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L’avènement des deux approches : le CODIRPA et PRIME

Partie I : La préparation à la gestion des risques nucléaires en France : une

Chapitre 2 La préparation à la crise nucléaire : une approche centrée sur l’aléa

2.1 La gestion de crise nucléaire : un lutte entre différentes approches

2.1.1 L’avènement des deux approches : le CODIRPA et PRIME

En 2004, André-Claude Lacoste, qui était le Directeur Général de la Sûreté Nucléaire et de la Radioprotection (DGSNR)199 a demandé au Pr. Vrousos, cancérologue, un rapport sur les actions prioritaires à mener en matière de radioprotection. Ce rapport a pointé les faiblesses de la France dans l’hypothèse où un accident nucléaire arriverait sur notre territoire. Il concluait par la nécessité d'engager une réflexion nationale concernant la gestion des situations de contamination durable pouvant résulter d'un accident nucléaire ou d'un acte de malveillance. Les conclusions de ce rapport amorçaient la venue du CODIRPA. Le CODIRPA est issu de la Directive ministérielle du 7 avril 2005200 qui a demandé à l’ASN de se mettre en relation « avec les départements ministériels concernés, d'établir le cadre et de définir, préparer et mettre en œuvre les dispositions nécessaires pour répondre aux situations post-accidentelles ». En juin 2005, le CODIRPA a été créé par l’ASN avec pour mission d’élaborer des doctrines post-accidentelles. Il se décline en 14 Groupes de Travail (GT) ayant chacun un objectif particulier201 et sont composés d’environ 130 experts des domaines

199 L’ancêtre de l’Autorité de Sûreté Nucléaire. Dans le texte, pour faciliter la lecture et réduire l’emploi des sigles, nous l’appellerons désormais « ASN » même si ce nom n’est apparu qu’en juin 2006.

200 Directive interministérielle du 7 avril 2005 sur l'action des pouvoirs publics en cas d'événement entraînant une situation d'urgence radiologique disponible sur

http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000446912&dateTexte=&categorieLien =id

201

Les groupes sont : « Levée des actions d'urgence de protection des populations et réduction de la contamination en milieu bâti », « Vie dans les territoires ruraux contaminés, agriculture et eau », « Évaluation des conséquences radiologiques et dosimétriques », « Suivi sanitaire des populations », « Indemnisation »,

concernés (Commissions locales d'information, associations, élus, agences sanitaires, organismes d'expertises, autorités, exploitants).

La constitution des groupes de travail n’inclue que très peu de représentants de la société civile, hormis quelques associations écologistes qui ont l’habitude de travailler avec les acteurs du nucléaire. Le recours aux mêmes associations écologistes, qui acceptent par ailleurs les règles du jeu institutionnel, a cependant tendance, comme le montre Cécile Blatrix, à rapprocher leurs points de vue de ceux des acteurs techniques. « D’une manière générale, on sait que l’acceptation des règles du jeu institutionnel peut émousser la critique et la contestation. » 202 Ces associations peuvent faire « l’objet de processus d’institutionnalisation qui sont des processus d’encadrement et de canalisation (channeling) de leur action. Les dispositions régissant leur activité peuvent contribuer à restreindre la diversité de leur forme d’action et d’organisation, ainsi que les buts qu’elles poursuivent. »203 Pierre Lascoumes avait auparavant fait le constat de ce phénomène mais il l’expliquait par la volonté de reconnaissance de ces associations : « Les associations de défense de l’environnement se trouvent amenées à conquérir une reconnaissance locale en s’intégrant progressivement aux circuits de prise de décision. »204

Lors de notre recherche, nous avons assisté à plusieurs reprises à des réunions du Groupe de Travail n°7 du CODIRPA intitulé « Organisation des pouvoirs publics et implication des parties prenantes ». Nous avons donc une vision assez précise de la manière dont ce comité est organisé et de sa finalité. Lors d’une réunion à la Préfecture de la Drôme à Valence, en 2009, nous avons été témoin de cette faible implication des membres de la société civile dans les travaux205 de ce Groupe de Travail, et d’une définition monopolistique des enjeux de l’accident nucléaire par les experts. L’objectif de cette réunion du CODIRPA était de réunir les acteurs locaux (agriculteurs, maraîchers, vétérinaires,…) situés autour de la centrale nucléaire du Tricastin, dans la Drôme, afin d’établir les enjeux d’un accident nucléaire autour de ce site. Sur 4h30 de réunion, moins de 20 minutes ont été laissées à l’assemblée pour qu’elle pose des questions sur la stratégie de préparation à la crise nucléaire

« Gestion des déchets, produits contaminés et terres contaminées », « Organisation des pouvoirs publics et implication des parties prenantes », « Communication », « Eau : gestion de la ressource en eau », « Réglementation », « Culture radioprotection », « Centre d’Accueil et d’Information du Public »

202 Blatrix Cécile. Devoir débattre. Les effets de l'institutionnalisation de la participation sur les formes de l'action collective. In: Politix. Vol. 15, N°57. Premier trimestre 2002., p. 81

203 Ibid., p. 82 204

Lascoumes Pierre, « Associations de l’écologie : un grand service politique ? », in Pouvoirs locaux, n°15, décembre 1992, p. 71

mise en place. Au final, ce sont les acteurs du CODIRPA qui ont expliqué localement la manière dont la planification prévue nationalement devait se transposer de manière générique. « Pour eux, faire une approche locale, c’est expliquer localement à des acteurs la planification établie au niveau national » (Ing/IRSN). Il n’y a pas de préparation adaptée aux enjeux spécifiques des populations et des territoires.

En avril 2003, le Ministère de l’Environnement a lancé un programme de recherche appelé « Risque Décision Territoire ». 206 Avec ce programme, le Ministère de l’Environnement souhaitait inscrire la gouvernance des risques comme un objet de recherche. L’objectif était de mettre en pratique des systèmes de gouvernance des risques au cours desquels les acteurs du territoire et la société civile interagiraient pour améliorer la vigilance et la sécurité de chacun. En 2006, le Groupe de Travail PRIME a été lancé en réponse à ce programme de recherche. Les initiateurs du projet étaient des ingénieurs de l’IRSN, dont six d’entre eux ont participé à l’écriture du rapport final. Face à l’approche et aux acteurs du CODIRPA, « qui, étant donné leur positionnement cognitif étaient loin de ces problématiques de vulnérabilité du territoire » (Ing/IRSN), ce programme se voulait davantage pluraliste. Dans les faits, il a été réalisé en partenariat avec de nombreuses parties prenantes sur les territoires étudiés (élus, citoyens, décideurs, experts).

La constitution de ce groupe, en vue d’une concertation sur les enjeux du territoire et pour les populations, a pris la forme de « forum hybride ».207 Ces forums sont dits « hybrides » quand ils rassemblent au long d’un même processus de discussion à la fois des spécialistes de haut niveau et des citoyens ordinaires. En effet, « le pari méthodologique suppose que l’échange d’arguments et d’informations favorisera de surcroît l’émergence d’arguments nouveaux ».208 Son objectif est « de développer, en concertation entre experts, acteurs de la décision et représentants du territoire, une méthode de caractérisation d'un territoire contaminé, à la suite d'un accident industriel, impliquant des substances radioactives. Le principe de base de la méthode est la hiérarchisation des facteurs de la vulnérabilité d'un territoire, vis-à-vis d'une pollution radioactive. La hiérarchisation est réalisée simultanément par les différents acteurs du projet PRIME, afin de parvenir à une

206 Avec ce programme “Risque Décision Territoire”, le Ministère de l’Environnement souhaitait inscrire la gouvernance des risques comme un objet de recherche. L’objectif était de mettre en pratique des systèmes de gouvernance des risques les acteurs du territoires et la société civile interagiraient pour améliorer la vigilance et la sécurité de chacun.

207

Jean-Pierre Gaudin, La démocratie participative, Paris, Armand Colin, 2007 ; Callon M., Lascoumes P.,

Barthe Y., Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Paris, Seuil, 2001

vision partagée du territoire, préalablement indispensable à la construction d'une stratégie de gestion appropriée. Cette méthode vise à être utilisée par les gestionnaires du risque. Elle doit donc répondre à deux objectifs: d'une part, définir des actions de protection des populations, de leurs biens et de leurs cadres de vie et d'autre part, être acceptable par l'ensemble des personnes concernées par la vie dans le territoire contaminé. »209

Une ingénieure de l’IRSN que nous avions déjà mentionnée lors du chapitre précédent a souhaité également se servir de ce programme PRIME pour étudier les éléments nécessaires à la résilience des populations suite à un accident nucléaire. Ses interrogations sur le concept de résilience ont fait suite à son expérience au sein du Ministère de l’Environnement au cours de laquelle, elle avait travaillé sur la résilience des populations après la crue du Gard en 2002. Cette notion de résilience ou « recovery » en anglais est apparue plus récemment pour tenir compte des réponses apportées par la société elle-même au niveau local en plus de celle des pouvoirs publics. La vulnérabilité et la résilience sont en effet des concepts devenus des thèmes de recherche dans de nombreux pays et organismes, surtout dans les pays anglo-saxons suite aux attentats ou à la catastrophe créée par le cyclone Katrina à la Nouvelle Orléans210. Dans le domaine des risques nucléaires, en Angleterre, les pouvoirs publics ont entamé des réflexions avec de nombreux acteurs de la société civile y compris les distributeurs de denrées et ont établi les réponses envisagées en cas d’accident dans le « UK Recovery Handbook for Radiation Incidents » et le « UK Recovery Planning Template ».

Pour asseoir la légitimité de ce concept, une étude a par ailleurs été financée par l’IRSN au King’s College de Londres sur le thème de la « recovery et de la résilience »211 Analyser la vulnérabilité d’une société après une catastrophe consiste à distinguer les mécanismes de vulnérabilité, les caractéristiques des groupes les plus fragiles et préciser leurs atteintes y compris psychologiques212. La vulnérabilité ne prend en compte que la propension des individus et de la société à souffrir des dommages. Par contre, la résilience d’une société donne un caractère actif à la société confrontée à ces situations.213 Elle prend en compte des

209

Catherine Mercat & Philippe Renaud, PRIME, Rapport scientifique, 2008

210 Par exemple : Anne Speckhard, “Civil Society’s Response to Mass Terrorism: Building Resilience” in

Combating Terrorism – Military and Non Military Strategies, Rohan Gunaratna editor, Eastern Universities

Press, Singapore, 2006.

211 Cf. Ala Detsyk, Préparation à un accident nucléaire : le cas du Royaume Uni, King's Centre For Risk Management. L’étude est disponible sur le site internet du King’s College.

212 Marie-Thérèse Neuilly, Gestion et prévention de crise en situation post-catastrophe, prise en charge des traumatismes collectifs, Paris, De Boeck , 2008, 296 pages

213

Ludivine Colbeau-Justin et Max Mauriol, « Strengths and weaknesses in the social response to the earthquake of January 2001 » In Rose, W., I., Bommer, J.J., Lopez D. (Eds), Natural Hazards in El Salvador, Geological Society of America, Boulder, Colorado, 2004

capacités des sociétés - autant des autorités que de la société civile -, à gérer les catastrophes, à cicatriser leurs plaies et à permettre à chacun de rebondir214. L’analyse de la résilience va mettre en évidence les ressources économiques, culturelles, intellectuelles mises en œuvre par les différentes parties de la société dans le processus de réparation et de restauration des conséquences de l’événement, ici dans la reconquête des territoires contaminés.

Toutefois, cette approche par la vulnérabilité du territoire a été rapidement mise de côté par les acteurs du CODIRPA prétextant que « le prix à payer est trop lourd car c’est un long travail pour arriver à dégager les enjeux locaux avec les acteurs du territoire. En plus, comme ce n’est pas un modèle générique de préparation, il faudrait réaliser le même processus pour l’ensemble des centrales nucléaires. » (Ing/IRSN). Sur ce point, les difficiles conditions de la concertation, et particulièrement la longueur du processus ont été bien analysées par Jean-Pierre Gaudin.215 Ainsi le coût de la concertation au préalable n’est jamais mis en relation avec que le coût de l’impréparation, minimisé par les acteurs dominants du CODIRPA.

Lors de la présentation des travaux de PRIME aux acteurs du territoire ayant contribué à cette enquête, les résultats ont été en grande partie préemptés et présentés par les acteurs du CODIRPA, en utilisant leurs schémas de pensée très technicistes. De ce fait, « la restitution était sur un modèle tellement éloigné de leurs propres enjeux que ça n’a pas marché » (Ing/IRSN) et les acteurs de PRIME ont décidé de ne plus s’investir.

De manière logistique et pratique, les deux approches que nous venons de présenter peuvent être complémentaires pour se préparer à la crise nucléaire, le CODIRPA est centré sur l’aléa216, et PRIME sur la vulnérabilité217. L’approche par l’aléa est largement privilégiée par les autorités en charge laissant à la marge l’approche par la vulnérabilité. En étant plus précis, le CODIRPA et PRIME ont surtout vocation à traiter la phase post-accidentelle de l’accident nucléaire. L’accident nucléaire est découpé en différentes phases (menace, urgence et post-accidentelle) qui, pour nous, n’ont aucun autre intérêt que des problématiques de planification et de gestion. Les experts du CODIRPA définissent des enjeux pour chaque

214

Jean-Christophe Gaillard, “Resilience of traditional societies in facing natural hazards.” In Disaster

Prevention and Management, n°16, pp 522-544.

215 Gaudin Jean-Pierre, op. cit.

216 Nous entendons l’ « aléa » comme « la source, la composante à l’origine du risque » (Lahidji, 2012). Dans notre recherche, l’aléa est le phénomène à l’origine de l’accident nucléaire.

217

Nous entendons la « vulnérabilité » comme « le degré de dommages encouru par les biens exposés en cas de

survenue de l’aléa. » (Lahidji, 2012). Dans notre recherche, la vulnérabilité s’applique aux territoires contaminés

phase et appliquent des mesures pour y répondre. A chaque phase correspondent donc des enjeux et une planification spécifique. Toutefois, contrairement à cette vision partagée, certains ingénieurs de l’IRSN souhaitent que la notion d’accident nucléaire dépassent les simples enjeux techniques et découlant de la sûreté du réacteur pour s’intéresser aux enjeux sociétaux et de territoire. Sur ce point, nous verrons que plus la cinétique de l’accident avance dans le temps, plus de nouveaux enjeux viendront se greffer à la gestion de crise, en reléguant les enjeux techniques au second plan.