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PARTIE – 2 – MÉTHODOLOGIE – UN PROJET DE RECHERCHE CRÉATION

2.4 Entre étrangeté et déstabilisation

Mise à part la production, de la conception à la réalisation d'un outil méthodologique original, nous avons développé notre méthodologie de recherche en puisant et adaptant des méthodes issues de divers domaines, notamment en sciences sociales et humaines. D'une part, notre filiation à la philosophie pragmatiste n'est plus à réécrire, nous avons, d'autre part été influencés par d'autres courants, particulièrement ceux de la sociologie garfinkelienne et goffmanienne. Leurs apports techniques, nous exposant la manière de mettre en place un protocole nous ont permis de solidifier les fondements méthodologiques et épistémologiques de notre recherche.

Malgré le fait que nous ayons fait le choix, peut-être risqué, de construire notre propre outil méthodologique et de ne pas uniquement en adapter un, il s'avère que nous n'avons toujours pas expliqué de quelles manières nous comptons interpeller l'usager ou les usagers à l'intérieur même de leurs expériences sonores de la ville. Certes, le dispositif sonore, qui sera défini précisément dans la partie suivante, sera intégré dans le terrain que nous allons interroger, à savoir l'espace collectif urbain. Cependant, plusieurs questions restent encore sans réponse. Qu'est-ce que le dispositif va créer? À quoi servira-t-il? Que va-t-il permettre de mettre à jour, de révéler de plus que ce que nous aurions pu identifier avec par exemple les méthodes que nous avons décrites en amont? Pourquoi vouloir modifier l'expérience sonore habituelle de l'usager? Nous avons écrit précédemment, qu'il agirait tel un catalyseur, mais un catalyseur de quoi et comment cet outil va-t-il procéder afin

d'effectuer cette filtration? Sur quoi nous basons-nous, quels sont les fondements qui se cachent derrière ces intentions?

Afin de répondre à l'ensemble de ces questions, nous allons nous référer dans un premier temps, aux différents travaux qui ont pu être écrits concernant l'expérience du dépaysement. Cette dernière, correspond à une situation où l'usager se voit placé « dans un cadre inhabituel, un milieu

inconnu, une situation inattendue. »37. Nous la convoquons car il s'agit bien de ce que nous souhaitons faire, c'est-à-dire d'arracher le citadin de son ordinaire sonore par l'entremise de notre dispositif sonore. C'est alors que nous créons des situations d'étrangeté, posture qui renvoie à cette volonté de transformer le quotidien afin d'engendrer l'émergence d'idiomes sensibles autrement dissimulés sous la lourdeur et les conventions du vivre ensemble (Garfinkel, 1967). Ceci nous amène à l'une des postures centrales de ce travail de recherche à savoir que nous développons en quelque sorte une méthodologie suivant les principes des « Breaching experiments » que Harold Garfinkel a mis au point dans les années 1960-70 dans ses travaux. En quelques mots cette technique d'enquête ou cette méthode, consiste à examiner les diverses réactions des gens lorsqu'une norme ou une règle socialement acceptée est violée ou transgressée. Il sera donc question dans les paragraphes suivantt d'expliquer chacune de ces idées.

2.4.1 Dépaysement et situation d'étrangeté

Au quotidien, il est possible de vivre des expériences inhabituelles qui remettent en cause un certain savoir pratique et sensible de l'urbain. Les plus probants sont évidemment ceux qui ont lieu lorsque nous partons à la rencontre de nouveaux horizons, de nouvelles cultures où les mœurs et coutumes nous sont inconnues. C'est ainsi, entre autre, que l'usager est à même de vivre une expérience du dépaysement. Celle-ci s'insère directement dans cette relation particulière que les usagers entretiennent avec leur environnement et qui se rapproche sensiblement de ce que nous essayons de mettre en place. Jean-Paul Thibaud, dans un texte d'introduction à un séminaire portant sur cette thématique, en donne la définition suivante :

« […] (l'expérience du dépaysement est ce) rapport au monde environnant marqué par une perte momentanée des repères de la vie quotidienne et du système de pertinence sur lequel nous nous appuyons dans nos affaires courantes. » (Thibaud,

2009;1)

Ainsi, lors d'une expérience de dépaysement, l'usager voit ses repères perceptifs habituels éludés, le déstabilisant, lui demandant alors de remettre en cause certaines évidences qui autrement restent tacites. L'observation de ces situations de dépaysement permet de mettre à jour l'habituel et l'inhabituel de l'urbain. Il s'agit en d'autres termes, de mettre en défaut les multiples rapports de familiarités qu'entretiennent les usagers avec le monde (Thibaud, 2009). Le fait de vivre une expérience de dépaysement permet de faire resurgir le sensible et de le positionner au premier plan de l'expérience. C'est une mise à nu du sensible dans l'expérience du quotidien.

Cette intelligibilité du sensible, dont l'accès est rendu possible lors d'expériences de dépaysement, se dévoile à travers une remise en cause de certitudes implicites du quotidien. Ainsi, l'usager se voit aux prises dans une situation de dépaysement. Il est à la fois ancré et immergé dans cette situation particulière, mais porté aussi à s'en éloigner oscillant entre implication, repli, accord et décalage (Thomas, 2009).

Simmel dans ses études ethnographiques de l'expérience quotidienne de la ville, rejoint le positionnement ici décrit à travers la notion d'étrangeté. Il tente d'observer ce qui arrive aux corps des usagers de la ville lorsqu'ils sont mis en situation d'étrangeté. Celle-ci étant en quelque sorte décrite comme des situations où un élément quelconque qui ne devrait pas être là, est présent et provoque instabilité et malaise chez les usagers. Ainsi, cette perturbation devient source de conflits et donc de négociations continuelles de la part des usagers afin de rétablir l'équilibre.

Ainsi des situations de dépaysement et d'étrangeté viennent déranger, déstabiliser les routines perceptives des usagers. En ce qui nous concerne, nous avons donc l'intention de mettre l'usager dans des situations d'étrangeté, afin de déstabiliser son expérience quotidienne et ainsi créer une expérience du dépaysement. Il est donc question d'interpeller l'attention flottante à laquelle l'usager s'abandonne lors de ses expériences de la ville. Cependant, si nous rapportons ces idées spécifiquement à notre problématique, une question se pose à savoir, de quelle manière est-il possible d'arracher l'usager de son quotidien, de l'ordinaire?

2.4.2 Breaching experiment

Dans ses travaux, Harold Garfinkel (1967), cherche à démontrer que les usagers partagent certaines manières de faire et d'être dans l'espace public, un « vivre ensemble » tacite qui nous

permet d'analyser et d'agir au quotidien. Afin de mettre à jour ses hypothèses, il développe une méthode bien particulière. Nommée « breaching experiment », elle se définit comme une expérience où le chercheur observe et analyse la manière dont les gens réagissent face à la violation d'une norme ou d'une règle socialement admise. En d'autres termes, Garfinkel procède à une série d'expériences qui perturbent le quotidien, l'ordinaire urbain de l'usager faisant resurgir la production de certaines actions permettant ainsi la reconnaissance de leurs significations.

Tout comme lors d'expériences de dépaysement ou d'étrangeté, les « breaching experiments » de Garfinkel permettent de révéler la plasticité de la réalité sociale. Elles mettent à jour une certaine forme d'institutionnalisation non-écrite du « vivre ensemble » qui se déploie dans un raisonnement implicite partagé et que cette méthode vient bouleverser. L'idée est donc de venir briser, d'ouvrir une brèche, une faille dans ces conventions sociales et d'observer les processus et mécanismes mis en place par les usagers afin de donner du sens à cette situation d'étrangeté. Cette manœuvre leur permettra de retrouver en quelque sorte une certaine forme de stabilité, d'équilibre. C'est donc les structures mêmes du quotidien qui sont interrogées au travers de ces expérimentations.

2.4.3 Situation sonore déstabilisante

Tout d'abord rappelons que cette thèse s'intéresse à l'expérience sonore du quotidien et plus précisément à celle qui est convoquée par les traces sonores de pas des usagers dans l'espace collectif urbain. Ces dernières, à aucune occasion, n'ont été l'objet d'étude. Du fait de leurs facticités et de leurs imprégnations voire de leurs inhibitions dans le quotidien, ne semblant pas être perçues par les usagers, elles possèdent selon nous des qualités productives et actives jouant un rôle considérable dans l'expérience sonore que vit l'usager.

Gardant cette idée en mémoire, nous avons décrit brièvement deux positionnements que nous allons maintenant recentrer par rapport à cette problématique. Dans un premier temps, il est évident pour nous que la manière appropriée d'interroger l'usager, à même son expérience sonore de la ville, passe par son immersion dans une situation d'étrangeté afin de lui faire vivre une expérience de dépaysement. Nous croyons que c'est dans ces situations où l'usager est en perte de repères – dans notre cas particulièrement sonore – où il doit s'extraire de l'habituel, de son quotidien, qu'il sera possible de faire resurgir le sensible et de le rendre apparent dans l'expérience.

extrêmes par l'introduction, directement dans l'espace collectif urbain, d'une matière sonore inusitée à savoir, celle des traces sonores de pas, et ce, par le biais d'un dispositif sonore. Ainsi, les usagers seront positionnés dans des situations d'étrangetés sonores. Dès lors, des expériences de dépaysement sonore se dérouleront, nous permettant ainsi d'ouvrir de nouvelles perspectives de connaissance spécifiquement sur notre problématique.

« D'une certaine manière, il s'agit maintenant de procéder à une expérience de pensée consistant à radicaliser volontairement les logiques sous-jacentes et exagérer intentionnellement les processus en œuvre pour mieux les faire apparaître. » (Thibaud, 2006; 115)

Cette citation de Jean-Paul Thibaud résume exactement ce que nous avons l'intention de faire, c'est-à-dire, de déstabiliser les routines perceptives des usagers à même leurs expériences sonores de la ville en magnifiant volontairement les traces sonores de pas. C'est pour cette raison que les « breaching experiments » nous ont servi de base afin de construire notre méthodologie de terrain. Elles permettent précisément de mettre en tension l'usager et son savoir pratique, ordinaire et sonore, implicitement présent dans son expérience, et de venir en perturber les fondements par la création d'une situation sonore dérangeante.

Par contre, contrairement à ce que Garfinkel recherchait, nous ne cherchons pas spécifiquement à démontrer que les usagers pratiquent au quotidien un enchaînement d'actions sans pour autant en avoir conscience. Nous souhaitons plutôt mettre à jour les capacités productives et actives des traces sonores de pas, qui elles aussi, restent souvent dans l'ombre, tacitement opérantes dans l'expérience sonore ordinaire des usagers. C'est cette intrusion provoquée dans le quotidien qui contraindra les usagers à réagir afin de donner du sens à la situation ainsi transformée.

Nous allons donc créer des situations sonores déstabilisantes en lien direct avec l'espace collectif urbain afin de faire apparaître les processus générés par les traces sonores de pas. L'idée est donc d'amplifier les traces sonores de pas des usagers par l'intermédiaire d'un dispositif sonore original. Il est alors question de suivre la « méthode de l'exagération » préconisée par Gunther Anders (2002). Ce dernier, souligne à travers cette méthode le fait qu'il est parfois nécessaire d'aller au-delà du conventionnel en grossissant certains phénomènes qui, sans cette exagération, resteraient cachés. Présentes, mais n’atteignant pas la conscience perceptive de l'usager, les traces sonores de pas sont l'objet idéal afin de mettre en place cette méthodologie. Il s'agit alors de lever le voile sur ces « petites perceptions » chères à Leibniz (1765), que sont les traces sonores de pas.

Nous avons souvent mentionné et utilisé dans les paragraphes précédents la notion de situation, mais sans jamais en donner une définition précise, mettant davantage l'accent sur l'adjectif qui le qualifie. Nous résumerons en quelques lignes l'acception que nous adopterons dans cette thèse. En quelques mots, une situation correspond à l'état d'un système (pris dans son acception la plus générale) à un moment donné (Journé et Raulet-Croset, 2005). Celle-ci s'est développée principalement via les réflexions menées par les penseurs issus de la philosophie pragmatiste proposée par Pierce et Dewey (1938) ainsi que par ceux de la sociologie interactionniste de Goffman (1964). Pour Dewey, une situation se définit petit à petit à travers les interconnexions qui s'opèrent entre les différents éléments qui la composent. Objets, événements et individus forment ainsi un tout contextualisé qui donne naissance à une situation.

Nous rejoignons par cette définition les propos de Donald Schön, précédemment présentés, où il substitue à l'idée de résolution de problème, celle de situation. En effet, elle permet de mieux comprendre les différentes méthodes et stratégies adoptées par les professionnels, afin de créer de la connaissance à même les actes issus de leurs pratiques. L'objectif est donc de surpasser les difficultés faisant obstacles à l'action et ce, sans pour autant qu'elles aient pris la forme rationnelle et logique de problèmes à simplement résoudre. Schön explique que c'est au travers de la construction de sens d'une situation – nous retrouvons ici les notions de dépaysement et d'étrangeté ainsi que la méthode garfinkelienne des « breaching experiments » - que le praticien arrive à changer une situation problématique en un problème proprement dit. Schön nomme ce processus d'élaboration de sens propre à une situation problématique, la « discussion avec la situation ». C'est elle, en interrogeant la situation, par l'entremise des diverses actions effectuées et des réponses reçues en retour, qui permettra au sens de se développer et à la situation de devenir progressivement un problème.

« Par situation, j'entends toute zone matérielle en n'importe quel point de laquelle deux personnes ou plus se trouvent mutuellement à portée de regard et d'oreille. » (Goffman, 1987;91)

La situation devient, pour les interactionnistes, un concept clé intimement lié aux jeux de la communication et de l'action en société. Ceux-ci développent l'idée selon laquelle la situation serait en quelque sorte un vivier. Réservoir dans lequel les individus seraient en mesure de puiser et d'identifier les indices qui leur permettraient ou non de se construire le cadrage nécessaire à l'interprétation des événements, à leur donner du sens et à en ajuster leurs actions. La situation demande donc à l'individu de s'interroger sur ce qui se passe ici et maintenant. Il est alors question

d'une construction de sens qui s'effectue à travers le point de vue subjectif de l'individu, ce qui engendrera ou non du conflit et donc de la négociation entre les individus.

Enfin, pragmatistes et interactionnistes donnent à la notion de situation une valeur heuristique. D'une part, les premiers lui confèrent un caractère émergeant se créant à partir du processus d'enquête effectué par le praticien. D'autre part, les seconds conçoivent la situation comme un contexte d'interprétation à partir duquel l'individu vient chercher les indices lui permettant d'orienter et de cadrer ses actes.

Fermons maintenant cette parenthèse sur la notion de situation et rapportons ces définitions à notre propre problématique. En ce qui nous concerne, nous allons intentionnellement modifier les éléments d'une situation donnée en y transformant quelque peu certains éléments de l'environnement sonore. Ceci nous permettra d'observer les réactions, les agissements de ces usagers, praticiens ordinaires de l'espace public urbain par excellence, mis ainsi en situation sonore déstabilisante. Il sera alors question de rendre compte à la fois des conduites, des comportements, des actions et des actes que l'usager entreprendra individuellement ainsi que collectivement, afin de donner du sens à cette situation sonore inhabituelle, voire dérangeante.

Nous allons, grâce à l'intégration de notre dispositif sonore en espace public urbain, amplifier, exagérer, pour reprendre les termes de Anders, la présence sonore, la place sonore des traces sonores de pas dans l'environnement sonore. Ceci aura comme conséquence de transformer l'expérience sonore ordinaire des usagers, remettant en cause le schéma perceptif et sensible conventionnel. Nous croyons qu'en proposant aux oreilles des usagers des traces sonores de pas à une intensité sonore plus soutenue qu'à l'ordinaire, celles-ci viendront nécessairement perturber leurs repères sonores habituels, leur demandant de revoir, de reconsidérer, de réinterpréter la situation dans laquelle ils se trouvent. C'est à ce moment que nous devrons être attentifs, la brèche étant désormais ouverte, afin de saisir les différentes actions qui seront générées chez les usagers par ce type particulier de traces sonores dans l'espace collectif urbain.

Les types de données que nous recueillerons ne seront pas à proprement parlé ceux évoqués par la parole des usagers – quoiqu'il en sera finalement question suite à l'évolution de notre méthodologie – mais plutôt ceux provenant du langage du corps et des corps en mouvement, à savoir ceux des usagers ainsi que les différentes sonorités (n'excluant pas le langage parlé) qu'ils produiront.