde écomuséal : « Il est aujourd’hui impossible de citer à un collègue étranger visitant la France une seule expérience où il pourrait voir réalisé l’ensemble des principes qu’il a découverts dans les textes théoriques : son itinéraire le conduirait dans quatre ou cinq lieux fort éloignés les uns des autres, chacun ne lui montrant que l’une des facettes de l’écomuséologie. Quant au grand public, il reste persuadé (mais invente-t-il ou juge-t-il d’après ce qu’il voit ?) qu’un écomusée est la reconstitution d’une ferme ou d’un atelier ancien. L’inadéquation entre le discours et la réalité est aujourd’hui manifeste » (Hubert, 1985).

L’une des principales difficultés que rencontrent les écomusées et les musées de société en France réside dans le fait qu’ils soient nés généralement dans des territoires en mutation sociale et en reconversion économique. En promouvant les richesses du territoire et en assurant la transmission d’un patrimoine du passé, menacé par l’urbanisation, ils jouaient un rôle social à l’égard des communautés en crise, et se situaient ainsi, pour citer François Hubert, « entre un passé mythique et un avenir utopique » (id. 1998). Par ailleurs, pour la plupart, ils n’arrivent pas à faire face aux mutations socioéconomiques opérées dans les territoires dont ils dépendent (territoire postindustriel, urbanisation, exode rural, nouveaux habitants, etc.), ce qui constitue un enjeu de refondation de taille tout à fait paradoxal par

79 Voir la préface du livre de Serge Chaumier, Des musées en quête d’identité : écomusées versus technomusée,

82 rapport à leur concept dit évolutif.

Leur essor, préfiguré par l’intérêt porté à l’homme et son milieu, bien qu’il intègre l’ensemble des sciences sociales, fut lié à une démarche de conservation un peu figée des traditions locales et des objets authentiques, ce qui les couvre d’un voile nostalgique et rétrograde, ou de ce que Serge Chaumier appelle l’« ethnostalgie ». Leur difficulté à se renouveler en termes de projets et de muséographie fit chuter considérablement leur fréquentation au cours de ces dernières années.

En ce sens, ces structures sont passées de « musées de la crise » et de ruptures aux « musées en crise ». Après avoir incarné des pôles identitaires régionaux, traduit les bouleversements socioéconomiques de l’époque de leur naissance (crise industrielle, exode rural…), et après avoir incarné « l’envolée muséographique des crises localisées » (Grodwohl 1992 : 27), ils ont progressivement perdu leur esprit révolutionnaire d’origine et n’occupent plus le devant de la scène.

L’expérience écomuséale a échoué en ce qui concerne l’un de ses fondements d’origine, l’expérience communautaire voulue par Hugues de Varine. Celui-ci s’inscrivait dans une mouvance culturaliste et relativiste qui appliquait les principes de décolonisation et de contre-culture des années 1970 à l’écomuséologie. (Chaumier, 2003). Sa vision de l’écomusée comme un « contre-pouvoir », géré par ses propres habitants, présente un risque communautariste considérable, qui menace la communauté locale de se replier sur elle-même, de se forger son propre mythe, une identité à soi en passe d’instrumentalisation. « C’est finalement ancrer l’autorité d’une parole dans un terroir. Comme si l’appartenance à une communauté, à un sol, voire à une lignée, à un sang, donnait une quelconque légitimité », remarque Serge Chaumier (ibid. : 100).

Faute de « système représentatif », l’appréhension communautaire est loin d’être démocratique. La décision d’un individu peut passer pour collective au sein de la communauté (ibid.). En somme, le local ne peut toujours avoir raison puisqu’il faut l’accompagner d’un regard extérieur sur lui, qui lui soit totalement indépendant.

Ce repli sur soi implique également un enfermement par rapport aux autres identités. Cela reflète une incapacité de dépassement vers les autres, de sublimation de sa propre

83 culture. À ce sujet, Serge Chaumier affirme que nombre de musées présentent l’histoire d’un territoire sans traiter des rapports à l’altérité, laquelle est pourtant fondamentale pour penser l’identité (Chaumier, 2003 : 102) ; ceci l’amène à soulever la problématique de l’identité, concept utilisé à foison au sein des écomusées, sans considération aucune pour son caractère changeant et non figé. Au final, très peu d’écomusées sont parvenus à devenir les foyers d’une culture communautaire en reconstruction permanente, alors qu’ils furent initiés dans ce sens.

L’échec de cette théorisation communautaire a pour conséquence de démontrer le caractère utopique de la participation des communautés à la vie de l’écomusée. L’idée originelle à l’origine de cette structure était de faire de la population locale un acteur décisif80

de sa gestion et de ses actions, de manière que cette population s’approprie sa propre culture et sa propre histoire. Or, cette formule fondatrice remettait en cause la fameuse notion de « miroir » voulu par Georges Henri Rivière comme métaphore de l’écomusée, « reflet » d’un territoire donné. D’une part, cette notion de « miroir » développe dans la communauté un « sentiment du nous », appuyé sur la « mêmeté », comme l’explique Serge Chaumier qui en dénonce le caractère unitaire, donc subjectif : « le sentiment d’identité collective, de “nous”, est une conscience de soi mouvante, reconstruite, sans cesse réinterprétée, sujette à un travail perpétuel de réélaboration », commente-t-il (ibid. : 95).

D’autre part, la vocation initiale des écomusées et des musées de société, qui consiste à répondre à une demande sociale, est aujourd’hui sujet d’appréhension générale. Quelles sont réellement les attentes de la société envers de tels musées ? Il existe un paradoxe entre la conviction des musées de répondre à une demande sociale urgente et le nombre des gens qui ne se rendent pas au musée (Guibal, 2008). Ce concept de demande sociale est devenu un « concept fourre-tout que l’on ne sait jamais définir et quantifier », explique Jean Guibal, pour qui cette notion interdit toute réponse généraliste à l’attente des contemporains (ibidem).

Parmi les éléments récurrents dans les contradictions que l’on peut attribuer aux écomusées, il y a les divergences annoncées entre les bénévoles et les professionnels. Si la théorie communautaire d’Hugues de Varine accorde à la communauté de l’écomusée tout le

80 Cette théorie d’Hugues de Varine postule que le professionnel doit s’effacer devant les décisions des locaux,

tandis que l’approche de Rivière insiste bien sur la nécessité de maintenir un juste équilibre entre les pouvoirs de l’autorité de tutelle et les aspirations de la population concernée. À ce sujet, Serge Chaumier (ibid.) reproche au premier sa vision « libertaire », qui privilégie la parole venue de l’intérieur de la communauté, et au second sa minimisation des rapports au pouvoir politique.

84 pouvoir de gestion, ne permettant aux professionnels d’intervenir qu’en coordinateurs, sans leur attribuer le moindre pouvoir de décision, la vague de professionnalisation du domaine nourrit des tensions aiguës entre les deux protagonistes, menaçant les premiers de la dépossession81 totale de leur pouvoir de décision, et inscrivant les seconds dans une tradition tout à fait autre, motivée par l’acculturation qui s’oppose aux désirs relativistes de reconnaissance de la culture locale comme le postule l’ « écomuséologie » (Sauty, 2001). Cette divergence de points de vue engendre deux manières différentes de penser l’objet82et de

concevoir le fonctionnement de la structure.

Les conflits entre les différents acteurs qui interviennent dans la vie d’un écomusée (population, conservateurs, experts, scénographes, architectes...) ne touchent pas uniquement aux missions, aux règles de fonctionnement et à la gestion des objets : ils concernent aussi la définition des publics auxquels l’écomusée s’adresse. Les fondements de l’écomuséologie limitaient le public écomuséal aux habitants des lieux eux-mêmes. Serge Chaumier (2003 : 109) reproche à Hugues de Varine d’avoir occulté la notion de public, « impropre » et « marginale », ce que semble bien contredire le souci actuel des écomusées d’accroître leur fréquentation. L’écomusée ne peut ignorer plus longtemps le public touristique qui l’investit : et si cette prise de conscience de l’existence d’un public autre que la population locale devient nécessaire, c’est dans la mesure où la distance s’est accrue entre les différents partenaires de l’écomusée (Sauty, ibid.).

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