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Le CEA, longtemps l’acteur unique de la sûreté nucléaire

Partie I : La préparation à la gestion des risques nucléaires en France : une

Chapitre 1 La construction du système d’acteurs fonctionnel autour de la

1.3 Le CEA, longtemps l’acteur unique de la sûreté nucléaire

1.3.1 La création du CEA

« Dès la fin du conflit mondial, Frédéric Joliot envisage avec Irène Joliot-Curie, Raoul Dautry, Pierre Auger et Francis Perrin, la création d’un établissement de caractère scientifique, technique et industriel, chargé des questions de l’énergie atomique »130. L’ordonnance du 18 octobre 1945 signé par le Général de Gaulle fut l’acte fondateur du Commissariat à l’Energie Atomique (CEA). Son premier Haut-Commissaire sur les questions techniques et scientifiques n’était autre que Frédéric Joliot. L’organisme était placé sous la tutelle unique du Président du Conseil, Charles de Gaulle, et sa mission était le développement atomique à des fins scientifiques, industrielles et de Défense. Il disposait d’une autonomie financière et administrative. Sa première réalisation fut la création de la « pile atomique Zoé » en 1948, premier réacteur d’essai du CEA à Fontenay aux roses. L’objectif était de bien connaître la manière d’utiliser industriellement la réaction de fission.

Jusqu’en 1951, le CEA était principalement un organisme de recherche. « Un décret ministériel du 3 janvier 1951 modifie l’ordonnance de 1945, afin d’autoriser l’accès au CEA à des personnalités de l’administration et de l’industrie, et non plus aux seuls scientifiques reconnus pour leurs compétences dans le domaine atomique ».131 A partir de 1952, le CEA est alors constitué de politiques, d’ingénieurs, de chercheurs, et de militaires. Les deux directions principales étaient la direction de la production, et celle des applications militaires. Ce découpage administratif allait dans le sens d’un investissement massif pour l’industrie nucléaire et pour la bombe atomique. La pluralité des acteurs présents au CEA va entraîner les premières querelles entre les médecins et les ingénieurs sur le thème de la sécurité nucléaire, entre la radioprotection et la sûreté. « Le télescopage de ces deux disciplines marque l’histoire de la maitrise du risque nucléaire en France, à la fois du fait de la délimitation du champ d’activité – schématiquement, la sûreté doit mettre en œuvre les moyens pour éviter le rejet de substances radioactives tandis que la radioprotection s’attache à la mesure de cette radioactivité et à ses conséquences sur la santé. Mais aussi du fait de rivalités institutionnelles, de pouvoir aussi, entre des corps de métiers aux traditions différentes ».132

130 Foasso Cyrille, Histoire de la sûreté de l’énergie nucléaire civile en France (1945-2000), Technique d’ingénieur, processus d’expertise, question de société, Thèse d’Histoire, Université Lumière Lyon II., soutenue en 2003, p. 31

131 Ibid., p.54 132 Ibid., p.78

Un Service de Protection contre les Rayonnements (SPR) est créé en 1951 avec pour mission d’évaluer les effets biologiques des rayonnements et de développer des techniques de limitation de l’exposition pour les travailleurs. Le domaine de la « sûreté » des installations et de prévention des accidents reste lui aux mains des ingénieurs.

1.3.2 La sûreté nucléaire française en retard

Le changement de cap de l’année 1952, amène également un changement de gouvernance au sein de la direction bicéphale du CEA. L’Administrateur Général en charge des questions industrielles et militaires est nommé au-dessus du Haut-Commissaire qui reste en charge du domaine scientifique et sanitaire. Historiquement, l’Administrateur Général et le Haut-Commissaire ont chacun à leur tour été au sommet du pouvoir au CEA. Les deux sont nommés par le gouvernement. Sociologiquement, un changement s’est également opéré, « aux scientifiques et techniciens de « gauche », [proche de Joliot-Curie133] succèdent les jeunes ingénieurs polytechniciens, plus proches des milieux industriels et militaires. »134 La question de la sûreté nucléaire n’est toujours pas apparue.

Pour développer les concepts de réacteurs et envisager la sûreté nucléaire, les scientifiques sont restés dans une certaine autarcie puisque dès 1953, les réacteurs américains étaient déjà entourés d’une barrière étanche pour retenir les radioéléments en cas d’accident. Cette barrière n’était pas présente sur les réacteurs Uranium Naturel Graphite Gaz (UNGG) du CEA. Les Etats-Unis avaient intégré la possibilité d’un accident nucléaire et commençaient à développer des méthodes et des concepts pour en limiter les conséquences. « Le rapport WASH 740 135 de 1957 a chiffré les conséquences maximales d’un accident de réacteur ».136 Les décisions prises suite à ce rapport étaient que les installations nucléaires devaient être éloignées des villes, et à une distance de sécurité proportionnelle à leur puissance. Généralement, la distance est entre 50 et 70kms, en comparaison des 2kms pour les premières habitations françaises. De plus, l’organisation de l’industrie nucléaire américaine

133 Frédéric Joliot était membre du parti communiste français depuis 1942 et membre du Comité central en 1956. Il fut par ailleurs président du Conseil Mondial de la Paix de 1949 à 1958. Dans ce cadre, il lance en 1950 l'Appel de Stockholm visant à l'interdiction de la bombe atomique. À ce titre, il reçoit le prix Staline international pour la paix et il est relevé de ses fonctions de haut-commissaire du CEA la même année. On lui interdit également l’entrée au CEA de Fontenay aux Roses où il avait mis au point la pile Zoé.

134 Foasso Cyrille, op. cit., p. 648 135

Les rapports WASH sont écrits par la Nuclear Regulatory Commission (NRC) qui est l’autorité de sûreté nucléaire américaine.

était institutionnellement découplée entre le promoteur, l’expert technique et l’autorité dont la responsabilité est engagée.

Une autre différence fondamentale entre la France et les pays anglo-saxons provenaient de l’outil législatif et réglementaire français en matière de sûreté nucléaire. Il n’existe aucune loi nucléaire en France avant la loi dite « loi Bataille » de 1991 venant encadrer le stockage des déchets nucléaire. Ce vide juridique a entrainé une gestion particulière de la sûreté qui offre un rôle prépondérant à l’analyse technique, au cas par cas, jusqu’en 2006 et la loi sur la Transparence et la Sûreté Nucléaire. Ce sont des décrets émis par une division du ministère de l’Industrie qui fixe les règles de conception et les DRIRE qui en vérifient les applications. Au final, nous voyons que la sûreté nucléaire est restée hors du débat démocratique.

1.3.3 Le lancement du nucléaire civil et la création de la Commission de Sûreté des Installations Atomiques

Le CEA a développé les modèles et les systèmes de la filière Uranium Naturel Graphite Gaz (UNGG) dont les premiers réacteurs furent construits en 1952, 1955, et 1956 à Marcoule. Puis EDF a construit six réacteurs à Chinon (1957, 1959, 1961), Saint-Laurent (1963, 1966) et Bugey (1965), les a exploités, et a formé le personnel. La COGEMA contrôlait la filière du combustible de la mine jusqu’aux pastilles d’uranium, puis le retraitait.

En 1958, le CEA a décidé de se lancer dans l’exploitation du nucléaire civil et a exprimé sa volonté d’un découplage avec la branche militaire. Toutefois, cette volonté était en partie de l’affichage car il existe un lien physique entre ces deux fins d’exploitation du nucléaire. De manière simple, la fission nucléaire de l’235U dans un réacteur nucléaire crée à la fois de l’énergie pour fabriquer de l’électricité mais une partie de l’uranium du réacteur devient du plutonium (239Pu)137, élément constitutif de la bombe atomique que les militaires peuvent récupérer grâce au retraitement du combustible usé. La filière nucléaire civile alimentait donc la filière militaire en matière première. La conception des centrales nucléaires dite « à neutrons rapides » était celle qui produisait le plus de plutonium et a donc été privilégié par le CEA, à des fins militaires. En 1962, Charles de Gaulle est allé à Cadarache pour inaugurer le premier réacteur expérimental à neutrons rapide, Rapsodie.

Divers éléments ont fait évoluer l’organisation de la sûreté au sein du CEA. Pour ne citer que deux d’entre eux, l’accident de Windscale en 1957 en Angleterre et la création de deux organismes internationaux, l’Agence Internationale de l’Energie Atomique (AIEA)138 en 1957 et la Communauté Européenne de l’Energie Atomique (Euratom) en 1958, dont l’une de leurs missions était la sécurité et la sûreté nucléaire. Cette prise de conscience a contribué à la création de la Commission de Sûreté des Installations Atomiques (CSIA) au sein du CEA en 1960. Comme le laisse sous-entendre la dénomination de cette commission, seuls les éléments de sûreté des installations étaient appréhendés. De plus, le fait d’avoir la commission d’expertise de sûreté au sein même du CEA qui est également producteur de plutonium avec sa filière UNGG à Marcoule, laissait penser à une certaine forme d’autocontrôle.139 La CSIA était cependant légèrement démarquée car elle était présidée par le Haut-Commissaire à l’énergie atomique, qui n’est pas un personnage nommé par les instances du CEA, mais nommé par le Conseil des Ministres.

Au départ, les problèmes de sûreté regardés étaient surtout des problèmes de criticité140, avec la sous-commission des masses critiques, afin de garantir que les installations nucléaires civiles ne deviennent pas le siège de réaction en chaîne non contrôlée, transformant la matière combustible des réacteurs en véritable bombe sur le territoire. Il y avait une commission de la sûreté des piles qui était présidée dès son origine par Jean Bourgeois. Il y avait également une sous-commission des risques de contamination, présidée par Regnault, qui est ensuite devenu le premier Président du Groupe Permanent141 Usine en 1972. La contamination redoutée est la dispersion de produits de fission issus de la fission des atomes d’uranium dans les réacteurs nucléaires. Ce sont donc des corps radioactifs qui peuvent émettre des rayonnements dangereux pour l’homme s’ils sont dispersés dans l’environnement.

Du fait de son monopole sur l’expertise de sûreté nucléaire au début des années 1960, le CSIA était chargé d’examiner les premiers réacteurs d’EDF. Toutefois, les prérogatives

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L’agence fut créée après la proposition faite par le Président Américain Eisenhower lors de son discours Atoms for Peace en 1953. Ses missions principales sont la non-prolifération du nucléaire militaire et la promotion du nucléaire civil.

139 Dans les faits, on observe une divergence de point de vue assez nette entre le producteur et l’expert de sûreté. FOASSO décrit notamment les discussions houleuses entre ces deux services du CEA au sujet des examens de sûreté des piles G1, G2 et G3 de Marcoule.

140 Les tous premiers problèmes de sûreté regardé étaient ceux ayant trait à la Pile Zoé.

141 Les Groupes Permanents (GP) sont une organisation très importante composée uniquement d’experts issus du monde universitaire, des exploitants, d’associations ,et d’organismes d’expertise du type IRSN. Les GP sont segmentés en fonction des problématiques (déchets, usines, réacteurs, transports, radioprotection) et sur des enjeux très importants. L’Autorité de Sûreté Nucléaire (ASN) s’appuie très souvent sur les travaux des GP pour rendre ses avis ou recommandations.

données au CSIA ne lui permettaient pas d’avoir autorité sur EDF, et la Commission ne faisait que donner un avis à l’exploitant. Il existait de vives tensions entre le CEA et EDF au sujet de l’industrialisation de l’énergie atomique ce qui a conduit à la création d’un nouvel organisme en charge de l’expertise en 1967. Il rassemblait des personnels d’EDF et du CEA et avait en charge l’expertise de sûreté des réacteurs d’EDF. Ce groupe devient le Groupe Permanent (GP) en 1972. Trois Groupes Permanents ont été créés au sein du Ministère de l’Industrie avec pour mission d’étudier les problèmes techniques en matière de sûreté. Le premier s’occupe des réacteurs nucléaires, le deuxième des accélérateurs de particules et le troisième de toutes les autres installations nucléaires de base (INB).

Pour les aspects de radioprotection, le Service Central de Protection contre les Rayonnements Ionisants (SCPRI) a été créé le 13 novembre 1956 par un arrêté du Ministre des Affaires sociales, du Secrétaire d'Etat à la Santé publique et à la Population, du Secrétaire d'Etat au Travail et à la Sécurité sociale et du Secrétaire d'Etat chargé de l'Energie atomique, comme un service dépendant de l’INSERM. Il avait pour mission de contrôler les activités mettant en œuvre des rayonnements ionisants dans des établissements ne dépendant pas du CEA et de la Défense, et la santé des travailleurs face à ces rayonnements. Sa dénomination a changé en 1994 pour devenir l’Office de Protection contre les Rayonnements Ionisants (OPRI), doté d’un statut d’Etablissement Public Administratif (EPA). L’établissement a alors été rattaché au Ministère de la Santé et au Ministère du travail. Ce changement d’organisme est une conséquence de l’accident de Tchernobyl et de la retraite du Pr. Pellerin.

1.4 Le passage à la filière PWR et le renforcement de la sûreté