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Réflexion théorique autour de la notion de discours

Chapitre 1 La notion de discours, de Foucault à nos jours

1.1. Foucault et sa définition du discours

1.1.1. L’aspect linguistique

L’aspect linguistique n’est pas évident dans le travail de Foucault, mais il n’en est pas moins présent. Sa notion de discours s’articule avec le concept de l’énoncé et de l’énonciation : un ensemble

d’énoncés30, parce qu’ils sont similaires en de nombreux points31 et « ont un seul et même objet » (Foucault 1969 : 46), forment une formation énonciative sur le plan matériel dont la face cachée de la médaille est une formation discursive.

Prenons comme exemple les tweets du fil Twitter générés depuis 2017 par le hashtag #bottlebattle sous forme d’interactions (cf. Bach 2018 : 52 ; à sa suite Gautier 2020 : 145). Les tweets sont générés par des individus ayant une start-up dans le monde du vin. Ils se sont regroupés dans un mouvement nommé la WINETECH32 et forment ainsi une communauté (cf. Bach 2018). Les tweets agrégés par le hashtag construisent une formation énonciative, dans la mesure où les différents tweets accumulés sont relativement identiques, i. e. ont une architecture multimodale avec un corps de texte associé à une photo, où la photo illustre la bouteille de vin présentée dans le texte et une intentionnalité pragmatique similaires. Le tweet vise à partager avec d’autres membres de la communauté le vin dégusté et à mettre en valeur la start-up du vin du locuteur via une structure propositionnelle relativement stabilisée, une structure informationnelle partagée et des moyens stylistiques stabilisés.

Fig. 3 : Tweet de la #bottlebattle

30 Je tiens à préciser une deuxième fois que sous la plume de Foucault et sous la mienne à sa suite, « énoncé » n’est pas à comprendre dans le sens de l’Analyse de Discours française telle que construite par Benveniste (en allemand Äußerung), mais comme une entité abstraite de connaissances pouvant être matérialisée par une forme linguistique, sans que celle-ci soit figée (Foucault 1971 : 17 ; cf. Busse 2020a : 197 et la nbp 6 supra). De l’acte d’énonciation (pris dans la plus large situation d’énonciation prise elle-même dans la situation phénoménale de communication) découle l’énoncé : « Die Aussage an sich und die Formation der durch Aussagen hervorgebrachten Äußerungen, der Diskurs als Schichtung von Handlungsprodukten und als Äußerungshandlung gleichermaßen, ist Gegenstand der Diskursanalyse. » (Warnke 2015 : 224)

31 Foucault ne précise pas lesquels et c’est en cela que sa théorie nécessite un effort d’appareillage linguistique conséquent ; cf. le numéro 13 de la revue Langages dédié à l’analyse de discours.

De cette formation énonciative émerge une formation discursive qui donne du sens à chaque énoncé. En effet, la formation discursive ne permet pas seulement de rendre des énoncés nouveaux similaires aux autres (en production) et d’aider à la compréhension de ces derniers (en réception), mais également d’accumuler les différents énoncés pour faire ressortir ce qui est identique et ce qui est différent. Lorsque les locuteurs publient un tel tweet, ils ne s’appuient pas sur la matérialité des tweets précédents, mais bien davantage sur leurs traces discursives réunies en système.

L’énoncé n’est pas isolé dans la réalité langagière : il est le fruit d’une évolution diachronique (« historique » avec les mots de Foucault) du matériel langagier. L’énoncé représente par sa forme figée un sens ponctuel, résultat d’une co-construction lente et discontinue. Cela explique pourquoi certains mots français ont un sémantisme différent selon qu’ils sont produits/réceptionnés à Paris ou à Québec, comme le mot « blonde » qui signifie « compagne » en français québécois, ce qui n’est pas le cas en français métropolitain où on lui préfère les mots « compagne », « copine » ou « petite amie » : « L’énoncé contient par sédimentation historique l’énonciation » (Foucault 1971 : 17).

Ainsi, tout est stabilisé dans une langue naturelle (cf. plus tard la notion de Gestalt sociale de Feilke 1996) ; ce qui varie est le degré de figement qu’il convient de se représenter sur un continuum allant du peu au fortement figé. Les hashtags suivants sont des exemples de structures relativement figées, précisément, car les hashtags doivent être structurellement stabilisés pour permettre aux utilisateurs d’exploiter pleinement les fonctions hypertextuelles du hashtag.

(1) #battlebottle (complètement figé)

(2) #jesuischarlie (hautement figé, mais avec des variations sémantiques et formelles comme ci-après)

(3) #jesuisParis (relativement figé : #jesuisnice, #jesuisstrasbourg, etc.)

En (1), le hashtag est tout à fait figé, n’a jamais évolué et permet d’identifier les échanges spécifiques qui ont lieu sur Twitter entre les membres de la communauté numérique du vin. Le hashtag est employé le week-end pour comparer les vins dégustés par les uns et les autres (Bach 2018 : 52). (2) est relativement stabilisé depuis les attentats du journal Charlie Hebdo en 2015 ; « relativement », car il convient de remarquer que si la forme est tout à fait figée, le sens a eu tendance à évoluer entre les jours suivants l’attentat et l’heure actuelle, où le hashtag est davantage compris comme un synonyme de « liberté de la presse / d’expression » (cf. [4.3.4]). Enfin en (3), le figement comporte une part stabilisée et une part variable dans des situations de communication récurrentes.

Les récurrences (ou « rémanences » : Foucault 1969 : 14, 41) linguistiques déployées dans les énoncés (« même vocabulaire, même jeu de métaphores » (Foucault 1969 : 47)) permettent de lier chaque énoncé aux autres, et ce à des niveaux linguistiques, événementiels (i. e. situationnels) et conceptuels. S’extrait alors de ce liage un ensemble de connaissances spécifique à une situation de communication généralisée, structuré dans la dynamique discontinue de la réalité langagière constituant un socle de connaissances partagées par les locuteurs d’une même communauté : le discours. Ce socle de connaissances se distingue par une architecture, des structures, et différents types de relations entre les connaissances en étant propres à un discours. Et ce sont les récurrences dans la réalité langagière qui forment déductivement les règles de ce discours (Foucault 1969 : 39).

Cette ouverture par où se glisse la répétition du langage, elle est présente dans ce langage même. Stigmate en lui de la morsure qu’il exerce sur les choses, et par quoi il les blesse. La phrase finale qui dénonce l’accroc dans la reproduction des choses, reproduit la phrase de départ à un accroc près, qui redouble dans la forme le glissement du sens […] (Foucault 2015 : 922)

Le discours ne se manifeste que lorsque l’unité du texte est défaillante (Foucault 1969 : 36) : i. e. lorsque le texte perd sa cohérence. En effet, lorsque l’exemplaire textuel est proche de son prototype, le discours se déploie parfaitement et n’est pas saisissable pour le non-linguiste ; si l’exemplaire textuel est éloigné du prototype ou s’il n’est pas cohérent, il met en lumière des lacunes structurelles de sens et de forme qui sont attendues par les locuteurs en raison précisément du discours inhérent à la situation de communication pour laquelle est produit l’exemplaire textuel. Le texte dispose d’une profondeur sémantique générée par son moule textuel (cf. [4]), mobilisé par le discours qui sélectionne sur la base de récurrences expérienciées les structures énonciatives adéquates :

En fait, si l’on parle si volontiers et sans s’interroger davantage de l’ « œuvre » d’un auteur, c’est qu’on la suppose définie par une certaine fonction d’expression. On admet qu’il doit y avoir un niveau (aussi profond qu’il est nécessaire de l’imaginer) auquel l’œuvre se révèle, en tous ses fragments, même les plus minuscules et les plus essentiels, comme l’expression de la pensée, ou de l’expérience, ou de l’imagination, ou de l’inconscient de l’auteur, ou encore des déterminations historiques dans lesquelles il était pris. Mais on voit aussitôt qu’une pareille unité, loin d’être donnée immédiatement, est constituée par une opération ; que cette opération est interprétative (puisqu’elle déchiffre, dans le texte, la transcription de quelque chose qu’il cache et qu’il manifeste à la fois) […] (Foucault 1969 : 35)

Le discours se comprend ainsi comme une entité sociale permettant un transfert de connaissances entre des individus de telle manière qu’il est un système plus ou moins autonome ancré dans un lieu, une époque et une communauté.