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Réflexion théorique autour de la notion de discours

Chapitre 1 La notion de discours, de Foucault à nos jours

1.1. Foucault et sa définition du discours

1.1.3. L’aspect épistémique

Le discours contient non seulement des paramètres linguistiques33 et sociaux, mais également et essentiellement34 des segments épistémiques partagés par les locuteurs d’une communauté :

[I]l a fallu […] reconnaître que le discours clinique était tout autant un ensemble d’hypothèses sur la vie et la mort, de choix éthiques, de décisions thérapeutiques, de règlements institutionnels, de modèles d’enseignement, qu’un ensemble de descriptions ; que celui-ci en tout cas ne pouvait pas être abstrait de ceux-là, et que l’énonciation descriptive n’était que l’une des formulations présentes dans le discours médical. (Foucault 1969 : 47)

On peut ici penser à l’enseignement de l’histoire et des personnages historiques. Prenons l’exemple de Napoléon Bonaparte ; selon l’angle d’approche, il est possible de faire passer Napoléon comme un tyran ou un bon empereur.35

 Si l’on associe Napoléon aux guerres meurtrières qu’il a menées, à l’oppression des peuples (préparant de plus par le Congrès de Vienne les tensions qui mèneraient aux deux Guerres Mondiales), ou encore aux assassinats de masse, comme lors de la campagne d’Egypte, ou ciblé, comme avec l’arrestation et l’exécution du duc d’Enghien (dernier des Condé et successeur légitime au trône de France), Napoléon est alors un personnage fondamentalement mauvais et brutal dans l’imagination (i. e. la reconstruction discursive) des élèves.

 Mais si l’on présente Napoléon comme celui qui grâce à ses conquêtes à participer au rayonnement international de la France, a participé à l’unification de nombreux pays préparant d’une certaine façon l’Union Européenne, l’organisation administrative de la France et de l’Italie en instaurant entre autres le code pénal, et en fondant des institutions encore en place à l’heure actuelle, alors Napoléon est un empereur ayant apporté de nombreuses innovations positives pour le pays.

Ainsi, selon ce que l’on enseigne – i. e. les connaissances que l’on sélectionne et que l’on transmet à la nouvelle génération – et la manière dont l’information transférée est profilée, l’organisation des

33 On pourrait parler de « sémiotiques », mais comme Foucault n’a pas proposé de réflexions sur ce sujet, j’en resterai à ses propos et conserve « linguistiques ».

34 C’est sur l’analyse de ce constituant fondamental que se déploie l’analyse de discours (germanique) : « Diskursanalyse ist wissensorientiert, darüber scheint weitestgehend Einigkeit zu bestehen. » (Warnke 2015 : 231)

35 A cet égard, on pourra se rappeler de Marius Pontmercy dans Les Misérables de Victor Hugo qui en retraçant la biographie de son père voit Napoléon sous un jour nouveau et passe d’une représentation où ce dernier est un tyran (« Buo-na-par-te ») à une nouvelle représentation où il est un grand homme, le « continuateur » de Louis XI et Louis XIV (en un mot : « l’Empereur ») : « Napoléon devint pour lui l’homme-peuple comme Jésus est l’homme-Dieu. » cf. Tome III, livre 9, chapitre 6.

connaissances des locuteurs peut être influencée et in fine le discours et le corpus de segments épistémiques d’une culture peuvent être transformés. Ceci est observable sur de nombreux autres aspects qui associés ont une influence profonde sur le système discursif et ses constituants. La matérialité de l’exemplaire textuel (le livre que l’on tient entre ses mains ou le mail que l’on voit sur son écran d’ordinateur) n’est que l’ancrage physique d’un discours, il sert de point de fixation pour connecter différents individus entre eux et leur système conceptuel respectif à ce discours, en tant que source de connaissances épistémiques partagées. Le texte modifie légèrement mais continuellement le discours ; le discours permet d’accéder pleinement au texte. Les textes passent, le discours reste (Foucault 1966 : 93). Il rend possible et favorise la diffusion et transmission du savoir tout en contraignant sa profondeur et son influence dans la société d’individus de laquelle il émerge (Foucault 1971 : 42–43).

Le passage du mot (et plus largement de la proposition et du texte) aux connaissances passe par l’activation spécifique de concepts adéquats à la situation de communication : ce rapport entre un mot et un ensemble de concepts (le lexème moderne pour dire « épistémè ») est donc à l’intérieur même de la connaissance (Foucault 1966 : 78). Mais l’épistémè n’est pas désindexé ni volatile ; il dispose d’une existence fondée, il est consubstantiel à la langue :

Connaissance et langage sont strictement entrecroisés. Ils ont, dans la représentation, même origine et même principe de fonctionnement ; ils s’appuient l’un l’autre, se complètent et se critiquent incessamment. (Foucault 1966 : 101)

En posant ce lien consubstantiel entre l’épistémique et le linguistique, on ouvre la voie à la théorie de la relativité linguistique de Sapir et Whorf (cf. Excursus in [5.1.3]) qui posent que les structures linguistiques influencent les structures épistémiques (en les contraignant par les limites systémiques de la langue naturelle) a fortiori si l’on accepte l’idée que le discours est ancré dans le monde phénoménal (cf. infra). L’hypothèse socio-cognitive que la cognition, la culture et la langue s’enrichissent, s’influencent et se contraignent sera suivie.

L’analyse de discours permet à partir des textes de remonter aux concepts et enfin d’observer les connaissances épistémiques accessibles sous une forme langagière : c’est alors que le discours se dévoile dans sa finitude ponctuelle, dans son architecture et ses relations internes (cf. Foucault 1971 : 51). Un discours renvoie ainsi à une « série de séries » (Foucault 1969 : 19) de connaissances éclatées et diffuses uniquement cadrées par lui-même en tant que structure plus ou moins stabilisée et délimitée. Un discours est à comprendre comme un halo de connaissances surplombant un texte : « Les marges d’un livre ne sont jamais rigoureusement tranchées [...], il [i. e.le livre, MB] est

pris dans un système de renvois à d’autres livres, d’autres textes ou d’autres phrases : nœud dans un réseau. » (Foucault 1969 : 34).

Le discours permet de cadrer la production sémantique et formelle d’un texte (Foucault 1969 : 12), p. ex. d’un ouvrage, en injectant dans le moule textuel (cf. [4.3]) propre à chaque genre de textes les connaissances suffisantes et minimales pour que le texte produit ressemble au prototype du genre de textes, ce qui permet en réception de comprendre le texte tel qu’il doit être compris par le truchement de certains mots et structures dont la cooccurrence est spécifique au discours (Foucault 1969 : 74 ; c’est une position également défendue en [4.3.4]).

Pour assurer le pont conceptuel entre les individus à partir d’un texte, le discours se doit d’être un système cohérent, structuré et stabilisé36 tout en étant modifiable constamment et évoluant dans l’historicité de la société et de la production langagière ; c’est ainsi que le texte est la somme de ce qui a été dit et de ce qui est dit (Foucault 1971 : 27), et que le discours est autant ce qui est dit, que ce qui n’est pas dit, car su (Foucault 1971 : 31).

Pour illustrer cela, une rapide analyse de hashtags souligne la complexe construction du sens sur medium numérique (ici, à l’exemple de publications Instagram, cf. Bach soumisb). En effet, les hashtags, en raison de leur forme hautement construite et figée (c’est précisément ce figement qui permet de créer une articulation par le hashtag entre une multitude de publications), sont un exemple pertinent pour l’observation du déploiement du sens, qui, pour être exploité pleinement, part de l’énoncé et s’enrichit de connaissances spécifiques contenues dans le discours. Or, ces structures de sens transférées dans le sens global de la publication guident la compréhension de cette dernière et contraignent son amplitude sémantique et pragmatique.

Cela est particulièrement saisissant pour l’analyse de la constellation des atomes en production : (5) Cheers Rosé ist der lieblichste von unseren Weinen. Auch ist er ein wahrer Allrounder,

da er nicht nur ein Knaller zum Brunch ist, sondern er auch zum Backen verwendet werden kann. Hier zum Beispiel mit einer Creme aus Rosé zu Früchten auf einem lockeren Mürbeteig 🌸🍓🍷 Rezept folgt bald auf www.hannah-paula.com

36 « Des discours comme l’économie, la médecine, la grammaire, la science des êtres vivants donnent lieu à certaines organisations de concepts, à certains regroupements d’objets, à certains types d’énonciation, qui forment selon leur degré de cohérence, de rigueur et de stabilité, des thèmes ou des théories » (Foucault 1969 : 85).

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(6) #silvester #gala #happynewyear #2019 #friends #friendshipgoals #fsj #konzert #seforanelson #wein #rosé #arbeiten #stockbrot #lagerfeuer #likeforlike #spamforspam #tagsforlikes #instagood #instadaily (DE_WE_067)

Les chaînes de hashtags, dans ces deux publications, mettent en évidence les associations sémantiques sous-tendant la construction globale de ces énoncés multimodaux et montrent la nécessité de disposer de connaissances du monde (la thématique vin et le type de mets en (5) ou l’année (2019) et le moment de l’année (la Saint Sylvestre) en (6)) pour guider la compréhension des autres utilisateurs de Instagram (plateforme où ont été publiés ces textes). Ainsi, la compréhension d’un énoncé ne passe pas uniquement par l’énoncé lui-même, mais bien par l’injection de connaissances mobilisées et contenues dans le discours, mais pas forcément prototypiques, c’est en cela qu’il est nécessaire de les expliciter.37

On voit dès lors dans le discours l’ensemble des poids linguistiques et épistémiques unis par des liens sociaux internes (les faits sociaux qui leurs sont sui generis associés) et externes (les faits sociaux qui les ont créés ou pour lesquels ils sont attendus) sédimentés par l’évolution diachronique des pratiques communicationnelles (cf. Feilke 1996) :

Chez Foucault, les discours représentent donc un « a priori historique » épistémiquement efficace qui contrôle la production, l’apparition, la formation des séries, la formation et les conséquences des énoncés.38 (Busse 2000 : 40)

Dans une perspective méthodologique, il est nécessaire de débuter par l’analyse des textes d’un discours pour accéder à son architecture, ses composants et leurs relations. A l’aune de cette observation, il convient de réaliser une seconde étude textuelle pour faire ressortir l’influence individuelle, sociale et culturelle du discours dans la production et la réception langagières. La

37 Une autre raison de l’intégration de ces hashtags est le lien hypertextuel et technorelationnel, mais cela est un autre domaine qui dépasse le cadre de ce travail.

38 Diskurse stellen damit für Foucault ein epistemisch wirksames „historisches Apriori“ dar, welches die Produktion, das Erscheinen, die Serienbildung, die Formation und die Wirkungskraft von Aussagen steuert.

troisième étape de l’analyse ouvre l’accès à la totalité des segments de connaissances déployés par les individus dans la réalité langagière dans les limites des normes sociales de la communauté.

Ainsi, analyser la production langagière par le discours est la seule méthode possible lorsqu’il s’agit d’une étude qualitative de la langue lorsque celle-ci est approchée dans sa matérialité textuelle (lato

sensu) pour accéder aux connaissances sociales et individuelles d’une communauté langagière à un

moment donné. Le discours, tel que défini par Foucault, est la porte d’entrée par excellence vers la cristallisation de phénomènes sociaux, culturels et conceptuels actualisés en récurrences linguistiques. Toutefois, le travail de Foucault seul ne permet pas d’appareiller cette notion à une étude linguistique (cf. Foucault 1969 : 57–59) ; c’est pourquoi l’analyse de ses travaux n’est pas davantage approfondis. Il convient maintenant d’opérationnaliser la définition de discours pour les besoins spécifiques des sciences du langage.