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A. Les trois « échelles » du Levant

2. L’arrière-pays des « Arabes et Ituréens »

Dans la partie orientale de l’Empire, Octave-Auguste a repris en grande partie les plans de César, à tel point que l’on hésite, parfois, sur l’identité du véritable fondateur et que la politique d’Auguste consiste, le plus souvent, à renforcer les colonies césariennes. En deux endroits, cependant, il se démarque avec certitude de ce que l’on connaît des projets et réalisations de Jules César : avec la fondation des colonies pisidiennes à l’intérieur des terres de l’Asie Mineure et non sur la côte, comme c’est habituel, et avec l’installation de la colonie de Berytus, isolée au Proche-Orient, Auguste innove véritablement, comme l’a souligné B. Levick393. Ce rapprochement est d’autant moins anecdotique394que nous formulons ici l’hypothèse qu’en Pisidie comme à Berytus Auguste a agi par l’intermédiaire d’Agrippa, présent officiellement en Grèce entre 17 et 13 avant notre ère. Cela pourrait contribuer à expliquer le nouvel état d’esprit qui semble présider à la fondation de ces colonies du Proche-Orient augustéen et que suggèrent déjà leurs localisations inédites. Les fondations ont été réalisées en des circonstances similaires : dans les deux cas Rome prend en charge une région difficile. La grille de lecture militaire et géostratégique a donc été privilégiée par les historiens. La comparaison entre ces fondations coloniales nous amènera à réévaluer le facteur stratégique et militaire dans la fondation coloniale et à poser la question du rôle de ces fondations dans l’intégration provinciale.

Berytus au miroir des colonies de Pisidie.

Les avis divergent fortement pour ce qui concerne la datation du réseau de colonies de Pisidie fondées après Antioche. Ainsi, les arguments de B. Levick, fondés sur les émissions anniversaires de la fondation coloniale, ne sont pas totalement convaincants395. Plus récemment, des chercheurs ont proposé une datation parfois très différente, mais la

392

MILLAR1990, p. 39-40 et GUERBER2009, p. 382 et p. 284 (« colonies des confins »).

393

LEVICK1967, p. 6.

394

LEVICK1967, a relevé le fait sans en tirer de conclusion. Elle souligne essentiellement, à la suite de VITTINGHOFF 1952, p. 131, le caractère exceptionnel des colonies pisidiennes, parce qu’elles ne sont pas côtières, à la différence de Berytus. On peut nuancer le propos en rappelant l’extension de Berytus vers la Bekaa qui, du fait de la discontinuité géographique, n’a rien d’un arrière-pays portuaire.

395

question reste très incertaine396. Or, toutes les colonies pisidiennes, à l’exception d’Antioche (Caesarea) et de Lystra (Iulia Felix Gemina), portent le titre de Iulia Augusta397. Ce fait n’a, à ma connaissance, jamais été pris en considération. Cette titulature est étonnante pour des colonies fondées au plus tôt à la fin des années 20 avant notre ère, comme le montrent les interrogations de F. Vittinghof à ce sujet398: les colonies fondées par Auguste portent généralement le seul titre d’Augusta, l’empereur ayant évidemment abandonné le gentilice après 27399. Une telle anomalie invite à conjecturer que le même contexte politique qu’à Berytus préside à la fabrication de ces noms et à proposer une fourchette chronologique en conséquence400. Lorsqu’Agrippa fonde Berytus, le représentant impérial assume désormais un rôle essentiel à la tête de l’État : depuis son entrée par mariage dans la famille impériale, Agrippa n’est pas seulement le représentant de l’empereur en Orient, il participe de la politique dynastique. De ce point de vue, la présence de Julie en Orient aux côtés d’Agrippa est particulièrement significative, comme l’a souligné F. Hurlet401. En honorant Iulia en tant que « fille d’Auguste et femme d’Agrippa », les dédicaces honorifiques d’Asie Mineure et de Grèce montrent que les élites locales ont parfaitement saisi les enjeux de sa présence auprès d’Agrippa : l’épigraphie et la statuaire de ces régions révèlent plus qu’elles n’anticipent le programme dynastique d’Auguste402. Ce fait éclaire la titulature de Berytus : dans le contexte tardif de la fondation coloniale, elle se comprend comme une référence à Iulia, femme d’Agrippa403. La combinaison des titres Iulia et Augusta est ici l’expression d’un véritable programme dynastique404. On peut donc formuler l’hypothèse que les colonies de Pisidie (à l’exception d’Antioche de Pisidie) ont été fondées lors du deuxième voyage d’Agrippa en Orient, c’est-à-dire entre 17 et 13 avant notre ère405. Elles viendraient s’ajouter aux exemples de

396

SARTRE2001b, p. 114-115, n. 27 à 34.

397

Olbasa, Cremna, Comama et Parlais, auxquelles on peut adjoindre Lystra pour Iulia seulement.

398

VITTINGHOFF 1952, p. 133, n. 2, laisse ses interrogations sur la titulature des colonies de Pisidie sans réponse.

399

SALMON1969, p. 141 et KEPPIE1983, p. 17.

400

La deuxième mission en Orient suit de quelques années le mariage d’Agrippa avec la fille d’Auguste, en 21. La présence de Julie paraît être le prétexte pour donner son nom aux nouvelles colonies.

401

Assurée par l’épisode de la noyade rapporté par Nicolas de Damas, FGrHist. 90 F 134 ; elle n’est sans doute pas présente lors du voyage en Judée, RODDAZ1984, p. 424, n. 33, et p. 442, n. 128. F. Hurlet a insisté

sur le côté exceptionnel de sa présence et montré comment la légitimité dynastique se construisait au croisement entre l’impulsion impériale et l’initiative des cités. Le choix de ce nom correspond très exactement à ce moment.

402

HURLET1997, p. 431, et p. 436. Cf. aussi RODDAZ1984, p. 448-449.

403

Pour GRANT1946, p. 259-260, Iulia fait référence à la dynastie julienne.

404

Iulia n’a jamais été Augusta, mais elle est « la seule à pouvoir transmettre le sanguis Augusti » (HURLET

1997, p. 421). CHUVIN 1991, p. 204, remarque que le titre Augusta n’apparaît pas sur les monnaies avant Trajan. La gens Iulia, noyau dur de la domus Augusta, forme le ‘vivier dynastique’ d’Auguste.

405

Berytus et de Patras qu’Eusèbe associe explicitement à Agrippa et s’inscriraient dans le cadre de la réorganisation de l’Orient telle qu’elle a été décrite par J.-M. Roddaz406.

Comme en Pisidie, mais selon des modalités différentes, la fondation de Berytus accompagne l’intégration provinciale d’un espace autrefois concédé à des princes clients. La mort d’Amyntas en 25 avant notre ère a ouvert la voie à la provincialisation du royaume, sans doute rapidement inaugurée par une première fondation coloniale, celle d’Antioche. D’après l’hypothèse ici formulée, elle devance de huit années environ les autres fondations pisisidiennes. La disparition du tétrarque ituréen Zénodore dont une partie des terres s’étendaient sur la Bekaa, en 19 avant notre ère, précède de quelques années la fondation de Berytus. Il reste que la provincialisation d’un espace non pacifié comme la Bekaa est étonnante. L’extension de la province de Syrie a accompagné prudemment et par étapes les évolutions socio-politiques locales407. Certes, avec le recul, les principautés peuvent apparaître comme des États amenés à disparaître à plus ou moins long terme408 et la fondation coloniale comme une accélération de la provincialisation : l’échec qu’a constitué le choix de Zénodore a peut-être incité Auguste à modifier sa stratégie pour la Bekaa. Encore cette explication ne satisfait-elle qu’à moitié. Aucune politique volontariste, en effet, n’a cherché à donner brutalement une cohésion à l’ensemble hétérogène que constituait le Proche-Orient romain à ses débuts : sous Auguste et ses successeurs, les princes clients sont chargés tout à la fois de pacifier les régions instables et de diffuser le modèle de la cité ou, du moins, de favoriser « l’urbanisation » de leur territoire. Or, les Ituréens nous sont connus uniquement par des sources qui leur sont défavorables409. Leur domaine y apparaît aux antipodes des normes romaines de la « civilisation » : terre de brigandage, de nomadisme, dépourvue d’armature urbaine, c’est un espace a priori mal intégrable au système romain. Il est difficile de savoir ce qu’il en était réellement410. Il reste que cette vision a fort bien pu être celle des autorités romaines également. Un fait demeure : dans un contexte similaire (Rome prend en charge une région difficile, jusque là plus ou moins bien tenue par un prince client), la mainmise romaine

406

RODDAZ1984, p. 427 et p. 449 (ranimer la vie économique, conforter les institutions municipales).

407

SARTRE2001a, p. 498-499, à propos des principautés du Liban et de l’Antiliban.

408

Ces espaces de gestion indirecte ont été sinon considérés comme transitoires, du moins soumis au bon vouloir du prince.

409

C. BRÉLAZ 2005, p. 48, rappelle à quel point nous sommes tributaires du miroir particulièrement déformant des sources littéraires.

410

Par un retour de balancier les historiens ont tendance à donner une toute autre image. Dans un article très dense consacré aux Ituréens, J. ALIQUOT1999-2003, p. 162, se propose de « reformuler la question ituréenne dans des termes qui dépassent le point de vue des auteurs anciens ». A. KROPP2009, quant à lui, s’efforce d’ancrer Héliopolis (sanctuaire et culte) dans son passé ituréen.

s’est accompagnée de fondations coloniales. Cela nous renvoie à la signification profonde de ces fondations augustéennes : Auguste – ou Agrippa – réactivent-ils un schéma républicain pour pacifier une région instable et l’incorporer à l’empire ?

Le facteur militaire : quel rôle ?

Dans le cas de Berytus, la proximité des Ituréens a été alléguée comme facteur explicatif majeur de la déduction coloniale411. Parce qu’ils opèrent une coupure dans le « domaine » ituréen, les territoires combinés de Berytus et d’Héliopolis constituaient pour certains historiens l’archétype des « boulevards de l’empire », suivant l’expression forgée par E.T. Salmon pour définir les colonies romaines412. Les modernes ont donc analysé la fondation de Berytus (voire les fondations de Berytus et d’Héliopolis) comme témoignant de la volonté de venir à bout des « Ituréens et Arabes »413. Strabon ne relie pas explicitement brigandage et fondation coloniale, mais l'enchaînement de deux paragraphes de la Géographie, tout en répondant aux exigences de la description chorographique414, fait sens : après avoir décrit les violences subies par Byblos et Berytus jusqu'à l'intervention de Pompée et les menaces qui pèsent encore sur les agriculteurs de la Bekaa415, Strabon signale l'installation de vétérans à Berytus et l'agrandissement territorial416. En de nombreux passages de la Géographie, il légitime d'autant plus volontiers la conquête romaine que celle-ci se heurte à des populations jugées barbares par leur organisation sociale et leur mode de vie417. En s’appuyant sur le traitement contrasté de la colonisation romaine en Ibérie et en Lusitanie d’une part et en Asie d’autre part, J.-M. Lassère a montré les deux visages qu’elle pouvait prendre dans l’œuvre de Strabon, illustrant la tension qui anime l’œuvre du géographe pris entre l’admiration de l’œuvre pacificatrice des Romains (et il se fait alors le relais de l’idéologie augustéenne) et son rejet lorsqu’elle porte atteinte aux libertés de certaines cités de l’Orient grec. L’historien signale, ainsi, à propos de la

411

Pour l'espace contrôlé par les Ituréens, cf. A.H.M. JONES 1931, p. 265-266, et J. ALIQUOT 1999-2003, p. 200-201.

412

SALMON1969, p. 144 (« bulwarks of empire »). Sans s'associer à cette analyse, B. ISAAC1990, p. 311- 313, rappelle les principales interprétations qui font de Berytus, et plus généralement des colonies augustéennes, les instruments de la conquête militaire ou de la pacification romaine.

413

Strabon, XVI, 2, 18.

414

Strabon alterne description de la côte et de l’arrière-pays.

415

Strabon, XVI, 2, 18.

416

Strabon, XVI, 2, 19 : « Agrippa voulut en même temps que le territoire de cette ville fût agrandi d'une bonne partie du Massyas – la Bekaa – et il en reporta ainsi la frontière jusqu'aux sources de l'Oronte ». Trad., A. Tardieu.

417

Pour une analyse des stéréotypes véhiculés par la Géographie de Strabon, voir P. BRIANT1982, p. 9-56, ainsi que P. THOLLARD1987, p. 6-12. J. ALIQUOT1999-2003, p. 205-208, montre que l'analyse de P. Briant s'applique au passage de Strabon, XVI, 2, 18.

Lusitanie, que Strabon « cite sans les nommer les colonies destinées à attirer dans les plaines les peuples montagnards et à mettre fin ainsi à leurs brigandage »418. Sans être explicitement formulé, c’est bien le même programme que la colonisation romaine est amenée à accomplir dans la plaine de la Bekaa, cernée elle aussi par des peuples montagnards. L'extension de la chôra bérytaine répondrait ainsi à la nécessité d'établir un pouvoir fort aux confins d'une zone dangereuse : « celle [la population] de la plaine, au contraire, est exclusivement agricole, et, à ce titre, a grand besoin que tantôt l'un, tantôt l'autre la protège contre les violences des montagnards ses voisins »419.

Ce témoignage, idéologiquement marqué, semble corroboré par l'épitaphe du chevalier Q(uintus) Aemilius Secundus, qui se targue d'avoir pris une forteresse ituréenne dans le Mont Liban420, lorsqu'il était sous les ordres du gouverneur Quirinus, actif en Syrie en 6-7 de notre ère421. L'inscription a été réalisée après 14 de notre ère, l’empereur étant divinisé. Elle rappelle les fonctions municipales qu'Aemilius a exercées dans la colonie :

Q(uintus) Aemilius Q(uinti) f(ilius) / Pal(atina) Secundus [in] / castris divi Aug(usti) s[ub] / P(ublio) Sulpi[c]io Quirinio le[gato] / C[a]esaris Syriae honori/bus decoratus pr[a]efect(us) / cohort(is) Aug(ustae) I pr[a]efect(us) / cohort(is) II classicae ; idem / iussu Quirini censum egi / Apamenae civitatis mil/lium homin(um) civium CXVII / idem missu Quirini adversus / Ituraeos in Libano monte /castellum eorum cepi et ante / militiem praefect(us) fabrum / delatus a duobus co(n)s(ulibus) ad ae/rarium (vac. ca. 5) et in colonia / quaestor, aedil(is) II, duumvir II / (vac. ca. 7) pontifexs (sic) (vac. ca. 7) / Ibi positi sunt Q(uintus) Aemilius Q(uinti) f(ilius) Pa(latina) / Secundus filius et Aemilia Chia lib(erta) / H(oc) m(onumentum) amplius h(eredem) n(on) s(equetur).

« [Moi] Q(uintus) Aemilius Secundus fils de Q(uintus), de la Tribu Pal(atina) [j'ai servi] dans le camp du divin Auguste, sous P(ublius) Sulpicius Quirinius, légat de César-Auguste en Syrie, [j'ai été] décoré de distinctions honorifiques, [j ai exercé les fonctions de] préfet de la première cohorte Augusta, préfet de la cohorte II Classica. En outre, par ordre de Quirinius, j'ai fait le recensement des 117 mille citoyens d'Apamée. En outre, envoyé par Quirinius en mission contre les Ituréens sur le mont Liban, j'ai pris leur citadelle. Et avant le service militaire, préfet des ouvriers, [j'ai été] détaché par deux consuls au trésor public. Et dans la colonie, [j'ai été] questeur, édile deux fois, deux fois duumvir, pontife. Ici ont été déposés Q(uintus) Aemilius Secundus fils de Q(uintus), [de la tribu] Pal(atina), [mon] fils et Aemilia Chia [mon] affranchie. J'ajoute que ce monument est exclu de l'héritage »422.

418

LASSERRE1982, p. 892-893.

419

Strabon, Géographie, XVI, 2, 18. Trad. A. Tardieu.

420

CIL III, 6687 = ILS 2683. Voir aussi L. BOFFO1994, p. 182-184. ALIQUOT2009a, p. 35-36, considère que le castellum de l’inscription est Chalcis.

421

Cf. E. DĄBROWA1998, p. 27-30. P. Sulpicius Quirinus (Quirinius dans certaines sources) est notamment connu pour avoir personnellement dirigé, quelques années auparavant, les opérations contre les Homonadeis en Pisidie. Cf. STROBEL2000, p. 519.

422

Pour autant, c'est vraisemblablement à la tête de troupes régulières qu'il a obtenu cette victoire prestigieuse423. De manière générale, si l’on suit les interprétations récentes, les colonies n’ont pas vocation à remplir un rôle de défense et de contrôle des territoires et des hommes, et les colons ne sont pas impliqués dans des opérations de maintien de l’ordre sauf en cas d’urgence : la fonction militaire des colonies a fortement été remise en cause par B. Isaac, qui souligne, comme C. Brélaz pour l’Asie Mineure, le rôle incontournable des légions dans les opérations de « pacification » de grande envergure424. L’épitaphe éclaire aussi un pan de la chronologie des premiers temps de la colonie : une vingtaine d’années séparent la fondation coloniale de l’intervention qui est mentionnée. On retrouve l’enchaînement entre fondation coloniale et guerre contre une peuplade locale, déjà opératoire en Pisidie425, un enchaînement que le décalage chronologique invite toutefois à ne pas lier trop étroitement : il montre, au contraire, la dissociation que l’on doit introduire entre fondation coloniale et intervention romaine.

Quelle place tient alors la fondation coloniale dans le dispositif plus global de la provincialisation de ces régions ? Appartient-elle malgré tout pleinement au contexte de la pacification de l’empire ou relève-t-elle surtout de l’opportunisme comme le propose par exemple C. Brélaz dans le cas des colonies pisidiennes ? « L’intention première de César et d’Auguste » est, d’après ce chercheur, « de trouver la solution à un problème agraire ». Or, « l’annexion du royaume d’Amyntas de Galatie a principalement eu pour conséquence de mettre un surplus de terres à la disposition d’Auguste ». Dans un article très stimulant tant il va à rebours des idées reçues sur la colonisation en général et le rôle militaire des colonies de Pisidie en particulier, C. Brélaz fait passer au second plan les aspects stratégiques de la colonisation augustéenne. Il est certain que, dans le cas de la Bekaa, cette plaine bien arrosée et sans doute peu peuplée pouvait apparaître comme un « far East » très tentant pour lotir les vétérans issus de deux légions. Il me semble toutefois difficile d’affirmer que le fait militaire n’a que la portion congrue dans les motivations du fondateur. Si Berytus ne joue certainement pas le rôle de garnison pour maintenir l'ordre dans la région, la colonie peut constituer une base arrière dans les opérations menées

423

B. ISAAC 1990, p. 61. En revanche, il me semble que l’on ne saurait déduire de quelques dédicaces réalisées par des soldats à Héliopolis la présence d’une unité de l’armée romaine dans la plaine de la Bekaa. Cf. ISAAC1992, p. 61 et p. 319 contra SOMMER2001, p. 86.

424

ISAAC1992, chapitres II et VII, BRÉLAZ2005, p. 299 ou p. 319, par ex. Strabon XVI, 2, 20 à propos des caravanes venant de l’Arabie heureuse : « Encore les attaques dirigées contre les caravanes deviennent-elles chaque jour plus rares, depuis que la bande de Zénodore toute entière, grâce aux sages dispositions des gouverneurs romains et à la protection permanente des légions cantonnées en Syrie, a pu être exterminée », trad. M. SARTRE2002a, p. 142.

425

contre les Ituréens : l'épitaphe, dans laquelle le cursus municipal et l'évocation de l'intervention contre les Ituréens se croisent, montre sans doute qu'à défaut d'être le « fer de lance »426 de la pacification, certaines colonies jouent un rôle dans la « consolidation » de la conquête427. Il est intéressant de noter que le gouverneur sous les ordres duquel Quintus Aemilius a pris la forteresse est celui-là même qui a personnellement dirigé les opérations contre les Homonadeis d’Isaurie ; c’est peut-être la trace, ténue, d’un véritable « programme augustéen » de pacification de l’empire auquel on peut ajouter la construction des routes d’intérêt stratégique qui traversent ces régions et qu’accompagne la fondation de colonies.

« … not only pacifying the country but permanently altering its character … » (B. Levick) Il est une deuxième voie qu’il convient d’explorer pour sonder les liens entre la colonisation et la provincialisation de l’empire. B. Levick conclut son ouvrage sur les colonies pisidiennes en affirmant qu’il s’agissait non seulement de pacifier, mais aussi « d’altérer le caractère des régions de façon durable »428. Même s’il est dégagé de la dichotomie barbarie / civilisation propre à l’œuvre strabonienne, le schéma proposé par B. Levick n’en est pas moins similaire429. Ce télescopage entre une lecture contemporaine de la colonisation et l’idéologie strabonienne tient à la modernité de son système explicatif430 et non à la justesse de son analyse de la situation à l’arrivée des Romains431, à juste titre suspecte tant elle s’applique mécaniquement à bien des régions de l’empire. Il reste que l’idéologie civique que sous-tend son œuvre est aussi celle qui permet le mieux de comprendre la politique impériale dans les provinces, ce qui pondère quelque peu le recul que l’on doit prendre par rapport à une telle lecture de la colonisation augustéenne. Faut-il pour autant voir dans le choix de l’intégration coloniale l’indice d’une politique volontariste dans le contexte de la provincialisation de l’empire ? La colonisation romaine

426

C. BRÉLAZ 2004, p. 193 : « les colonies césaro-augustéennes (…) ne sont pas le fer de lance de la domination romaine en Asie Mineure ».

427

Cf. A.D. RIZAKIS2004, p. 85-87.

428

LEVICK1967, p. 189. Cité par ISAAC1998, p. 94.

429

Ainsi, LEVICK 1967, p. 38 : « … the subjection of the Homonadenses will be seen as an essential preliminary to a much greater task, the taming and civilizing of the whole of Pisidia, in which the colonies were to play a vital part ».

430

Ainsi que l’a montré P. Arnaud, Strabon s’attache à comprendre la ‘romanisation’. Cf. ARNAUD2004, p. 26 : Strabon présente la ‘romanisation’ « dans des termes souvent très proches de ceux qu’a établis l’historiographie récente, notamment lorsqu’il s’attache à décrire les effets bénéfiques de la conquête sur les peuples barbares de l’Europe occidentale à partir de l’analyse des provinces ibériques et des Gaules ». Voir aussi LEROUX2011a, p. 69-71.

431

Pour les Ituréens, sa vision sommaire et caricaturale rejoint celle de Josèphe comme l’a bien montré J. ALIQUOT1999-2003, p. 205-208.

n’avait pas l’objectif « culturel » de « civiliser », mais celui, plus pragmatique, de gérer des populations et des espaces.

Or, les colonies de Berytus et de Pisidie entretiennent un rapport particulier à l’espace. La situation inédite des colonies pisidiennes, implantées à l’intérieur des terres, et le petit réseau qu’elles y constituent, suscitent légitimement des interrogations432. La discontinuité géographique du nouveau territoire bérytain a déjà été soulignée. On observe ainsi l’adaptation du système colonial aux conditions locales et en particulier à la trame civique pré-existante. La Pisidie, urbanisée, se détache de la Galatie « à peu près vide de