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A. Entre héritage augustéen et patronage sévérien : la fondation d’Héliopolis

2. La fabrication du nom

La titulature de la colonie héliopolitaine (colonia Iulia Augusta Felix Heliopolitana) calquée sur celle de Berytus apparaît, d'emblée, comme typiquement augustéenne, voire césaro-augustéenne193. Les citoyens des deux colonies sont d’ailleurs inscrits dans la tribu Fabia qui était celle de César194. En Macédoine, la combinaison des deux épithètes, Iulia et Augusta, souligne la reprise par Auguste de projets césariens. Pour Berytus, la dernière émission du monnayage civique de la cité hellénistique, datée de 29/28 avant notre ère, atteste, en tout cas, que la colonie n’existe pas avant cette date : l’épithète Augusta de la titulature ne signifie pas, ici, le renforcement d’une colonie césarienne. La nomenclature héliopolitaine renvoie, donc, clairement, à Auguste, héritier de César. En contradiction avec cette analyse, les sources attestent que l'arrivée au pouvoir de Septime Sévère correspond à un temps fort de l'évolution d'Héliopolis. Pour beaucoup de savants, la dénomination d’Héliopolis discrédite ainsi la thèse d’une fondation sévérienne tant il est vrai que, depuis l'époque républicaine déjà, la titulature des colonies enregistre le nom du fondateur. Pour avancer sur cette question de la dénomination coloniale et de son rapport – ou non – avec le fondateur, nous examinerons successivement trois pistes. W. Ball a soutenu récemment la thèse d'un nom forgé malgré tout par Septime Sévère195. Cette affirmation, restée sans écho, mérite que l’on s’y attarde. Plus généralement, le témoignage d’Ulpien a focalisé les attentions (cf. texte p. 61-62). Pour certains historiens, le juriste affirme clairement la fondation héliopolitaine par Septime Sévère. Pour d’autres, Ulpien ne rend compte que de l’attribution du ius italicum par l’empereur et les premières émissions monétaires entérinent ce privilège : une telle hypothèse confirmerait, comme celle de W. Ball (mais avec des conclusions opposées), l’adéquation entre le nom de la colonie et celle du fondateur.

En établissant un rapport entre les surnoms Iulia Augusta de la colonie héliopolitaine et l'impératrice Julia Domna, W. Ball cherche à illustrer l'idée d'un lien très étroit entre Émèse et Héliopolis à l’appui d’une interprétation selon laquelle le « temple de Baalbek » était peut-être « le grand temple du Baal d’Émèse » qui nous est connu par la

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La titulature est attestée par l’épigraphie dès le règne de Caracalla (IGLS 6, 2918). Sur les monnaies, le nom complet n’apparaît que sous Philippe l’Arabe. Jusque-là, elle est notée Col(onia) Hel(iupolitana), avec des variantes pour les abréviations.

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À propos de la mention des tribus dans les colonies romaines, cf. A. D. Rizakis qui signale que les colons n’ont une tribu officielle qu’à partir d’Auguste (RIZAKIS2010, p. 359).

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description qu’en donne Hérodien196. Dans ce contexte, le patronage de la fille d'un grand- prêtre d'Émèse sur la colonie dont le temple héliopolitain relève, viendrait confirmer la relation privilégiée entre Émèse et Héliopolis. Cet historien ne prend cependant pas la peine de justifier cette affirmation, qu'il est pourtant le seul, à ma connaissance, à défendre. Dans un contexte moins polémique197, les raisons ne manquent pas pour faire de Julia Domna l'éponyme de la colonie, peut-être même indépendamment de son origine syrienne. La dimension familiale et dynastique de la légitimité impériale construite par Septime Sévère est bien connue. L'élévation de Julia Domna au titre d'Augusta à l'occasion de la victoire de Septime Sévère sur Didius Julianus et de son entrée solennelle dans Rome, quelques mois seulement après s'être lancé dans la compétition pour le pouvoir, en constitue peut-être la première étape. Julia Domna est alors honorée sous le nom de Iulia Domna Augusta sur des inscriptions latines et certaines émissions monétaires. Le séjour du couple impérial en Orient marque une deuxième étape de cet effort pour légitimer l'accession au pouvoir de Septime Sévère et Julia Domna y joue encore un rôle essentiel. Son élévation au titre de Mater castrorum, en avril 195, amorce un tournant dans l'idéologie impériale : le rapprochement avec Faustine, honorée du même titre vingt ans auparavant, préfigure, après l'épisode Pertinax, le rattachement de la nouvelle famille impériale à la dynastie antonine198. Pour renforcer l'identification entre les deux impératrices, l'empereur aurait donc pu attribuer le nom de Julia Domna à une colonie romaine, imitant en cela Marc-Aurèle, qui, dans un autre contexte, celui de la mort de Faustine, avait fait du bourg de Halala une colonie sous le nom de Faustinopolis199. À l’appui d’une telle hypothèse, on peut faire deux remarques. D’une part, Laodicée s’intitule Iulia sur les émissions du règne de Caracalla : il ne peut s’agir que d’une référence à Julia Domna. D’autre part, hasard ou non, les hommages qui lui sont rendus sur deux des colonnes de l'entrée monumentale du grand temple de Baalbek200, la désignent par le nom

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BALL 2000, p. 43 : « … many features at Baalbek correspond with what we know of the Temple of Emesene Baal » et p. 47 : « … the Emesene Temple in Rome is virtually a copy of Baalbek ».

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Dans un bref article, Gary K. Young répond point par point aux arguments de W. Ball et démontre la partialité de ses arguments (YOUNG2003).

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À propos de la titulature de l’impératrice, cf. KETTENHOFFER1979, et pour les éléments évoqués ici, plus particulièrement les pages 78-81.

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Les exemples de colonies nommées d’après l’impératrice sont rares. Ils témoignent certainement de sa présence comme c’est le cas pour Cologne. Julia Domna, Mater castrorum, est présente lors du premier séjour de l’empereur Septime Sévère en Syrie.

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de Iulia Augusta, alors qu'à Berytus, pour ne prendre que cet exemple, elle est Iulia Domna dans les trois inscriptions honorifiques qui lui sont consacrées201.

En ce qui concerne l’épithète felix, elle fait partie de ce stock d’adjectifs dans lequel puisent César, puis Octave-Auguste, pour ‘fabriquer’ le nom des colonies202. Tombée en désuétude dès les Julio-claudiens, à l’exception de Ptolémais qui l’adopte sans doute par mimétisme avec la colonie bérytaine, l’épithète redevient un élément important de l'idéologie impériale au IIe siècle de notre ère. Adoptée par Commode203, elle n'entre toutefois régulièrement dans la titulature des empereurs qu'à partir de Caracalla204, tandis qu’elle figure dans la dénomination de trois fondations sévériennes205. Parmi celles-ci, on notera la présence de Tyr, fondée par Septime Sévère. Dans la célèbre inscription que la cité a fait graver en l'honneur d'Ulpien, elle se met en scène sous le nom de Seberia Felix Aug(usta) [Ty]rior(um) col(onia) metropol(is)206. Il est difficile de savoir s’il s’agit là de la titulature officielle. D'une part les émissions monétaires livrent une dénomination plus simple – Sep(timia) Turus Metrop(olis) Coloni(a) – d'autre part, les cités ont pu usurper à l’occasion une appellation prestigieuse207. L’épithète acquiert en tout cas une dimension régionale avérée à l’époque des Sévères – Berytus, Tyr et Héliopolis s’en prévalent – qui rend plausible son attribution à la fin du IIesiècle. À l’issue de cette enquête sur le possible contexte sévérien de l’attribution du nom, nous pouvons néanmoins conclure que pour être validée, la proposition de W. Ball nécessite d’admettre une série de cas particuliers. En cela, elle s’oppose à l’évidence de ce que A.H.M. Jones a appelé « the identity of style »208 des deux dénominations coloniales.

Ulpien est le seul auteur à mentionner la colonie héliopolitaine : Est et Heliupolitana, quae a diuo Seuero per belli ciuilis occasionem Italicae coloniae rem publicam accepit. Cette phrase, que M. Sartre traduit par : « Il y a aussi la colonie d’Héliopolis qui reçut la constitution d’une colonie italienne du divin Sévère comme

201

AE 1950, 230 ; CIL III, 154 = Waddington, I. Syrie 1843 ; une inscription découverte récemment à

Beyrouth confirme cette dénomination : BUTCHER 1996. Dessau, index, p. 287-288, donne toutes les variantes. KEPPIE1983, p. 16, n. 43 : « the possible award of Iulia at a much later date, to reflect honour on

imperial ladies of the Flavian or Severan houses, (…) has to be kept in mind ».

202

C’est l’une des épiclèses de Vénus, figure divine protectrice de Rome instrumentalisée lors des luttes politiques de la période tardo-républicaine. Cf. GIARDINA2008, p. 71-76.

203

BEAUJEU1955, p. 395-396.

204

KIENAST1996 : Caracalla est felix depuis 200 et Julia Domna, Iulia Augusta Pia Felix à partir de 210.

205

GRELLE1972, p. 217-218.

206

Cf. supra. En dernier lieu, CHASTAGNOL& VEZIN1991, p. 238-251.

207

BMC Phoen., p. 29, nos271 et 378. GASCOU1982, p. 143 : à partir des Sévères, « les cités s’attribuent parfois à la légère, comme l’atteste Dion Cassius, des épithètes auxquelles elles n’ont pas un droit strict ». Cf.

AE 1988, 1051 : Seberia Felix Aug(usta) [Ty]rior(um) col(onia) metropol(is). SMALLWOOD 1976, p. 488, évoque des monnaies de Césarée Maritime, Felix Constans.

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résultat de la guerre civile »209 pose la question de savoir si Septime Sévère en a fait une « colonie de droit italique » ou s'il gratifie du ius italicum une colonie déjà ancienne. Le propos du juriste n'est pas de faire cette distinction car ce passage du Digeste est consacré à la question du droit italique ; d’autre part, contrairement à l’opinion de certains historiens, je pense que la formulation d’Ulpien ne permet pas d'affirmer absolument que Septime Sévère a fondé la colonie. Enfin, à l’appui de sa théorie – une colonie augustéenne à laquelle Septime Sévère aurait donné le ius italicum –, F. Vittinghoff a remarqué qu'Ulpien a su dissocier, dans la phrase qu'il consacre à Émèse, l'élévation au rang de colonie et l'octroi du ius italicum par le même Septime Sévère : Sed et Emisanae ciuitati Phoenices imperator noster ius coloniae dedit iurisque Italici eam fecit (Mais notre empereur a donné aussi à la cité émésénienne de Phénicie le droit colonial et lui a conféré le droit italique). Pour autant, la même ambiguïté que dans le cas d'Héliopolis existerait pour Laodicée dont nous savons qu'elle a été fondée et dotée du ius italicum par cet empereur : Est et Laodicena colonia in Syria Coele, cui diuus Seuerus ius Italicum ob belli ciuilis merita concessit (« il y a aussi la colonie de Laodicée de Koilè-Syrie, à laquelle le divin Sévère accorda le ius italicum en raison de son mérite (= ses services) durant la guerre civile »)210. L’argument n’est donc pas décisif.

Par delà la formulation équivoque du passage d’Ulpien, on peut remarquer que les phrases consacrées à Héliopolis et à Laodicée se prêtent à un rapprochement, autorisé par le parallélisme des formules « per belli civilis occasionem » et « ob belli civilis merita ». Elles se distinguent nettement de la fondation augustéenne de Berytus par leur insistance sur le moment sévérien : l’allusion à la guerre civile et la mention de l'empereur. Assurément, le monnayage d'Héliopolis témoigne de la même manière « d'une relation privilégiée entre Sévère et Héliopolis »211: particulièrement nombreuses, les émissions monétaires déclinent complaisamment tous les grands moments de la famille impériale, depuis le titre de Pertinax de Septime Sévère jusqu'à son apothéose. En revanche, rien ne peut inciter à penser que l'octroi du ius italicum et le démarrage des émissions monétaires sont liés. Il n'y a pas de rapport évident entre le privilège fiscal et le droit de battre monnaie dont les colonies orientales jouissent, à l’instar de nombreuses autres cités de la région, sous contrôle impérial. Par ailleurs, dans l’état actuel de la documentation, les premières inscriptions et les premières émissions monétaires

209

Trad. SARTRE2001a, p. 649.

210

Le texte d’Ulpien et sa traduction sont cités ci-dessous, p. 61-62.

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mentionnant explicitement la colonie d’Héliopolis datent de Septime Sévère : face aux silences de la documentation durant les deux premiers siècles de l’empire, le contraste est frappant et semble difficile à attribuer à la concession du seul ius italicum.

Loin d’enregistrer le nom du fondateur, tel qu’on peut le déduire de la documentation épigraphique et monétaire, le nom d’Héliopolis apparaît comme la réactivation, à époque tardive, de la nomenclature bérytaine. Par sa remarquable stabilité, il s’affiche même comme un conservatoire de la tradition augustéenne : en ne commémorant pas l’éventuel moment sévérien du droit italique, la dénomination coloniale ne contribue pas à fonder l'hypothèse que la colonie d'Héliopolis en a été gratifiée par Septime Sévère, deux siècles après sa fondation. Les nomenclatures civiques ont, en effet, enregistré les faveurs impériales comme autant de jalons de leur histoire, privilégiant le plus souvent la dernière phase. La titulature héliopolitaine aurait donc pu, et aurait même dû, signaler le bienfait impérial comme le montrent les nomenclatures de deux autres cités dont le statut change à l'époque sévérienne, Antioche sur l’Oronte et Carthage212. L'illusion d'une fondation augustéenne, entretenue par le nom, est simplement tempérée par le monnayage qui démarre avec la dynastie sévérienne et en célèbre la mise en place. La tonalité de la nomenclature, calquée sur celle de Berytus, est, quant à elle, résolument et délibérément augustéenne. Tout au plus, les quelques dédicaces en l'honneur de Iulia Augusta – Julia Domna – ont-elles cultivé l'ambiguïté de la situation d’Héliopolis partagée entre un passé augustéen et une fondation sévérienne. Comment comprendre ce choix dans le contexte de la fondation coloniale ?

212

Antioche adopte l’épithète Antoniniana lorsqu’elle retrouve son statut de capitale provinciale par la faveur de Caracalla (cf. p. 151). Pour signaler que Septime Sévère – ou plus probablement Caracalla, cf. DUPUIS

1996 – lui a accordé le droit italique, Carthage, colonie augustéenne, s’intitule désormais Colonia Concordia