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Schéma 1 : Évolution de la pensée sonore

Depuis le traité de Vitruve, qui fut l'un des premiers à travailler l'acoustique dans ses architectures, divers domaines et disciplines tels que la musique, l'art, la philosophie, la sociologie, l'architecture, etc., ont, d'une manière ou d'une autre, établi une relation singulière avec les productions sonores ordinaires. De ceux-ci, en émerge un ensemble de recherches, dont les notions et les concepts considèrent cette part productive et active de l'usager. L'objectif est de s'immerger dans les entrelacs des idées de ces penseurs et concepteurs afin de se forger, à partir de celles-ci, un cadre conceptuel, théorique et méthodologique. Ainsi une présentation chronologique sera faite, permettant une meilleure compréhension de leurs imbrications, de leurs convergences et de leurs divergences. En somme, le propos de cette section n'est pas de retracer l'évolution systématique des notions et concepts, mais d'identifier en quoi et comment ils intéressent notre thématique de recherche.

1.3.1 Environnement sonore

font que se multiplier. Dans le but d'atténuer ces nuisances sonores, les premières tentatives mises en place, furent orientées par des méthodes jouant les cartes de la confrontation vis-à-vis des sons. Malheureusement, les résultats ne furent pas très concluants. En effet, vu la grande variété de paramètres à prendre en compte et notamment, le simple fait de l'immense part de subjectivité présente dans l'étiquetage d'un son dit nuisible ou pas, les plaintes et les problèmes liés au son dans l'environnement urbain fusent toujours. Ces efforts, soldés par un quasi échec, se sont toujours concentrés sur une perception négative du son, en essayant sans cesse de vouloir en endiguer ou en freiner les effets.

Pendant cette période d'effervescence et d’émulsion environnementaliste et écologiste qu'ont été les années 1960, le terme d'environnement sonore prend racine. Essentiellement, il peut se définir comme l'ensemble des sons faisant partie d'un environnement, qu'il s'agisse d'un lieu bien précis ou plus largement d'une ville, et qui témoigne de la culture et des modes de vie de ses usagers (Rouzé, 2004). Dans les années 1970, des chercheurs suivant cette voie, et notamment au Canada, ceux gravitant autour de R. Murray Schafer, ont décidé d'analyser le problème d'un autre point de vue ou plutôt selon une autre écoute. Selon eux, le son n'est pas seulement que mesures et calculs, mais bien porteur d'une richesse de sens et de significations. Ils prônent donc, plutôt qu'une approche quantitative, une méthode multi-disciplinaire alliant des approches qualitatives. Le son n'est alors plus compris comme une nuisance, une gêne, mais comme un élément positif à conserver et à étudier au même niveau que le visuel. D'autres leurs emboîteront le pas, c'est le cas notamment des chercheurs du Centre de recherche sur l'espace sonore et l'environnement urbain (CRESSON) qui depuis plus d'une trentaine d'années, développent des expertises dans ce domaine.

1.3.2 Les notions théoriques liées à l'environnement sonore

Le point de départ sera initié par le concept d' « objet sonore » théorisé par Pierre Schaeffer (1966), qui révolutionnera tant la musique que les études en environnement sonore. S'ensuivra alors une présentation de théories toutes aussi novatrices, comme celles du « paysage sonore », de l' « identité sonore », des « effets sonores » et de la « kinesthésie sonore ».

L'objet sonore (1948-52 et 1966)

réduite ». Celle-ci s'élabore à partir du concept d’Husserl de « l’épochè » qui consiste à une mise entre parenthèses de l’existence du monde extérieur. Il s’agit donc d’une perception sonore qui se révèle par une intention d’entendre. Cette dernière identifie alors un son comme un ensemble cohérent, une entité autonome qui se nomme : « objet sonore ». Celui-ci est par conséquent issu de l’écoute réduite, ne s’attachant donc pas à son origine, mais à ses caractéristiques particulières (facture, masse, durée, variation, équilibre, etc.). Le son est alors considéré comme objet de perception (phénoménologique). Il faut aussi comprendre que « l’objet sonore » propose d’étudier le son comme un spécimen de laboratoire, complètement détaché de son contexte.

Comment l'objet sonore informe-t-il les productions sonores ordinaires? L'objet sonore peut être intéressant du fait qu'il propose une nouvelle manière d'entendre, centrée sur des sons particuliers de l'environnement sonore. En étendant la notion de « note », restreinte jusqu'alors aux seuls sons dits musicaux, à l'ensemble de l'univers sonore, la notion d'objet sonore ouvre ainsi une nouvelle voie. En effet, elle permet de comprendre et d'analyser chaque son indépendamment de son origine, comme une donnée sonore que l'usager produit, entend et interprète à sa manière en lui donnant un sens propre.

L'objet sonore, offre une nouvelle perspective en élargissant le champ des sonorités musicales à l'ensemble des sons et bruits de l'environnement. Cette notion permet d'étudier le son pour le son, de l'extirper de son contexte et de le prendre pour objet dans le sens scientifique du terme. Objet phénoménologique, le son est ainsi décortiqué et son autopsie engendre la construction à la fois d'une caractérisation qui va bien au-delà des seules variantes acoustiques, tout en demandant à l'oreille de s'éduquer à une nouvelle forme d'écoute, l'écoute réduite, nécessaire afin de cerner cet objet.

La notion d'objet sonore comporte néanmoins certaines limites. Déconnectée et extraite de ses référents socio-culturels, acception contraire à celle que nous souhaitons développer dans cette recherche, l'objet sonore engendre certains heurts qui minent quelque peu son utilisation comme une notion transcendante de l'étude en cours. Conscients de cette frontière, d’autres chercheurs portèrent leur attention sur l'importance du contexte dans lequel un son est issu, d’où émergera chez Murray Schafer la notion de « paysage sonore ».

Le paysage sonore (1977)

Usant de la démarche systémique, l'objectif de cette notion est d’appréhender le sonore dans le domaine de l’analyse qualitative du son, soit celle du « paysage sonore ». Ce dernier faisant appel à une prise de sons in situ, liée à un contexte choisi. Les sons se retrouvent donc chargés de sens et d’images référentielles. Le paysage sonore correspond spécifiquement à « ce qui dans un milieu

sonore est perceptible comme unité esthétique. »12. Le paysage sonore pourrait se définir comme un « ensemble de manifestations sonores (musicales ou pas) à l'oeuvre à la fois dans un

environnement déterminé et au sein de la communauté culturelle qui l'habite, que ce soit dans un milieu naturel ou urbain. »13

Appelés « fait sonore », les sons sont analysés en rapport avec leur environnement, en tant que tonalités, signaux et empreintes sonores. La tonalité se décrit comme une note principale, un fond sonore, qui s’efface souvent par habitude auditive, mais qui conditionne néanmoins le comportement et le tempérament de l’auditeur. Les signaux sont pour leurs parts, des sons de premier plan, porteurs de messages, tels que sirènes, sifflets, etc. Finalement, l’empreinte sonore, représente une dimension acoustique communautaire, ayant des caractéristiques unitaires, suggérant une esthétique acoustique.

Les sons dans un paysage sonore sont donc considérés d'une part isolément et d'autre part dans l'unité qu'ils génèrent. Dans un premier temps, il est question du « paysage sonore hi-fi », où par l'écoute, il est possible en quelque sorte de découper, d'isoler chaque son présent dans le paysage afin de les décrire et les classer en fonction de critères (physiques, référentiels, esthétiques). Dans un second temps, le « paysage sonore low-fi », devient quant à lui, impossible, à l'écoute, d’en séparer les différents sons. L'objectif est de pouvoir comparer des données acoustiques à d'autres liées à la psycho-acoustique, à la sémantique, à l'esthétique et de venir par la suite les croiser.

La notion de paysage sonore considère l'usager à la fois comme un producteur de sons, comme un compositeur et comme celui qui l'écoute. C'est à lui que revient le rôle de faire en sorte que le paysage sonore de demain soit esthétiquement intéressant. Il doit apprendre à écouter, il doit éduquer son oreille afin de percevoir les subtilités du paysage sonore.

12 Augoyard et Torgue, 1995, page 8.

L'identité sonore (1991, 1993)

Dans ses recherches sur le monde sonore, Pascal Amphoux, architecte et géographe, met en avant le concept « d’identité sonore ». L'idée est de trianguler les aspects acoustiques, l'action sonore et la perception auditive propres à la dimension sonore et d’offrir un outil leur permettant un passage de la recherche à la pratique. Cette notion se définit comme étant « l’ensemble des

caractéristiques sonores communes à un lieu, un quartier ou une ville. »14

Trois outils sont ainsi mis en avant. Les cartes mentales sont utilisées afin d’identifier les terrains représentatifs de la ville. Le tout est suivi d’entretiens phono-réputationnels auprès d’experts dans le domaine afin de mettre à jour les terrains d’études les plus remarquables. Finalement, la méthode des entretiens d’écoute réactivée15 permet de réintroduire l’auditeur dans un contexte hors contexte en lui faisant écouter des fragments sonores de son environnement quotidien. L'identité sonore considère les sons chargés d'un certain savoir mnésique et expérientiel. Il n'est que très rarement question de simple son, comme pour l'objet sonore, mais plutôt de situations sonores remarquables relatives à la perception d'une communauté qui habite et utilise l'espace public. Le son est ainsi lié à sa qualité, à sa signification et au bien-être qu'il peut apporter.

La notion d'identité sonore urbaine, en appréhendant le phénomène sonore sous l'angle d'une anthropologie sonore, interroge directement la question de l'expérience sonore urbaine. C'est à travers celle-ci que les espaces identitaires d'une ville sont mis à jour de par les appréciations issues de la mémoire du présent, mais provenant d'expériences passées, et où s'entremêlent le social, le spatial et le sonore.

La notion d'identité sonore appelle à questionner directement l'habitant, l'usager entre autre, à travers ces productions sonores afin de déterminer les paysages sonores de qualité, représentatifs de leur cité. Cette notion met alors à jour, des singularités de l'environnement sonore issues de la mémoire expérientielle des habitants. Une place, une rue ou un quartier peuvent ainsi devenir significatifs à cause d’un son ou d’un ensemble de sons, mais ce, sans l'extraire de son contexte, de sa spatialité.

14 Amphoux, page 7

15 Démarche méthodologique développée pour la première fois par Jean-François Augoyard (1979) qui

consiste « essentiellement à recueillir les réactions d'habitants à qui l'on fait entendre « in situ » les sons de leur

Les effets sonores (1995)

La notion d'effets sonores analyse l’expérience sonore dans un contexte d’espaces urbains afin de comparer les caractéristiques physiques de ces derniers avec les habiletés perceptives de leurs habitants et utilisateurs. En fait, un peu à la manière de R. Murray Schafer, elle propose de prendre la ville comme une orchestration où les instruments deviennent les matériaux, les caractéristiques spatiales et la morphologie du contexte dans lequel l’usager prend place.

L'objectif est de mettre sur pied un répertoire d’effets sonores, sorte d’outil d’analyse interdisciplinaire utilisable à l’échelle de l’environnement urbain. Il s’inscrit dans trois champs d’application. L’aspect psycho-sociologique prend en compte la valeur symbolique existant entre perception et action tout en regardant les interactions : son / production de son. En second lieu, il est question de l’aspect lié au contexte spatial, à la morphologie, à l’organisation spatiale. Finalement, l’acoustique vient clore le tout en identifiant des données sur les caractéristiques physiques du son et de l’espace dans lequel il se propage.

Les effets sonores permettent donc d'identifier ce qui « fait effet » dans la perception et l'interprétation que se fait l'habitant, l'usager auditeur de l'espace public urbain. La citation suivante explique synthétiquement les imbrications existantes entre le son, l'espace et l'usager et qui fondent l'expérience sonore :

« En résumé, souvent mesurable, très souvent lié aux caractères physiques du lieu, l'effet sonore n'est paru réductible ni à une donnée exclusivement objective, ni à une donnée exclusivement subjective. Il semblait recouvrir avec pertinence cette interaction que nous cherchions à saisir entre l'environnement sonore physique, le milieu d'une communauté socio-culturelle et le « paysage sonore interne » à chaque individu. » (Augoyard et Torgue, 1995; 9)

Les effets sonores ne proposent donc pas d'analyser l'environnement sonore en fonction de ses originalités sonores, mais plutôt selon les pratiques et les représentations vécues par ses habitants et ses usagers. Ce qui permet d'articuler à la fois les sons, l'espace dans lequel ils sont émis et la manière dont, à travers leurs expériences, les usagers en interprètent les effets. La notion permet de révéler les conséquences que les sons ont sur les usagers, l'espace et les sons eux-mêmes. L'idée n'étant pas d'essayer d'identifier la cause de tel ou tel son, mais bien les effets, c'est-à-dire dire ce rapport mouvant entre l'usager-auditeur et la ou les sources sonores.

La kinesthésie sonore (2003)

Grégoire Chelkoff, architecte et professeur à l'ENSA de Grenoble, met en avant la dimension productive et active que le sonore peut avoir dans les processus de création de confort et d’adaptation. Il cherche à investir les capacités d’action humaine ainsi que l’idée de leur investissement corporel face aux relations avec l’environnement. Ce qui nous intéresse à travers cette notion correspond au fait qu'elle véhicule l'idée qu'il est possible d’attribuer une « affordance » (Gibson, 1979) sonore ou une possibilité d’action dérivant du « savoir écouter » de la part de l’usager.

L'autre aspect significatif est le fait d'avoir procédé à la construction d'un catalogue raisonné de situations de références spatiales et phoniques dont les buts étaient d’offrir un outil de sensibilisation, d’analyse, ainsi qu’un support à la conception. Pour ce faire, trois catégories ont été explorées : « les articulations », « les limites » et « les inclusions ». L’articulation nécessite le déplacement de l’auditeur permettant l’identification d’entités sonores spatialement distinctes et ainsi l’adéquation ou l’adaptation de ces conduites et usages en fonction du changement de contexte. Les limites proposent pour leur part, des situations où l’environnement sonore peut basculer rapidement, ce qui nécessite peu de déplacement. Finalement, l’inclusion met en avant le phénomène d’emboîtement sonore, d’un sentiment d’appartenir à un univers contenu dans un autre, ce qui ne nécessite aucun mouvement.

Orienté par ce catalogue raisonné, l'objectif est la mise en place d’un dispositif architectural. Ce dernier est conçu selon une visée bien précise, celle de mettre en évidence les relations entre des usages et des dispositifs générateurs de qualités sonores. La méthode d’enquête se réfère à l’expérience in situ et à l’expérimentation constructive. Cet outil novateur nous semble particulièrement adapté à ce que nous recherchons à mener comme investigation.

De plus, la notion de kinesthésie sonore qui est soulevée ici propose donc que les sons de par leurs propriétés intrinsèques, ont le pouvoir de créer des espaces et des objets particuliers. Les sons permettent d'activer un mode spécifique d'intelligibilité lié aux formes et aux espaces. Le son est considéré comme laissant entrevoir des potentiels d'usages qui se révèlent à travers l'expérience sonore.

Essentiellement ce concept tente d'aller au-delà d'une écoute passive souvent donnée à l'usager-auditeur. L'objectif est bien de coupler son écoute et les actions qu'il effectue dans l'espace.

L'idée est de percevoir l'usager comme un producteur de sons à part entière et que c'est à travers cette production qu'il se redessine et reconfigure son espace. L'usager est directement interrogé dans son expérience sonore de l'espace public urbain.

1.3.3 Synthèse de l'évolution de la pensée sonore dans les domaines de l'environnement sonore

Nous pouvons voir qu'au fur et à mesure des années les notions et concepts s'affinent se rapprochant de plus en plus d'un mode opératoire propre aux domaines liés à l'aménagement et au design urbain. En effet, sauf la dernière notion de kinesthésie sonore qui permet une application directe et constructible dans l'espace public urbain, les premières ne servent que d'outil d'analyse de l'environnement sonore. Elles ne sont aucunement sujettes à une réflexion menant à un projet architectural ou urbain. Très rares sont aussi les notions qui au niveau méthodologique interrogent directement les usagers dans leur expérience sonore en train de se faire. Déconnectés de l'espace public urbain, les usagers doivent donc faire appel à leur unique mémoire sonore.

Certaines notions et notamment celle de l'identité sonore urbaine, a été complétée et prolongée selon l’objectif de la rendre plus opérationnelle (Atienza, 2008). Un modèle intuitif a été conçu afin de décrire sonorement une configuration urbaine. Il est question ici d'un outil de représentation d'un espace sonore issu de l'interprétation empirique de la matière sonore. Il s'agit d'un outil d'aide à la conception, donc toujours dans la virtualité.

Pourtant à la base de tout phénomène sonore, l'usager, auteur, compositeur, interprète et spectateur, n'est que très peu sollicité ou de manière désincarnée, extrait de son expérience sonore du lieu. Seules les expérimentations liées à la notion de kinesthésie sonore interrogent directement l'usager en train de vivre et de faire son expérience sonore de l'espace public urbain. Encore là, de nombreuses limites, identifiées par l'auteur, quant à la méthode et au protocole mis en place ne convainc pas sur une réelle mise en situation d'expérience sonore16.