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Chapitre III. L’émergence des écomusées et des musées de société

3. De l’écomusée au musée de société

3.1. Les musées de société, symbole d’une nouvelle muséologie

Dans le contexte de l’effervescence patrimoniale des années 1980, la multiplication des musées régionaux, soucieux d’explorer de nouvelles voies et exprimant une certaine audace dans leur investigation des problèmes de société, a favorisé l’expansion des « musées de société ».

Le terme « musée de société» est apparu dans la terminologie culturelle française depuis le congrès66 de Mulhouse-Ungersheim, organisé en 1991 sous l’égide du ministre de

l’Éducation et de la culture, Jack Lang. Derrière ce terme rassembleur se regroupent aussi bien les musées d’ethnologie, les écomusées, les musées du patrimoine technique ou industriel, les musées d’arts et traditions populaires, les musées d’ethnographie régionale, les musées de site, les musées maritimes, les musées de ville et les musées d’histoire locale. Tous mettent en valeur le patrimoine matériel et immatériel local et animent, en musées « militants », les territoires qui les desservent.

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73 Emilia Vaillant, qui était chargée de mission à l’Inspection générale des musées de France à cette époque et qui a accompagné la création de ces musées, précise que ce vocable générique de « musée de société » souligne la proximité de leurs démarches respectives, au lieu de les opposer les uns aux autres du fait de leur diversité disciplinaire. Ces musées partagent donc un même objectif : « étudier l’évolution de l’humanité dans ses composantes sociales et historiques, et transmettre les relais, les repères pour comprendre la diversité des cultures et des sociétés » (Vaillant, 1993 : 37).

Bien qu’ils soient nés en marge du ministère de la Culture et que leur prolifération ait quelque peu irrité la direction des musées de France, qui « n’avait aucun pouvoir sur eux », explique Martine Segalen (2005), les musées de société se sont imposés par leur succès. L’engouement du public à leur égard s’explique en grande partie par leur discours accessible à de larges couches socioculturelles de la population. Leur discours appelle à la légitimité de mémoires particulières ; il parle des moments concrets de la vie quotidienne et offre, de ce fait, des lieux de rencontre, de débat et d’initiative citoyenne, tout en créant les conditions nécessaires au dialogue avec la population locale.

L’entrée en scène des musées de société a marqué une mutation dans la muséologie française, car ils sont issus du mouvement de la « nouvelle muséologie », né autour des écomusées, au caractère international affirmé. De nombreux échanges furent engagés sur les pratiques muséales et la nécessité de les renouveler en y introduisant la voie communautaire qui entendait abolir toute frontière entre le musée et le public (Desvallées, 1992). En Amérique du Nord tout d’abord furent élaborées dès les années 1960 de nouvelles théories muséologiques. Celles de Duncan Ferguson Cameron sont centrées sur le langage67

de la communication du musée et la nécessité de donner au public les moyens et les codes nécessaires à la lecture du message des expositions. Celles de John Kianrad se fondent sur son expérience de l’Anacostia Neighborhood Museum (ANM) : ce musée communautaire, qu’il fonda à Washington en 1967 dans un quartier à prédominance noire, illustre la lignée des « musées de voisinage » nord-américains, à savoir, de musées qui avaient pour but de s’implanter au sein de quartiers marginalisés afin de se rapprocher des populations défavorisées.

67 Selon Duncan Ferguson Cameron (1992 : 273), le musée est « un medium unique d’une communication basée

74 Ce débat sur la nouvelle muséologie sociale a fructifié sur le plan international, avec l’organisation en 1982 à Marseille de « Muséologie nouvelle et expérimentation sociale » (MNES), et la création en 1985 à Lisbonne du Mouvement international pour une nouvelle

muséologie (MINOM)68

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L’anthologie Vague présentée par André Desvallées, parue en 1992, regroupe des textes fondateurs variés de ce mouvement. En retraçant son histoire, l’auteur énonce que la nouvelle muséologie n’a pas d’âge, vu qu’il est très difficile de lui attribuer un point de départ69précis. Il estime par ailleurs qu’elle ne fut perçue comme novatrice qu’en contrepoint

à la muséologie vieillissante. Ainsi se demande-t-il : « Notre muséologie n’a-t-elle pas ses modèles chez tous les muséologues et muséographes dynamiques depuis que le musée existe ? N’a-t-elle pas toujours existé et n’est-elle pas la seule bonne muséologie ? Trêve de modestie : la nouvelle muséologie n’est-elle pas en fait que la première, la plus ancienne, la seule, celle qui aurait toujours dû être parce que la seule fidèle au modèle de musée originel – au moins dans sa conception républicaine française –, celle qui mettait le musée au service de tous et non pas seulement au service des seuls amateurs éclairés ? » (Desvallées, 1992 : 23).

La nouvelle muséologie sociale n’est donc ni un effet de mode, ni un « boom de musées » (ibidem) ; son objectif est d’atteindre le public et d’examiner les moyens utiles pour capter son attention. Dans cette démarche, la pratique muséographique fut nécessaire pour la présentation du patrimoine naturel et culturel, ce qui a eu des répercussions sur la conception et l’exposition de l’objet. Ce mouvement plaide pour une politique culturelle à volonté sociale ; il apporte un nouveau regard sur l’objet en explorant différentes voies muséographiques comme les restitutions minutieuses d’intérieurs et d’ateliers conservés in situ pour raconter l’histoire d’un territoire donné. L’acte de muséalisation intégrait tout ce qui était capable de parler de l’homme dans son milieu. L’objet d’usage courant devint plus représentatif. Krzysztof Pomian

parle de musées « de création récente » ou de « musées du quotidien » car leur discours « intègre dans l’histoire le présent lui-même et anticipe le moment où il deviendra à son tour un

passé » (Pomian, 1991 : 61). Selon lui, « les objets qu’ils réunissent et la façon qu’ils ont de les exposer insistent en effet non sur l’invention ou la découverte, moment exceptionnel, mais sur

68 Le MINOM est né au Québec en octobre 1985 lors du premier atelier international « Écomuséologie/Nouvelle

muséologie» qui a donné suite à un deuxième atelier, celui tenu à Lisbonne du 3 au 9 novembre 1985 sur le thème « Musées locaux/Nouvelle muséologie » et qui a préconisé la création d’une organisation internationale

(MINOM).

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75 l’usage répétitif et routinier, non sur les grands savants mais sur les entrepreneurs et les ouvriers, ces derniers le plus souvent anonymes. Et ils visent à faire comprendre non pas tant les processus technologiques que la production dans sa dimension vécue, non pas tant le fonctionnement des machines et les principes physiques qui le régissent que le travail de ceux qui les faisaient marcher, les relations sociales dans lesquelles ils étaient impliqués, leur vie quotidienne avec ses problèmes d’alimentation, d’habitation, d’habillement, de santé, et leur culture. L’accent tombe ici sur les hommes » (Pomian, 1991 : 58).

C’est dans cette théorisation que Krzysztof Pomian parle de sémiophores pour désigner les choses sans utilité (déchets), arrachées à leur contexte originel ou maintenues « hors circuit économique », mais qui dévoilent, même dépourvues de toute valeur d’usage, plein de significations possibles (id., 1987 : 43). Ainsi, le terme « sémiophore » s’applique aussi aux objets de patrimoine, dans la mesure où ceux-ci sont des « des objets visibles investis de significations » (id., 1999 : 215) et exprimant le rapport de la société avec le temps, passé et présent entremêlés (Hartog, 2003: 166).

3.2. L’importance de la notion du territoire

La notion du territoire est au centre des préoccupations des écomusées et musées de société, qui travaillent à construire une politique culturelle à l’échelle locale. Cette perspective aide à étendre la connaissance du patrimoine et permet aux autochtones, perçus comme des publics prioritaires, de se réapproprier leur patrimoine et leur identité culturelle par la mise en valeur des objets et des savoir-faire produits sur le territoire ou liés à son histoire.

« Le territoire est une appropriation à la fois économique, idéologique et politique (sociale, donc) de l’espace par des groupes qui se donnent une représentation particulière d’eux-mêmes, de leur histoire. » (Di Méo, 1996 : 40). En tant qu’espace où s’exprime un collectif social, il induit des rapports sociaux qui peuvent s’exprimer par le partage de cet espace70et par la ou les représentations que l’on s’en fait. Dans ce sens, le territoire est lié à

l’identité culturelle du collectif en question. Nous utilisons ici le concept de territoire au sens sociologique du terme, c’est-à-dire au sens idéel plutôt qu’à son acception matérielle, plus

70 Dans le concept territorial de Guy Di Méo (1998), l’espace géographique se déploie de l’espace produit

(espace social où interagissent des rapports sociaux et spatiaux) à l’espace vécu (signifiant le rapport établi entre l’individu et la terre, ce qui reflète l’appartenance à un groupe localisé).

76 évidente, d’espace géographique. Il s’agit particulièrement d’un processus d’appropriation du territoire par les groupes sociaux. Considéré sous cet angle, le sens de territoire rejoint, de façon plus large, celui de la territorialité définie comme étant « la structure latente de la quotidienneté, la structure relationnelle, pas ou peu perçue, de la quotidienneté » (Raffestin, Bresso, 1982 : 186).

Le territoire constitue donc un champ symbolique important et permet d’accroître le sentiment d’identité collective (Di Méo, 1998), ce qui le place dans l’ordre des représentations sociales (Halbwachs, 1938). Ainsi, la projection symbolique d’appartenance au territoire ou « territoire identitaire » a une valeur sociale qui, non seulement favorise de nouvelles médiations locales, mais accorde, de surcroît, une certaine reconnaissance : « Les écomusées permettent à la population d’être sujet et non plus objet. Les choses sont les éléments d’un langage articulé et complexe dont la conservation n’est plus essentielle. Le lieu n’est plus un enclos ou une chaîne d’enclos sacrés mais le territoire entier d’une communauté vivante. Le contexte n’est pas un patrimoine mais une situation de changement. Le fruit n’est pas l’enrichissement des connaissances ou l’accès à la contemplation de produits culturels mais l’acquisition d’une confiance en soi et d’une grande maîtrise des mécanismes et des objectifs de changement »71, explique Julie Guiyot-Corteville.

3.3. La dimension sociale et participative

Qu’ils raisonnent en termes de territoire ou en termes de filière (technique ou ethnographique par exemple), les musées de société composent dans leur diversité thématique et territoriale (associatifs, de collectivité publique, nationaux ou communaux) un panorama pluriel de la mémoire collective puisqu’ils se distinguent des autres musées par leur « éclairage social » (Desvallées, 1991 : 130). Germain Viatte, qui fut chef de l’Inspection générale des musées, estimait que ces institutions étaient peut-être les « musées de l’avenir » (Vaillant, 1993 : 34). Ces musées insistent sur le rôle social de la culture, développé notamment dans la déclaration de Santiago (Chili, 1972). Il s’agit d’associer les habitants à la réflexion sur le contenu des collections et des expositions, ce qui permet de développer la participation de proximité et de valoriser le territoire aux yeux des habitants.

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77 Il est à noter que la mutation que vivent à l’heure actuelle ces musées réside dans le fait qu’ils soient devenus des lieux de rencontre, au sens d’échange. À cet effet, le visiteur ne se rend pas au musée uniquement pour voir ce qu’on lui propose comme offre culturelle, mais il vient également pour (re)voir un objet qu’il a apporté à l’exposition ou pour regarder une vidéo dans laquelle il a pu apporter son témoignage.

Cette participation de la population locale, initiée par les écomusées dès l’origine, est toujours présente sur la scène des musées de société, mais a évolué progressivement vers une participation plus active de l’habitant et vers des thématiques ressurgies dans les années postérieures aux Trente Glorieuses comme les identités régionales, embrassant des champs de plus en plus actuels comme les représentations sociales et tout ce que la dimension sociale implique au niveau de la projection de soi dans la société d’aujourd’hui et de demain. Cela permet au musée d’approcher un environnement social du patrimoine, c’est-à-dire « cette volonté d’affirmation publique des appartenances et des identités communautaires » (Choffel- Mailfert, 2001). Le local prend alors valeur de référentiel pour rendre lisibles les caractéristiques des territoires et de leurs habitants, ce qui fonde les actions mises en place pour instaurer la cohésion sociale et le développement durable.

Les objets collectés sur le territoire ont un impact social sur les habitants. Cette intégration des enjeux sociaux dans une démarche culturelle nous permet de revenir sur la notion d’ « opérativité symbolique » proposée par Jean Davallon (1999), dans une approche muséologique, pour désigner les expositions72

visant un « impact social ». Celles-ci caractérisent particulièrement les écomusées, car ils se fondent sur la proximité instaurée entre le thème et les objets présentés au public, et sont « destinées à redonner (ou simplement donner) à un groupe le sentiment de son existence et de son identité » (ibid. : 159), en présentant « des particularités d’une région, d’une ville, d’un métier ou d’un groupe» (ibidem).

72 Jean Davallon (1999 : 158-159) classe les expositions en trois grandes catégories : celles qui proposent une

rencontre entre visiteurs et objets (expositions des beaux-arts), celles qui déclenchent une stratégie de communication (expositions didactiques) et celles qui visent un impact social (cas des expositions des écomusées).

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3.4. La création et le rôle de la Fédération des écomusées et des musées de société (FEMS)

En décembre 1988 fut officiellement fondée l’association « Écomusées en France » (de type loi 1901), à l’initiative des vingt-huit écomusées fondateurs et de la Fondation Crédit coopératif, créée en 1984. Jean-Bernard Gins73, alors secrétaire général de cette fondation, séduit par les idées contestataires de ces musées associatifs pour promouvoir le concept

français d’écomusée, les aida à participer au Salon international des musées et des expositions

(SIME). Ils y organisèrent l’exposition commune des écomusées de 1990 à 1992.

L’évènement connut un succès populaire et donna une visibilité à l’association auprès de la communauté scientifique. Depuis, la Fondation Crédit coopératif soutient l’association et l’accompagne dans la durée. Elle lui accorde, outre le soutien financier, un partenariat associatif fondé sur la coopération et sur les mêmes valeurs de valorisation de l’Homme et de ses activités dans son milieu.

Pourtant, les prémices de la naissance de l’association remontent à 1986, lors d’un atelier du colloque de L’Isle-d’Abeau où fut discutée l’opportunité de créer une fédération. Des liens privilégiés se sont également noués avec la Région Franche-Comté74, en la personne

de Philippe Mairot, conservateur-directeur des musées des Techniques et Cultures comtoises (MTCC) et premier président fédératif75. D’autres facteurs ont marqué ce mouvement

émergeant : la nomination de Jacques Sallois à la Direction des musées de France et d’Edwige Fleury à la Mission du patrimoine ethnologique entame une reconnaissance du patrimoine ethnologique auprès du ministère de la Culture.

L’association « Écomusées en France » fut rebaptisée en 1992 « Fédération des écomusées et des musées de société » (FEMS). Le colloque national de juin 1991, intitulé « Musées et société », inscrit les musées de société à côté des écomusées et attire l’attention sur les nouvelles pratiques muséologiques en cours.

Cette organisation revendiquait avant tout une reconnaissance professionnelle et scientifique du mouvement écomuséal émergeant, au même titre que les musées des beaux-

73 Élu président de l’association « Écomusées en France » de 1992 à 1999. Il en a été nommé président

d’honneur en 2001.

74 Le siège de la fédération a été fixé à Salins-les-Bains, puis à Besançon.

75 Secrétaire général de la Fondation Crédit coopératif de 1989 à 1992, il est toujours administrateur de la

79 arts, afin de pallier l’absence du musée des ATP et de « décloisonner » les écomusées et les musées de société (Guiyot-Corteville, 2004 : 8).

Pour réaliser ces objectifs, le projet fédératif agit en faveur de l’interdisciplinarité et se positionne aux côtés du développement durable des territoires, du tourisme et de l’économie76

sociale. D’autres champs de recherches que l’ethnologie sont investigués comme le patrimoine immatériel, l’immobilier, le fongible (espèces animales et végétales), la muséologie, la communication et la médiation.

Ce réseau national d’acteurs patrimoniaux est unique en Europe. Il assure la diffusion des réalisations de ses membres auprès de l’État et des collectivités territoriales. Il siège dans divers organismes comme l’ICOM, le Conseil national du tourisme (CNT), le Conseil du patrimoine ethnologique (CPE), la Conférence permanente du tourisme rural (CPTR) et le Conseil national de la vie associative (CNVA).

La fédération développe son action et l’enrichit au moyen de partenariats qu’elle tisse entre divers acteurs politiques, institutionnels et professionnels. À ce jour, cette plate-forme rassemble cent trente-quatre adhérents77, représentant plus de deux cent vingt musées et

espaces muséographiques qui accueillent chaque année près de quatre millions de visiteurs, soit un dixième de la fréquentation annuelle des musées français.

Sur le plan scientifique, et afin de lutter contre l’isolement professionnel de ses membres, la fédération porte un fondement déontologique autour des collections, de la médiation et du territoire ; elle supervise les expertises du réseau dont elle accompagne les projets dans un contexte de renouvellement de l’objet de collection et des pratiques muséologiques. Elle permet à ses membres de partager leurs expériences en promouvant la recherche, en comparant les collections et en organisant des programmes de réflexion et de travail communs, des séminaires et des journées professionnelles dont elle assure la publication. En même temps, elle encourage le développement professionnel des adhérents et s’ouvre à toute institution patrimoniale adhérant aux principes muséologiques et

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La fédération a participé activement au programme « Nouveaux Services-Nouveaux Emplois », créé par l’État afin d’encourager les emplois-jeunes dans de nouveaux secteurs d’activités. D’une part, ce dispositif a permis aux écomusées de développer leur mission culturelle en ciblant de nouveaux publics (scolaires, troisième- âge…) ; d’autre part, ce fut l’occasion pour professionnaliser leurs équipes, en intégrant des agents de développement des publics et des médiateurs culturels.

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80 déontologiques de l’écomusée, y compris à l’étranger78, et considérant l’objet et la

muséographie comme des moyens pour témoigner de l’Homme.

Aujourd’hui, la fédération est reconnue comme interlocuteur officiel, mais endure toujours d’incessantes critiques à l’encontre de son principe fondateur même. Elle s’efforce d’y faire face, poursuivant son questionnement sur de nouveaux enjeux, cherchant à s’affranchir de ce que Julie Guiyot-Corteville appelle son « adolescence permanente » (2004 : 13).

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