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Réflexion théorique autour de la notion de discours

Chapitre 3 L’Analyse Cognitive de Discours

3.2. Le modèle de l’ Analyse Cognitive de Discours

3.2.2. Frame Attentionnel

Tomasello (2019 : 17) note que cette infrastructure cognitive est une évolution adaptative phylogénétique à la base de toutes les autres évolutions sociocognitives191 d’Homo Sapiens192 qui lui

190 J’assume le choix dans ce chapitre trois de ne pas utiliser d’exemples pour deux raisons :

i) L’objectif est ici de mettre en évidence l’évolution épistémologique que je propose en soulignant la cohérence théorique du modèle de l’Analyse Cognitive de Discours – le commentaire d’exemples limiterait selon moi la force de l’argumentation ;

ii) Le modèle de l’Analyse Cognitive de Discours se veut être situé (usage-based) ; or, commenter un exemple sélectionné sur-mesure pour expliciter un aspect théorique aurait un effet contreproductif, dans la mesure où l’ensemble émerge de la fréquence d’emploi en situations de communication et non du simple épiphénomène ou d’idiolecte commenté par le linguiste pensant s’exprimer sur la réalité langagière et irait à l’encontre du plaidoyer de la Partie 2 pour l’usage systématique et non négociable des corpus. Ainsi, je préfère exposer la théorie et l’exemplifier par l’étude empirique de la Partie 3 avec un corpus et une analyse complète.

191 En particulier la communication langagière : « Indeed, my evolutionary hypothesis will be that the first uniquely human forms of communication were pointing and pantomiming. The social-cognitive and social-motivational infrastructure that enabled these new forms of communication then acted as a kind of psychological platform on which the various systems of conventional linguistic communication (all 6,000 of them) could be built. Pointing and pantomiming were thus the critical transition points in the evolution of human communication, already embodying most of the uniquely human forms of social cognition and motivation required for the later creation of conventional languages. […] The ability to create common conceptual ground – joint attention, shared experience, common cultural knowledge – is an absolutely critical dimension of all human communication, including

linguistic communication » (Tomasello 2008 : 2, 5 ; emphase ajoutée, MB).

192 On pourrait s’étonner de lire dans un travail plutôt linguistique, le poids donné à des considérations psychologiques et neurologiques ; néanmoins, je pense avec Vygotski (1985) qu’une approche unidisciplinaire ne saurait atteindre la réalité cognitive, c’est pourquoi je tente d’allier différentes théories et donc différentes perspectives pour me rapprocher au plus près de ce qui peut être à l’heure où sont rédigées ces pages « la » réalité cognitive (cf. également le plaidoyer récent de Récanati 2020) : « Il arrive au chercheur qui, voulant résoudre le problème de la pensée et du langage, le décompose en langage et pensée exactement ce qui arriverait à tout homme qui dans sa recherche d’une explication scientifique à certaines propriétés de l’eau, par exemple pourquoi éteint le feu ou pourquoi la loi d’Archimède s’applique à l’eau, recourrait à la décomposition de l’eau

ont permis de mettre en commun des compétences pour former un objectif commun et par la suite de penser en tant que collectif. Cette capacité nouvelle dans les espèces du vivant s’est développée phylogénétiquement jusqu’aux individus modernes. Les bébés acquièrent cette capacité dès le neuvième mois de vie, au cours duquel ceux-ci s’ouvrent au monde phénoménal et social. Ils commencent à créer une mise en rapport entre un objet phénoménal, d’autres individus et les situations qui les entourent. Il s’agit ici de la première étape de l’intentionalité partagée : l’émergence de l’attention jointe (l’enfant avec d’autres individus) est une étape supplémentaire vers le déploiement d’une intentionalité individuelle portée vers le collectif et d’une intentionalité collective permettant de partager des états mentaux avec d’autres (cf. Tomasello 2019 : 56). L’articulation de ces deux intentionalités est primordiale.

L’émergence, la stabilisation et la maîtrise active de cette hyperstructure cognitive sont le fait d’une sélectivité attentionnelle cognitive résultant d’une attention portée sur un objet phénoménal ou une action interindividuelle où tous les participants dirigent leur attention vers le même objet ou la même action. In fine ce qui permet le déploiement de l’attention jointe est l’intention individuelle

via l’objectif que s’est fixé l’individu sur son monde phénoménal. Tomasello (2009 : 70, 2014 : 44)

note que l’attention jointe s’acquiert par l’expérience sociale et la réussite d’objetctifs communs qui nécessitent donc un objet et une situation phénoménales identifiables.

Ainsi, l’attention jointe se déploie dans une situation de communication impliquant un objet du monde phénoménal, un individu orientant son attention vers cet objet et ayant un objectif communicationnel et reconnaissant un autre individu, qui lui aussi oriente son attention vers l’objet et reconnaît son partenaire. Tout au long de l’interaction, les partenaires doivent constamment s’assurer que l’autre maintient l’attention autour d’un même objet. Cela est dès lors le premier élément cognitif impliquant l’émergence d’une pression sociale qui finira par devenir une norme visant autant à faciliter la communication dans la mesure où la norme limite l’évasion attentionnelle vers un autre objet (il est attendu que l’attention soit continue) qu’à sa contrainte négative en réduisant la liberté attentionnelle de chaque individu.

L’attention jointe est alors une forme de négociation en aller-retour continu lors de laquelle deux (ou plusieurs) individus sont en interaction et ont un objectif commun. Toutefois, ils conservent des objectifs individuels et de la même manière ils partagent une perspective commune fictive et

en hydrogène et oxygène comme moyen d’explication de ces propriétés. Il découvrirait avec étonnement que l’hydrogène lui-même brûle et que l’oxygène entretient la combustion, et il ne parviendrait jamais à partir des propriétés de ces éléments à expliquer les propriétés du tout. De même la psychologie qui décompose en éléments séparés la pensée verbale pour en expliquer les propriétés les plus essentielles, qui la caractérisent justement en tant que tout, cherchera ensuite vainement ces éléments d’unité propres au reste plus qu’à chercher une interaction mécanique externe entre les éléments afin de reconstruire avec son aide, par une voie purement spéculative, les propriétés disparues qu’elle veut expliquer. » (Vygotski 1985 : 34)

une perspective individuelle. L’attention jointe est un processus socio-cognitif où les individus en interaction essaient continuellement d’adapter leurs objectifs et perspectives individuelles avec leurs objectifs et perspectives partagées (Tomasello 2019 : 65).

On apprécie ici l’émergence d’une structure basale pragmatique commune à tout acte de communication qui le motive, le cadre et le rend compréhensible. L’attention jointe n’est pas une faculté innée, elle est une capacité à développer et à maîtriser par la pratique communicationnelle en société. Elle favorise la mise en commun, la coopération et le partage d’objectifs communs. En ce sens, l’attention jointe est la première marche vers la construction et le partage dynamiques d’un socle commun de connaissances (descriptives et procédurales) socioculturelles :

En résumé, la théorie est que l’ontogenèse humaine est un processus constructif impliquant la maturation, l’expérience et l’autorégulation active. Le cadre référentiel d’acquisition commence par l’ontogenèse cognitive et sociale générale des grands singes, mais intègre également des capacités nouvelles et spécifiquement humaines qui transforment le processus.193 (Tomasello 2019 : 304–305)

Tomasello (2019 : 315) distingue alors deux catégories d’attention jointe. La première est l’intentionnalité jointe ou partagée qui repose sur la motivation individuelle de partager et de se lier psychologiquement en mettant en commun des émotions, des objectifs situationnels et des connaissances, et sur la capacité cognitive à déployer une agentivité fictive « nous »194 afin d’instancier cette mise en commun attentionnelle à la situation de communication et de pouvoir l’exploiter. La seconde est l’intentionnalité collective qui elle aussi repose sur la motivation des individus d’un groupe à se conformer aux conventions et attentes sociales de la communauté, ainsi qu’à la capacité cognitive à intégrer l’intersubjectivité partagée normative du groupe195. Si le groupe dit A et un individu dit B, on acceptera l’idée que A est plus adéquate que B – et cela peu importe

193 In summary form, the theory is that human ontogeny is a constructive process involving maturation, experience, and executive self-regulation. The maturational framework begins with general great ape cognitive and social ontogeny, but then also incorporates evolutionarily new and specifically human capacities that transform the process.

194 Cette faculté nécessite une théorie de l’esprit (Theory of Mind ; Premack/Woodruff 1978 ; Baron-Cohen 1995 ;

cf. le résumé de Gazzaniga 2009 : 48–54) : « In saying that an individual has a theory of mind, we mean that the

individual imputes mental states to himself and to others (either to conspecifics or to other species as well [including non-human ones such as computers or a car: cf. “it won’t start”, MB]). A system of inferences of this kind is properly viewed as a theory, first, because such states are not directly observable, and second, because the system can be used to make predictions, specifically about the behavior of other organisms. » (Premack/Woodruff 1978 : 515)

195 Cf. « On peut en conséquence maintenir, sans éprouver un prurit métaphysique trop insupportable, que les

expressions linguistiques, si elles réfèrent, réfèrent à des éléments « existants », réels ou fictifs, c’est-à-dire conçus comme existant en dehors du langage : cette existence leur est garantie par cette modélisation intersubjective [cf. §8.3.2., MB] stable à apparence d’objectivité qui caractérise notre appréhension du monde. Modélisation, qui se trouve alimentée par deux sources : par notre expérience perceptuelle, mais aussi par notre expérience socio-culturelle incluant la dimension historique. La première, étant donnée notre commune condition humaine, a plus de chances d’apparaître universelle et donc stable, que la seconde liée aux groupes sociaux et à la dimension temporelle, donc au changement. » (Kleiber 1999 : 27)

qu’elle soit juste ou non, objective ou non puisque l’intersubjectivité partagée est plus forte que l’objectivité factuelle (cf. la force des fake news et Fleck 2012 : 162–163).

L’attention jointe implique deux aspects cognitifs reconnus et déjà entrevus dans ce travail à savoir un ancrage phénoménologique des pratiques, de la cognition et du discours, ainsi qu’un potentiel socio- et culturello-historique. Tomasello (2019) indique à de nombreuses reprises la nécessité de comprendre le monde et de s’en emparer cognitivement pour pouvoir s’orienter vers les autres individus afin de l’exploiter ou de le maîtriser. Il est donc nécessaire de reconnaître dans les capacités cognitives d’Homo Sapiens un ancrage par le corps dans le monde phénoménal (cf. Uexküll 2010). Mais le monde ne nous apparaît pas tel qu’il est : la pression socionormative de l’attention jointe focalise l’attention sur certains objets du monde et nous contraint dans leur perception et leur compréhension. Nous n’accédons au monde que tel que nous le percevons (physiquement) et l’encodons (conceptuellement). Il y a donc une première limitation correspondant aux limites physiques inhérentes au corps humain et une seconde liée aux contraintes socioculturelles comprises dans le cadre normatif de la communauté qui lui-même est acquis et appliqué par l’attention jointe. Précisément, cette attention jointe n’étant pas palpable, elle ne peut que s’expériencer dans des conditions particulières : l’attention jointe ne se déploie que lors d’une situation de communication prise dans le monde phénoménal liant des individus et un objet de ce monde. C’est donc l’expérience de la situation de communication qui implique l’activation de l’attention jointe, mais cette dernière biaise la première par pression conceptuelle sociale. C’est ici qu’émergent les racines discursives de cette notion.

Le second aspect est l’ancrage socio-culturello-historique de l’attention jointe (cf. explicitement mais brièvement Tomasello 1992 : 271). En effet, Tomasello (1999, 2008, 2019) évoque l’ancrage culturel de l’attention jointe et met en évidence sa construction phylogénétique et ontogénétique ; dans le paramétrage cognitif de cette structure se retrouvent des traces plus ou moins saillantes de routines et de conventions sociales et culturelles – ces mêmes éléments qui sont à la base de la pression socionormative de l’attention jointe (Tomasello 2018). De plus, l’attention jointe est par nature sélective, or la sélection n’est pas fortuite et est motivée par des connaissances culturelles et/ou sociales basiques qui amènent les individus à coupler leur attention :

Outre le fait qu’ils forment un socle commun personnel avec d’autres individus, les enfants en viennent, vers l’âge de trois ans, à comprendre le socle commun culturel qu’ils partagent avec tous les autres membres de leur groupe culturel, même s’ils n’ont rien vécu directement avec ces individus. Ainsi, deux adultes américains qui se rencontrent dans la rue peuvent considérer comme faisant partie de leur socle commun culturel tout ce qui va de la comptine Heumpty Deumpty [in Alice au Pays des Merveilles, MB] au président actuel. Vers l’âge de trois ans, alors que leurs compétences en matière d’intentionnalité collective sont en train de se développer, les enfants commencent à s’accorder sur un socle commun

culturel. [...] Un tel socle commun culturel est en fait presque une définition de la culture, car une culture est constituée de ces pratiques, normes et institutions que nous connaissons tous et que nous connaissons tous ensemble collectivement.196 (Tomasello 2019 : 61)

Ce faisant, l’analyse culturelle – dans une perspective psychocognitive, pragmatique et communicationnelle (cf. Bickes/Busse 1987 ; Feilke 1996) – peut être effectuée par l’analyse systématique de la structure interne de l’attention jointe. L’intérêt (qui vaut aussi pour une analyse sociale) d’une telle approche est d’observer ce qu’est la culture d’un groupe et comment elle s’applique aux individus en synchronie et en diachronie. Or, il semble pertinent, pour la présente entreprise, de revenir de la notion d’attention jointe à celle de frame attentionnel (i. e. joint attentional

frame ; Tomasello 2003 : 19, 25–26, 31, 325 ; 2008 : 74, §3.3.1, 271–274).

Ce frame attentionnel encapsule des aspects culturels (cf. Tomasello 2019 : 62), des aspects sociaux (Tomasello 2014 : 45, 2019 : 61–62) qui suivent en évoquant la perspective objective construite par la mise en commun systématique et par comparaison avec le groupe de conventions et de normes partagées197, des aspects linguistique (cf. Tomasello 2008 : 3–4), des aspects épistémiques descriptifs et procéduraux (cf. Tomasello 2008 : 5, 283, 2014 : 44 : la culture est faîte de mythes lato sensu qui sont stockés dans la couche culturelle du frame attentionnel).

Dans la communication humaine, ces trois aspects sont constamment entremêlés et s’influencent réciproquement. C’est précisément ce qui rend les langues si complexes, mais en même temps si proches les unes des autres : elles sont des instruments de communication visant à transférer un sens situationnel convoyant une intentionnalité phénoménale (Tomasello 2008 : §6).

En détournant quelque peu la vocation première de la notion de frame attentionnel qui est de pouvoir expliquer l’émergence phylogénétique puis ontogénétique des pratiques culturelles, et en particulier de la communication humaine voire du langage, je peux avancer que le frame attentionnel offre un endroit de stockage partagé temporaire pour diverses connaissances nécessaires aux individus au regard des besoins propres à la situation de communication. Or, les intuitions de Wittgenstein et Vygotski et les nombreux travaux de Tomasello ont montré que ces connaissances sont autant socio-culturelles et linguistiques qu’épistémiques (cf. Tomasello 2019 :

196 In addition to their forming personal common ground with other individuals, at around three years of age children come to understand the cultural common ground they share with all others in their cultural group, even if they did not experience anything together with those individuals directly. Thus, any two adult Americans meeting on the street can assume as part of their cultural common ground everything from the Humpty Dumpty nursery rhyme to the current president. At around three years of age, as their skills of collective intentionality are maturing, children begin to tune into cultural common ground. […] Cultural common ground of this type is indeed almost definitional of culture, as a culture is constituted by those practices, norms, and institutions that we all know that we all know together collectively.

197 Cf. également la pensée de van Reeth (2020 : 65) : « Le collectif s’abat comme un décret : peu importe ce que

61), ou pour le dire avec Fleck (2012 : 72) : « Les mots n’ont pas de sens fixe en eux-mêmes, ils n’acquièrent leur propre sens que dans un contexte, dans un champ de pensée. »198 (cf. également Fleck 2012 : 135–143)

Or, il a été démontré en [1] que la notion de discours se structure elle aussi autour de ces trois types de connaissances. Ici se trouve le potentiel discursif de la notion de frame attentionnel. Il faut encore souligner que cela n’est possible qu’à partir du moment où des individus forment une communauté, ou plus précisément un collectif de pensée (Fleck 2012 : 54–55, 57, 135) : cela permet de stabiliser socialement des faisceaux de connaissances pour leur faire acquérir un poids social, une reconnaissance partagée (i. e. une objectivité socio-culturelle, ou une intersubjectivité partagée sédimentée : Larsson 1987, 2008 ; Kleiber 1999), exploitable par la suite.

J’émets ainsi l’hypothèse qu’il existe une hyperstructure cognitive tirant vers l’extérieur, évanescente et situationnelle, orientant l’attention de chaque individu pris dans la situation de communication. Le frame attentionnel connecte sociocognitivement les individus199, mais il n’est qu’une structure de partage déportée ; les individus disposent en local de connaissances propres. Dans cette hypothèse, il existe une structure équivalente au niveau individuel ; cette structure est appelée le

frame discursif.