• Aucun résultat trouvé

PARTIE – 3 – CATALOGUE RAISONNÉ D'OEUVRES SONORES

3.2 L'art sonore

L'art et la société ont toujours évolué de pair tout au long de notre histoire. Leurs entremêlements deviennent tacites lorsque nous décryptons à posteriori les changements que les uns ont provoqués chez les autres. L'art a aussi cette faculté de s'immiscer en nous, à travers par exemple, de l'expérience sensible que nous faisons d'une œuvre artistique. Elle nous affecte, nous entraîne dans les profondeurs de notre mémoire et de nos sentiments, sans pour autant que nous en soyons pleinement conscients. Afin d'en arriver à cette fin, l'œuvre se déploie dans l'espace (musée, galerie, espace public, etc.) et appréhende directement l'usager à même ses expériences. Elle use de la matière sensible dans le but de faire vivre une expérience particulière, de passer un message, de faire prendre conscience de quelque chose, etc., mais en passant toujours par l'intermédiaire d'une pratique et d'un médium tangible.

L'art et les sons ont eux aussi une histoire, récente peut-être, mais qui s'est développée à grands pas depuis la fin du 20ième siècle et qui prend forme sous le nom « d'art sonore ». Appellation ambiguë, nombreux sont ceux dans le milieu de l'art à ne pas adhérer à cette dénomination. Certains vont même affirmer qu'il n'y a pas d'art sonore (Sanchez, 2001) ou que celui-ci a été épuisé par une utilisation généralisée et souvent erronée (Neuhaus, 2000). Tandis que d'autres prétendent que celui-ci est un courant artistique qui s'inscrit dans celui de l'art conceptuel des années 1960 (Atkins, 1997) et finalement que le phénomène sonore n'est pas limité à une seule pratique artistique, celle de l'art sonore, mais bien à un espace flexible circulant librement dans un univers de pratiques esthétiques.

des ouvrages entiers, essayant d'en circonscrire les caractéristiques et les limites (Kahn, 2001; Gibbs, 2007; Labelle, 2007; Licht, 2007). Un élément transcende par contre l'ensemble de ces tentatives de définitions de l'art sonore, celui que le son est l'élément central, le médium avec lequel les œuvres sonores travaillent.

« Thus a work that seeks to communicate with its audience through sound or be informed by ideas that are based upon sound would be a work of sonic art; by contrast, a work that happens to make sounds as a by-product of another activity (as many kinetic works do) or that has no conceptual reference to sound would not. » (Gibbs, 2007; 11)

De plus, l'une des difficultés à définir l'art sonore est liée au fait qu'il est toujours en évolution, en transformation, qu'il n'est pas encore figé dans le temps, loin de là, il est des plus actifs depuis le début du 21ième siècle.

Or, il n'est pas question de s'aventurer à justifier un positionnement en rapport à telle ou telle acception possible concernant l'art sonore, mais plutôt d'identifier les caractéristiques convergentes dans chacune d'elles à l'intérieur de ce panorama de l'art sonore. Il s'agit alors de comprendre dans un premier temps, d'où l'art sonore a émergé, d'où il prend ses origines et quels sont les éléments qui permettent de construire une certaine forme de particularité. Par la suite, nous proposons une classification des différentes « formes » que peuvent prendre les œuvres en art sonore. Troisièmement, à l'image de la précédente partie sur l'environnement sonore, un certain nombre de notions et de concepts émergeant particulièrement de cette pratique artistique seront présentés. Une synthèse viendra clore cette partie en ressaisissant à la fois celle-ci sur l'art sonore et plus largement sur les liens entre la pensée sonore et l'expérience sonore.

3.2.1 Les origines de l'art du son

Depuis que l'humanité existe et même avant, le son a toujours fait partie du quotidien, tout en possédant, sous différentes formes, une certaine portée artistique. Dans le règne animal, le son est bien sûr celui du signal d'alerte, de la localisation des potentiels prédateurs ou dans l'autre sens, celui de la proie, mais aussi, pendant la saison des amours, celui du chant servant à courtiser les femelles. Chez l'homme, le son prend d'autres dimensions, mythiques, spirituelles, symboliques, etc., il est, à travers la musique, présent dans les rites et coutumes des différents peuples primitifs de

la terre et sert de moyen de communication avec le divin. Les Grecs et par la suite les Romains, ont pour leur part, donné au sonore une portée spatiale et architecturale à travers des techniques constructives ingénieuses (vase acoustique, connaissances des propriétés des matériaux et du rôle de la forme, etc.) servant à l'amélioration acoustique de leurs théâtres et amphithéâtres. L'objectif de cette thèse n'étant pas d'écrire l'histoire de l'art et du son, nous allons faire un saut dans le temps et nous concentrer sur une époque bien précise qui signe l'essor de ce que nous pourrions nommer l'art sonore.

Le début du 20e siècle marque un tournant important dans l'histoire de l'art et du son. La publication en 1913 du manifeste futuriste de « L'art des bruits »42 de Luigi Russolo fait entrer dans la composition musicale les sons ou plutôt les bruits des machines, nouvelle sonorité qui, à cette époque, contamine la plupart des villes d'Occident. Il s'agissait alors non de changer la structure classique de la musique, mais d'y intégrer ces nouveaux sons, les « sons-bruits », construits et produits par l'humanité. Afin de pouvoir composer avec ces sonorités, Russolo invente ce qu'il nomme les Intonarumori43 (joueur de bruit), sorte d'instruments de musique qui permettent d'imiter les bruits mécaniques et industriels.

Image 3 : Russolo et son assistant Piatti avec leur intonarumori, 1913. source : LICHT A., « Sound art, beyond music, between categories », Rizzoli, New York, 2007, page 97.

Ces instruments, simulacres sonores d'une époque, devaient permettre d'ouvrir la musique, perçue comme sclérosée et redondante, vers de nouveaux horizons musicaux et compositionnels. La

42 Russolo, 2003

43 Visiter le site de thereminvox à l'adresse suivante afin d'écouter des échantillons sonores de ce genre d'instruments.

brèche étant désormais ouverte, de nombreux artistes et musiciens seront influencés par les réflexions proposées par Russolo notamment – pour ne nommer que ceux-ci – Edgar Varese, Pierre Schaeffer, John Cage, Pierre Henry et plus récemment DJ Spooky.

Parallèlement à l'évolution de la pensée du sonore dans la composition musicale, un autre aspect influence significativement l'apparition d'un art dit sonore. Les avancées technologiques ne sont pas sans avoir eu un impact direct et fort important dans cette concrétisation. La première invention qui révolutionnera l'univers du sonore est celle du phonographe créé en 1877 par Thomas Edison qui permettait non seulement de pouvoir enregistrer des sons donc d'avoir un trace (sonore) d'un événement, mais aussi de pouvoir en écouter. Cette invention offrait aussi la possibilité d'entendre sa propre voix, mais cette fois-ci sans la résonance que celle-ci a normalement en se propageant à travers notre propre corps, expérience sonore jusque-là encore inconnue.

« Nevertheless, the mere existence of phonography – its ability to hold any one sound in time and keep all sounds in mind – produced a new status for hearing, which was energetically entered into libraries, laboratories, literature, artistic ideas and philosophies. » (Kahn, 2001; 5)

Seconde invention qui perturbera nos relations avec la dimension sonore est celle de la radio développée par Guguielmo Marconi (1896). Cette technologie rendait désormais possible l'écoute d'un espace sonore autre que celui dans lequel l'auditeur se situait. Une toute nouvelle forme d'expérience sonore se généralisait à savoir, celle d'une expérience acousmatique.

D'ores et déjà expérimentée par Pythagore à travers ses enseignements auprès de ses disciples, celle-ci consistait à entendre des sons sans pour autant en voir physiquement la source. L'idée était alors de se concentrer sur les sons, sur ce qui était dit et non sur le reste – principalement visuel – pouvant distraire et perturber la bonne compréhension des auditeurs. Désormais considérée comme un genre musical à part entière, la musique dite acousmatique correspond à une composition élaborée en studio et fixée sur un support matériel et qui est par la suite diffusée via des haut-parleurs (Bayle, 1974)44.

La radiophonie ouvrait donc la porte à un tout nouvel espace, celui du sonore et dont la puissance atteint son paroxysme avec la dramatisation de l'œuvre de H.G Wells, « La Guerre des Mondes » en 1938, considérée comme le premier exemple d'art radiophonique (Gibbs, 2007). Celle-ci provoqua une panique dans tous les États-Unis, tout un chacun croyant fermement que la planète venait d'être envahie par des extra-terrestres.

Ces avancées dans le domaine de l'électronique, permirent aussi l'apparition d'un nouveau genre musical, celui de l'électroacoustique. « Études aux chemins de fer » de Pierre Schaeffer (1948) étant la première composition pouvant appartenir à ce genre. L'utilisation des techniques d'enregistrement et l'utilisation d'objets sonores à travers sa musique qu'il nomme « concrète », à l'opposé de celle abstraite des compositions classiques, donneront les bases des pratiques musicales des DJ actuels. Cette idée de collecter les sons du monde réel allait de pair avec la création d'instruments électroniques qui, à l'image de Russolo, permettaient de produire et transformer des sons. Karlheinz Stockhausen (1953) utilisa ceux-ci et fut l'un des premiers à composer de la musique électronique, c'est-à-dire où l'ensemble des sons de la composition sont d'origine électronique.

Finalement, l'apparition dans les années 1980 de l'ordinateur personnel et de sa démocratisation planétaire, à l'exception des pays sous-développés, qui s'ensuivit, permirent dans le milieu des années 1990, d'ouvrir la porte du studio d'enregistrement à la maison.

44 Michel Chion en donne aussi une explication dans un glossaire sur l'audio-vision et l'acoulogie qu'il propose sur son site internet à l'adresse suivante : http://michelchion.com. Visité le 04/11/2011.

Image 5 : Ordinateur personnel lancé en 1981 par IBM source : www.arpla.fr

Effectivement, devenant de plus en plus abordable, plus simple à utiliser et de moins en moins volumineux, il était désormais possible et accessible à tous de pouvoir enregistrer, manipuler et transformer les sons (Gibbs, 2007).

Les avancées technologiques associées aux réflexions musicologiques ne sont pas sans avoir transformé le rôle de chacun des acteurs mis en jeu dans cette évolution. En effet, le développement de l'art sonore entraîne des changements significatifs du statut non seulement de l'espace dans lequel il prend place, mais aussi du son en lui-même ainsi que de la place donnée à l'usager-auditeur.

En art sonore, les sonorités que l'on nomme communément et souvent péjorativement bruits, se voient élevées au même niveau que n'importe quel autre son dit musical (selon son acception classique). Désormais, les douces tonalités d'un violon possèdent les mêmes qualités sonores que les clameurs d'un moteur d'automobile. De plus, il ne s'agit pas de vouloir imiter les sons mécaniques à l'aide d'instruments ingénieux, mais bien de prendre les sons du quotidien et de les écouter comme tel, comme une œuvre musicale à part entière.

L'avènement de l'art sonore coïncide, comme il en a déjà été question précédemment, avec certaines transformations sociétales. L'essor économique et culturel des années d'après la 2ième Guerre Mondiale, bouleversera les relations entre l'art et la société. Les artistes devenant de plus en plus engagés et souhaitant toucher directement tous les publics, l'art sort de l'enceinte de la galerie et du musée. L'art sonore suit ce mouvement d'autant plus que l'une de ses qualités intrinsèques est d'œuvrer avec une matière volatile, quasi impossible à contrôler, poussant les artistes du sonore à

quitter les espaces clos pour investir l'espace public. L'art sonore donne à l'espace deux acceptions relativement différentes et opposées. La première consiste au fait que l'espace est créé par l'œuvre elle-même, c'est-à-dire que c'est l'œuvre qui crée un espace à elle seule, de par les sons qu'elle diffuse, comme les sculptures sonores de l'artiste Akio Suzuki45.

Dans un autre ordre d'idée, c'est l'espace, le contexte dans lequel l'œuvre prend place qui fait œuvre sonore. Il est alors question d'art sonore in situ, d'art situé ou « site specific » comme par exemple l'œuvre de Max Neuhaus « Listen, 1966 » qui propose aux participants de parcourir l'espace public en portant attention à leur environnement sonore.

Le son et l'espace, à travers l'art sonore, s'ouvrent ainsi à de nouvelles dimensions jusqu'alors exclues du domaine artistique. L'usager n'est pas en reste, son rôle dans la création de l'œuvre se transforme tout autant. L'œuvre précédemment citée, Listen de Neuhaus, offre aussi un bel exemple de l'évolution de l'implication de l'usager. Celui-ci autrefois uniquement perçu comme un récepteur, auditeur en ce qui concerne l'art sonore, devient désormais l'un des maîtres d'ouvrage de l'œuvre sonore. Il participe alors à la création de l'œuvre, il devient autant un spectateur-auditeur qu'un acteur-auditeur. Il n'est plus passif devant l'œuvre, mais prend part dorénavant à son écriture. Il a la possibilité de composer par lui-même les diverses sonorités de l'œuvre comme dans les « Electrical Walks, 2005,2006 » de Christina Kubisch qui permettent aux participants de déambuler dans la ville, munis d'un casque d'écoute qui amplifie les fréquences inaudibles du champ électromagnétique présent dans nos cités.

L'évolution de l'art sonore est donc liée à la fois à des changements sociétaux qui touchent de multiples domaines (social, culturel, économique, philosophique, etc.) ainsi qu'à des avancées technologiques qui permirent son expansion et sa popularisation. Cette époque marque aussi un profond changement au niveau des fonctions jouées par l'usager, le son et l'espace. Le premier, auparavant simple spectateur passif, devient un acteur à part entière de l'œuvre, le second voit élargir son champ de sonorités musicales à l'ensemble des sons de l'environnement urbain autrefois catalogués de vulgaires bruits nuisibles et finalement l'espace qui de simple réceptacle, est promu à celui d'œuvre, l'espace créant de lui-même l'œuvre sonore.