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A. Les nouveaux territoires de la vie civique et religieuse

2. Un espace religieux fragmenté

Des études ont montré qu’il appartenait aux célébrations religieuses de gérer symboliquement l’intégration des structures communautaires du territoire d’une cité de type gréco-romain. Cela a été mis en évidence pour la partie occidentale de l’empire. Analysant une inscription commémorative, M. Dondin-Payre considère par exemple que le pagus Catuslouginiensis est l’un « des canaux à travers lesquels se manifeste la cité »599: canal religieux, en l’occurrence, pour cette inscription qui célèbre le financement d’un théâtre situé dans le Bois l’Abbé à 4 km au sud d’Eu et destiné à la célébration du culte des « puissances divines impériales » par un notable du chef-lieu. Ce modèle est-il pertinent pour saisir l’organisation religieuse de la Bekaa ? Le pagus connu par l’inscription de Niha permet-il de progresser sur la question de l’articulation entre Berytus et la Bekaa ? Enfin, quel rôle joue le culte héliopolitain dans l’architecture religieuse de la Bekaa ? Tenter de répondre à ces questions permettra de voir si la nouvelle « logique civique » contribue à organiser le territoire – et de quelle manière –, ou si les divinités topiques « fragmentent » le paysage religieux de la Bekaa indépendamment des limites civiques.

Quel fonctionnement religieux pour Niha ?

La tradition historiographique identifie d’emblée l’actuelle Niha, où se dressent encore deux temples imposants600, et le pagus Augustus qui y a honoré la dea Suria Nihatena. Il me semble plus prudent de souligner l’impossibilité, en l’état actuel de la documentation, à mettre en rapport avec certitude ces deux entités. La déesse préside aux destinées de l’agglomération comme l’affichent son iconographie et l’épiclèse601. Le théonyme conserve un topique que la dénomination du pagus n’enregistrait pas. Il est donc possible que le pagus Augustus désigne une subdivision territoriale et que les autorités en charge du pagus aient choisi de rendre hommage à la divinité tutélaire d’une localité importante (celle d’un hypothétique « vicus Nihathenus ») de l’espace ainsi géré. Si le pagus Augustus se confondait néanmoins avec l’agglomération localisée par l’actuelle Niha, suivant la communis opinio, la déesse ne serait pas éponyme, mais elle jouerait le rôle de conservatoire d’un topique qui aurait ressurgi après la période romaine. Dans ce cas la dea Suria Nihatena aurait la même fonction protectrice ou tutélaire que le genius pagi dans nombre de pagi de la partie occidentale de l’empire ou dans la colonie de

599

DONDIN-PAYRE2006, p. 141. Sur cette question, voir aussi SCHEID1991a, p. 50-52.

600

Cf. annexe, fig. 48 à 50.

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Ptolémaïs602. Il existe trois représentations de la déesse603. C’est une image-signe et non la représentation d’une image cultuelle puisque la déesse prend deux apparences différentes, toutes deux empruntées à l’imagerie monétaire604. L’arc qui l’entoure est la représentation architecturale conventionnelle qui met en scène les Tychai sur support monétaire605. Les lions n’encadrent pas la déesse comme habituellement les animaux-attributs, mais la structure architecturale, d’où leur taille démesurée. Ils disent, quant à eux, la Dea Syria, la déesse syrienne. L’image est à prendre comme un langage, une sorte de paraphrase imagée pour dire la Dea Suria Nihathena : la Tychè représente symboliquement la communauté et sa destinée.

De manière générale, sur le plan religieux, cette communauté rurale de Niha, quel que soit son statut, ne semble pas fonctionner différemment des autres communautés locales de la Bekaa. D’une part, il est hasardeux de considérer, sur la base d’une lecture rapide des sources, que les cultes y suivent le « modèle héliopolitain » ; d’autre part, la protection de la communauté est assurée par des dieux topiques manifestement locaux. Nous reviendrons dans la deuxième partie sur la question d’une « triade » à Niha sur le modèle héliopolitain, qui pose problème à plus d’un titre. Remarquons simplement ici que le document qui permet à certains chercheurs d’affirmer l’organisation triadique du panthéon local – ou d’en formuler l’hypothèse – est la main votive au creux de laquelle est figuré un Mercure de type héliopolitain, acte privé de dévotion dont la provenance est loin d’être assurée, comme c’est le cas pour bien d’autres documents de la Bekaa d’ailleurs606. En revanche, le culte rendu au dieu Hadaranès est connu par une dédicace de la « vierge Hochméa », elle-même préposée au culte de la dea Suria Nihatena607; on en déduit que les dieux honorés à Niha formaient un couple et que Hadaranès était probablement en retrait par rapport à la déesse locale.

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À propos de Ptolémaïs : AVIYONAH1946, p. 86-87 ; BELAYCHE2003, p. 173, n. 141. En ce qui concerne les divinités tutélaires des pagi occidentaux, C. Lepelley a mis en évidence dans l’Afrique romaine ce qu’il désigne comme « des cas de confusion du génie et d’un dieu civique » qui pourrait rendre compte d’un processus analogue (LEPELLEY2001, p. 47). D’une province de l’empire à l’autre, les cas sont différents et sans doute révélateurs du contexte de la municipalisation et en particulier du substrat local et de la forme que revêtait le pagus. En Espagne, les pagi ne font pas de dédicace à des dieux indigènes (CURCHIN 1985,

p. 343). Pour la Gaule, Van Andringa souligne que les divinités tutélaires du pagus « recevaient un culte essentiellement dans le cadre des sanctuaires de vicus » (VANANDRINGA2002, p. 243-244).

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Cf. annexe fig. 60 et 61 (musée de Beyrouth) et fig. 62 (site de Niha) ainsi que KROPP2011, p. 401, fig. 11. Cf. SEYRIG1972c, ALIQUOT2009a, p. 147-148 et KROPP2011, p. 400-401

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SEYRIG1972c. Cf. p. 222-230 pour les représentations de la Tychè sur support monétaire.

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On retrouve tous les éléments sur l’inscription de Trebonius Sossianus dédiée IOMH, à Rome. La déesse est surmontée d’un arc stylisé. Cf. annexe fig. 64.

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IGLS 6, 2930. Annexe, fig. 135 et 136.

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En Gaule, quelques exemples montrent que l’intégration des pagi est marquée par la présence de leurs divinités tutélaires dans le grand centre urbain608. L’inscription par laquelle le pagus Augustus d’Emerita nous est connu, a été découverte « dans le péristyle jouxtant le théâtre d’Emerita »609, signe du lien entre le chef-lieu et la subdivision territoriale. À Niha nous n’avons aucune trace d’une éventuelle articulation entre le pagus et le chef lieu610. Dans l’état actuel de la documentation, l’agglomération de Niha n’apparaît donc pas comme un « canal » privilégié à travers lequel se manifesterait localement la colonie. La dédicace adressée à la dea Suria est en même temps un hommage rendu pro Augusto611. Le dossier épigraphique de Niha comporte deux autres dédicaces honorifiques adressées à l’empereur612. Cela en fait, après Héliopolis, un espace privilégié d’affichage du loyalisme « impérial » dans la Bekaa. Cette relative concentration correspond bien à la forte présence de colons ; il n’est pas impossible qu’elle trahisse très indirectement la célébration d’un « culte impérial » à Niha. À ceci près, l’organisation religieuse du pagus ou de l’agglomération ne se distingue pas a priori de celle d’autres communautés villageoises, si ce n’est par la monumentalisation particulièrement soignée de ses sanctuaires : elle constitue une entité autonome sur le plan religieux, honorant ses divinités protectrices et rendant peut-être un culte à l’empereur, sans l’intermédiaire de la cité ou du grand sanctuaire pourtant tout proche. L’importance de cette communauté se signale par la construction, entre les IIe et IIIe siècles, du deuxième temple d’époque romaine, dit temple A613: de plus grande dimension que le temple B614, il est réalisé sur le modèle du temple dit de Bacchus à Héliopolis615. L’influence d’Héliopolis est également

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Ainsi T. Flavius Postuminus reçoit-il le droit d'ériger dans la basilique du temple de Mars Mullo, à Rennes, des statues aux numina pagorum, cf. AE, 1969-1970, 405 a, et A. CHASTAGNOL1980, p. 190. Voir également F. BÉRARD 2006, p. 17-21 et p. 27. On observe le même phénomène à Trèves, voir J. SCHEID

1991, p. 51 et W. VANANDRINGA2002, p. 145.

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GOFFAUX2006, p. 57.

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Si ce n’est peut-être la distinction que reçoit le prêtre Narkisos puisqu’il est bouleutikos de la colonie héliopolitaine (IGLS 6, 2935). C’est le signe du prestige de sa fonction.

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Cf. supra. Elle signifie « pour (le salut de l’empereur) Auguste », c’est-à-dire le salut de l’empereur régnant qui de ce fait reste anonyme pour nous. J.-P. Rey-Coquais signale un « jeu de mot intentionnel dans le libellé de la dédicace » (REY-COQUAIS 1967, p. 203). La formule n’est effectivement pas courante et semble à mettre au compte de la dénomination du pagus. Comme le remarque W. Van Andringa à propos de dédicaces Augusto ou Augusto sacrum en Gaule romaine, « l’allusion au premier princeps … paraît inévitable », VANANDRINGA2002, p. 162.

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L’une des inscriptions, datant d’Hadrien et malheureusement fragmentaire, a peut-être été réalisée par des

coloni (IGLS 6, 2937), l’autre attestation est l’hommage d’un citoyen romain à un empereur que le nom

martelé incite J.-P. Rey-Coquais à identifier à Domitien (IGLS 6, 2938).

613

Annexe, fig. 49-51.

614

Annexe, fig. 48.

615

Annexe, fig. 72-75. K.S. Freyberger compare le temple A de Niha au temple de Bacchus de Baalbek, cf. FREYBERGER1999, p. 570. Cf. également J. ALIQUOT2009a, p. 103-104, n. 50.

perceptible dans la représentation du dieu Hadaranès sur un autel de Niha616, tandis que le modèle de la dea Suria Nihathena est à chercher dans l’iconographie monétaire des cités phéniciennes. Les influences perceptibles à Niha renvoient à la bipolarité du territoire colonial, articulé entre la cité côtière et le sanctuaire héliopolitain.

Diffusion des dédicaces héliopolitaines et territoire civique

Une dédicace à la Leucothéa et aux divinités d’Héliopolis découverte à Beyrouth et encore inédite, fait écho à l’autel consacré à Leucothéa conjointement avec Jupiter héliopolitain dans la Bekaa617. Pourtant, cet autel, situé près de Kfar Zabad618 témoigne davantage de la nouvelle organisation de la plaine intérieure, partagée entre les cités de Berytus et de Sidon, que de l’organisation municipale centrée sur le chef-lieu. C. Ghadban avait déjà tiré argument de la localisation de l’autel pour préciser les limites de la colonie d’Héliopolis, car il s’agit de l’attestation la plus méridionale d’un hommage à IOMH619. Cette inscription a la particularité d’être bilingue et ne comporte que les noms des divinités : Jupiter héliopolitain, c’est-à-dire une divinité du culte public de la colonie, et non des moindres, et Leukathea (sic), en grec, accompagné de la représentation d’une divinité féminine. L’autel se trouve au sud du territoire héliopolitain (ou bérytain avant les Sévères) comme l’a souligné C. Ghadban, mais également au nord du territoire sidonien. Or, la présence de Leucothéa est particulièrement bien attestée dans l’arrière-pays sidonien620. Je propose donc d’y voir comme un marqueur religieux délimitant au nord, le domaine de Jupiter héliopolitain, au sud, celui de Leucothéa, très présente dans la géographie cultuelle du Mont Hermon notamment. Dans ce contexte, le choix du bilinguisme ne serait pas anodin. On peut y voir une référence à la dimension identitaire des divinités, mais également à une forme de territorialisation de leur emprise religieuse. Cet autel pourrait donc renvoyer, d’une manière ou d’une autre, aux nouveaux territoires civiques de Berytus / Héliopolis et Sidon. Pour autant, la diffusion du culte héliopolitain n’est pas un critère qui permet d’affiner notre connaissance du territoire bérytain (ou héliopolitain sous Septime Sévère).

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Cf. annexe, fig. 64. Autel avec Hadaranès, IGLS 6, pl. XLVII, 2928 A.

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ALIQUOT2006, p. 249 : « À Béryte même, un citoyen romain consacre un autel en latin aux dieux de la triade héliopolitaine et à la déesse Leucothéa pour son propre salut et celui des siens, en exécution d’un vœu ». La note 20 p. 249, signale qu’il s’agit d’une « inscription inédite découverte en 2005 dans le centre- ville de Beyrouth ». 618 Annexe, fig. 2. 619 GHADBAN1981, p. 153 et pl. I. 620

La tension qui semble exister entre les divinités topiques et la diffusion des dévotions aux divinités masculines d’Héliopolis paraît se résoudre dans une inscription de Ham, localité de l’Antiliban621. Le dieu topique y porte le nom latin habituel de « Mercurio domino » (translittéré en grec) qui se conjugue sans difficulté avec le topique villageois.

Mερκουρίῳ δωμίνῳ / κῶμης χάμωνος ἔτους δπυ´ Τίτος ἱερεύς ᾿Ιαύδα / ἱεροτ(α)μίοι Βάσ(σ)ος Σααρίτα κὲ Οὔβεσο[ς] / ἡ κώμη ἐπόησεν κὲ τὴν δαπάνην τῆς / κώμης Βηλίαβος Σαφαρα ἔγραψεν Φλάκ/κος ὁ τεχνίτης622

Il ne s’agit donc pas du Mercure d’Héliopolis, contrairement à ce qu’affirmait Y. Hajjar. La question de l’appartenance du village au territoire colonial est douteuse623. L’inscription montre que le dieu est désigné par son nom latin habituel (Mercurius dominus)624, ce qui ne l’empêche pas d’être « annexé » à un culte villageois. L’adresse à la divinité est tout à fait équivalente à celle d’une autre inscription du Hermon pour prendre un exemple : ὁ ναὸς θεοῦ Διὸς κώμης Ωρνεας625

. À un théonyme « générique » (ici « Mercurius dominus ») est accolé le nom d’un village. Aussi n’est-ce pas ergoter que de remarquer que la virgule est mal placée dans les traductions (« À Mercure, maître du bourg de Ham »626) : l’inscription s’adresse sans aucun doute, étant donné les adresses au Mercure d’Héliopolis, à Mercurio domino (c’est-à-dire Mercure maître ou le seigneur Mercure), du village de Ham. Cette inscription montre bien comment la diffusion des dieux masculins d’Héliopolis s’est, le cas échéant, parfaitement coulée dans le moule d’un paysage religieux fragmenté.

C’est l’une des explications possibles de l’existence éventuelle de ce que S. Ronzevalle appelait les « succursales » du sanctuaire héliopolitain627. De manière similaire, semble-t-il, Leucothéa est aussi devenue la déesse de villages de l’arrière-pays de Sidon où

621

Annexe, fig. 2.

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TRIADEI, 168 : « à Mercure, maître du bourg de Ham. En l’an 484, Titus, fils de Juda, étant prêtre, Bassus, fils de Sa’rita et Oubesos, trésoriers du temple. Le village a construit (ce temple) et Beliabos, fils de Saphara a enregistré la dépense du bourg. Flaccus était architecte ».

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TRIADEI, p. 185 : « Mercure reçoit ici le titre de « seigneur du village de Ham » où est son temple. Une telle désignation topique, d’un usage courant dans les cultes sémitiques, devrait normalement entraîner la distinction entre ce dieu et le troisième membre de la triade héliopolitaine. Mais comme ce village de l’Antiliban faisait partie du territoire d’Héliopolis et entrait, par conséquent, dans sa sphère religieuse, il me paraît difficile de croire que ce « maître du bourg de Ham » ait été appelé Mercure pour d’autres raisons que Mercure Héliopolitain ». J. Aliquot, dans l’article qu’il consacre à « Mercure au Liban » ne se prononce pas sur la question de l’appartenance ou non au territoire colonial (ALIQUOT2009b, p. 247-248).

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Cf. infra.

625

Cf. IGLS 11, 42 : ὁ ναὸς θεοῦ Διὸς κώμης Ωρνεας traduit par J. Aliquot « le temple du dieu Zeus du village d’Ornéa ».

626

Cf. trad. Y. Hajjar supra, n. 623 ; ALIQUOT 2009a, p. 306 : « À Mercure, maître du village de Chamon … ». Voir aussi ALIQUOT 2009a, p. 225, qui remarque que « le nom d’homme Μερκούριος remporte un petit

succès près de Ham, dans la Békaa et en Abilène ».

627

RONZEVALLE1901, p. 479 : « Tous ces petits temples adossés au Liban et à l’Antiliban furent à l’époque romaine, comme des succursales du grand sanctuaire de Baalbek ». Il s’agit là d’une exagération de la part de S. Ronzevalle. À propos de la « propagation du culte héliopolitain », ALIQUOT2009a, p. 220-225.

l’épigraphie atteste, mieux qu’autour d’Héliopolis, d’une organisation centrée autour des possessions du dieu et d’une élite appelée à en gérer collectivement les biens. Par ailleurs, ainsi que nous l’avons vu précédemment, l’implication religieuse dans la Bekaa de colons en partie urbains est une autre piste, vraisemblable, mais malheureusement très hypothétique faute de sources, pour comprendre la diffusion des cultes d’Héliopolis dans la Bekaa. Ces deux derniers exemples mettent en relief le rôle de relais possiblement assumé par le sanctuaire héliopolitain (même si le témoignage de Ham n’a pas forcément pour cadre le territoire civique, il est sans doute le reflet de pratiques locales). Est-ce à dire que le culte héliopolitain a été le seul véritable ferment d’unité de l’espace colonial ? D’une part, les sources concernant le pagus de Niha montrent que cette structure communautaire particulière, coloniale, s’est adaptée à la fragmentation religieuse du paysage : le pagus ne jouait aucun rôle dans l’articulation de la ville et du territoire. D’autre part, sur la base de l’interprétation que nous proposons de l’inscription à Leucothéa et IOMH, la nouvelle logique municipale se donnerait à lire dans l’emprise territoriale exercée symboliquement par Jupiter héliopolitain.