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A. Les nouveaux territoires de la vie civique et religieuse

3. Un « grand sanctuaire » à la charnière

Que ce soit lors de « la naissance de la cité grecque »628 ou à l'occasion d'une première organisation des provinces romaines629, les études sur la dimension territoriale des religions civiques des mondes grec et romain se sont focalisées sur les transformations qui, dans le domaine religieux, accompagnent la mise en place de la cité : endogène ou exogène, le nouveau système politico-institutionnel se traduit notamment par une redéfinition du rôle des sanctuaires extra-urbains. Un tel questionnement a été à l’origine du récent recueil Sanctuaires, pratiques cultuelles et territoires civiques dans l’Occident romain. Dans l’introduction, M. Dondin-Payre et M.-T. Raepsaet-Charlier y proposent une définition du « grand sanctuaire » en soulignant notamment son rôle dans la « structuration de l’espace civique » et en le désignant « comme fondement de l’identité des cités »630. Eu égard à sa monumentalité et à son rayonnement, mais surtout à sa dimension identitaire, le sanctuaire d’Héliopolis apparaît bien comme un « grand sanctuaire » de la colonie bérytaine. Sans méconnaître qu’il s’agissait également de l’un des hauts lieux de

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DEPOLIGNAC1984, 2eédition en 1995.

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En particulier pour les Gaules, SCHEID 1991a. Cf. aussi l’article de TRANOY 2005, sur « Religion et organisation du territoire en Galice au Iersiècle de l’Empire romain ». GOFFAUX2006 pour Emerita.

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pèlerinages du Proche-Orient romain, nous mettons de côté cet aspect fondamental du sanctuaire pour focaliser notre attention sur son insertion dans le paysage colonial, c’est-à- dire dans les nouvelles limites, territoriales et juridiques, de la fondation augustéenne.

On ne sait finalement que peu de choses sur l’articulation de ce sanctuaire avec le chef-lieu, particulièrement lointain. Le seul trait d'union explicite, nous l’avons vu, apparaît au travers de l'engagement municipal d'un prêtre de Jupiter héliopolitain. Les stratégies d’affichage au chef-lieu permettent d'avancer quelque peu sur ce terrain. On peut ainsi mettre en évidence des liens supplémentaires entre le cœur urbain et le sanctuaire territorial. Dans la Bekaa, le sanctuaire constituait un espace de représentation pour les élites coloniales au même titre que les forums de Berytus. Du côté occidental du Mont Liban, un lieu de culte consacré aux divinités du sanctuaire territorial se trouvait très probablement au cœur de la cité bérytaine. Ce jeu d'écho entre les deux espaces, correspond, formellement, à certains synœcismes, tels qu’on peut les observer dans le monde grec archaïque631. Ce constat nous éloigne évidemment et de l’époque augustéenne et des pratiques romaines, mais il fournit un cadre de réflexion pour appréhender ce mode d’organisation. On est d'autant plus fondé à le faire que la fondation de Berytus est exactement contemporaine de celle de Patras, à propos de laquelle les historiens ont parlé de synœcisme632.

Les inscriptions honorifiques forment à Héliopolis un ensemble assez imposant d’une quarantaine d’inscriptions, à peu près équivalent à celui des dédicaces religieuses. On n’en connaît malheureusement pas l’emplacement : elles ont été découvertes en remploi dans la basilique chrétienne ou disséminées dans le sanctuaire après avoir été déplacées. Les portiques ou le théâtre devaient constituer, comme ailleurs, des lieux d’exposition privilégiés633. Le premier empereur qui apparaît dans les inscriptions d’Héliopolis est Néron. Une telle attestation correspond à l’achèvement de la première phase des travaux634. Par la suite, le lieu devient un lieu d’exposition des monuments honorifiques, un des epiphanestatoi topoi de la colonie635, même si la signature de la

631 Cf. JOST1992. 632 RIZAKIS1998, p. 37 ; Y. LAFOND1998, p. 202-203. 633 Théâtre : IGLS 6, 2839 et p. 143. 634

Cf. IGLS 6, 2733. L’inscription datée de l’an 60 de notre ère suivant l’ère séleucide assure, étant donné son emplacement, qu’à cette date, « l’entablement de la façade ou du péristyle du grand temple n’était pas encore en place ».

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Si Héliopolis devient un lieu d’exposition pour la colonie à partir de Néron, on peut penser que le roi Agrippa honoré à Héliopolis (IGLS 6, 2759) est Agrippa II plutôt qu’Agrippa Ier.

colonie n’apparaît que rarement à Héliopolis636: elle ne figure que dans des inscriptions honorifiques et non religieuses. Ces monuments rendent hommage à des personnages extérieurs à la cité comme les empereurs ou les gouverneurs, mais également à des Bérytains qui ont fait une carrière parfois brillante637. Ils renvoient à un lieu prestigieux dont le rayonnement assure une vaste audience au destinataire de la dédicace aussi bien qu’à son commanditaire, mais ils font également de ce sanctuaire extra-urbain le prolongement symbolique de l’espace public de Berytus.

De l'autre côté du Mont Liban, les nombreux hommages aux divinités héliopolitaines font écho au sanctuaire de la Bekaa. Leur présence à Deir el Qalaa montre qu’il s’agit là, en partie, d’une dévotion diffuse qui pouvait prendre pour cadre des lieux de culte dédiés à d’autres divinités. À Berytus, les dédicaces, bien que privées, pourraient néanmoins correspondre à l'installation officielle des divinités héliopolitaines au chef-lieu. Le contexte archéologique de la plupart de ces inscriptions n’est malheureusement pas connu. Un autel dédié aux trois divinités héliopolitaines a récemment été exhumé dans un secteur central de la ville moderne, d'où provenaient déjà trois autres dédicaces honorant respectivement Jupiter héliopolitain, Vénus et Mercure638. Cette concentration d'attestations, auxquelles s'ajoute un bras de statue orné de bijoux, caractéristique du répertoire iconographique héliopolitain et découvert non loin, incite F. Alpi et L. Nordiguian à restituer la présence d’un lieu de culte à cet endroit. La composition de ce petit dossier épigraphique pourrait montrer qu’il était dédié aux trois divinités héliopolitaines.

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Comme le sanctuaire et ses abords devaient être des espaces publics, un décret des décurions devait autoriser l’érection de la statue qui accompagne en général l’inscription honorifique et en préciser l’emplacement exact. Les inscriptions d’Héliopolis n’enregistraient pas cette étape contrairement à d’autres exemples dans l’empire, cf. CHRISTOL 1985. On ne saurait en déduire que le lieu échappait à l’emprise coloniale : la mention ou non de l’autorisation relève largement de l’epigraphic habit. Par ailleurs, les autorités coloniales transposaient dans l’espace les hiérarchies sociales, car les inscriptions étaient plus ou moins bien placées, plus ou moins visibles. On sait, grâce à l’étude de M. Sève concernant le forum de Philippes, que les remaniements architecturaux donnaient souvent lieu à des recompositions : les inscriptions étaient alors conservées ou pas (SÈVE2000).

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Cf. par exemple la carrière de L(ucius) Antonius Naso, de la tribu Fabia, sous les Julio-claudiens (IGLS 6 2781) : on s’attendrait à la voir en bonne place sur le forum de Berytus.

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Annexe, fig. 158. F. ALPIet L. NORDIGUIAN1994, p. 419-426. Il s’agit du secteur de l’immeuble Azariye, au sud de la rue Emir Bechir. Depuis la publication de l’article de F. Alpi et L. Nordiguian, des rapports des fouilles ont révélé que la ville romaine s’est étendue vers le sud à la faveur de la destruction du rempart hellénistique qui passait au niveau de la rue Emir Bechir. Le temple serait donc situé dans l’extension de la ville. Depuis les fouilles de Beyrouth, un autre emplacement a été évoqué, également au sud de la rue Emir Bechir, mais un peu plus à l’Est. Cf. PÉRISSÉ-VALÉRO 2009, p. 67, n. 4. Il faut corriger Raifi par Saifi, secteur de Beyrouth au Sud-Est de la place des Martyrs. Nous sommes dans l’attente de nouvelles publications à ce sujet.

Confrontés, les exemples d’Héliopolis et Patras mettent en lumière, de manière contrastée, la façon dont les sanctuaires territoriaux ont pu être amenés à jouer un rôle dans la structuration d’un nouvel espace civique remodelé et étendu. À Patras, la réorganisation consécutive à la fondation coloniale s'est traduite non seulement par le transfert des habitants de plusieurs localités environnantes vers le nouveau chef-lieu639, mais aussi par l'installation de divinités dans le centre urbain640. De son côté, l’installation de colons romains à Berytus et simultanément dans la Bekaa ne correspond assurément pas à un synœcisme ; mais en en reprenant, consciemment ou non, des procédures religieuses telles qu’elles ont été mise en lumière par F. De Polignac et M. Jost notamment641, les autorités romaines contribuent à associer étroitement les territoires sans que l’accroissement territorial ne s’apparente, sur le plan symbolique du moins, à une annexion en bonne et due forme. Significativement les quelques inscriptions mentionnant la colonie avant Septime Sévère entretiennent une ambiguïté sur l’appartenance du sanctuaire au territoire colonial en ne précisant pas le nom de Berytus. De cette manière, le hiatus entre l’épiclèse topique (de surcroît à consonance civique) des divinités d’Héliopolis et le nom de la colonie n’apparaissaient pas et les liens de dépendance entre le sanctuaire et la colonie n’étaient pas soulignés. Quel que soit, par ailleurs, le montage religieux qu’elle met en œuvre, l’intégration coloniale se veut respectueuse du paysage religieux de la Bekaa, et le sanctuaire que l’on a peut-être identifié à Beyrouth ne prétend en aucune manière se substituer au culte topique ou le concurrencer642. À Patras, dont le nouveau territoire s’étend de part et d’autre du golfe de Corinthe, le transfert des statues d’Artémis Laphria et de Dionysos en provenance de sanctuaires étoliens, et leur installation sur l’agora, comme le rapporte Pausanias, indiquent que le culte principal est désormais célébré dans le chef- lieu643: la nouvelle topographie religieuse affiche clairement la volonté d’organiser l’espace civique à partir du chef-lieu. La prise de possession de ces vastes colonies augustéennes, aux territoires recomposés, a des implications aussi bien démographiques que religieuses, probablement tout aussi imbriquées que lors des synœcismes de la période archaïque. 639 Pausanias, VII, 18, 6-7 640 Pausanias, VII, 18, 8-9 ; 21, 1. 641

F. DE POLIGNAC1995, p. 100, évoque des exemples de cités « où s’instaure un équilibre entre les deux grands pôles cultuels, que symbolisent bien de fréquentes pratiques de répartition … » ; M. JOST 1992, p. 224-232, analyse l’introduction de sanctuaires doublons dans la ville lors des synœcismes.

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Cf. JOST1992.

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Par ailleurs, les fondations coloniales augustéennes ont été de facto sinon intentionnellement un élément d’une première phase de l'organisation de l'espace provincial. Dans ce cadre-là, l'intégration des sanctuaires extra-urbains peut également trahir un projet politique qui dépasse l'horizon colonial. On a pu lire la réorganisation patréenne de deux manières différentes, sans doute moins contradictoires ou inconciliables qu'il n'y paraît au premier abord. Dans son ouvrage intitulé Graecia Capta, S. Alcock analyse les mesures religieuses d'Auguste comme « a symbolic violence » et souligne que le transfert « of cult images also served to undercut former territorial loyalties and to foster new ties »644. S. Houby-Nielsen, en revanche, conclut l'article qu'elle consacre aux « paysages sacrés d'Étolie et d'Achaïe » de la période pré-romaine en décrivant le transfert des cultes d'Artémis Laphria et de Dionysos à l'époque augustéenne comme « a political act, highly sensitive towards the significance which non-urban, and not least sub-urban cults had always played for the Aetolians and the Achaians, not least during synœcism process »645. Le transfert des statues de culte pourrait n'être que la traduction religieuse de la politique volontariste d'Auguste dans l'espace grec646. En combinant recomposition territoriale et fondation cultuelle, Auguste a voulu néanmoins inscrire son action dans le prolongement de celle des fondateurs mythiques de la cité patréenne647.

L’insertion du sanctuaire héliopolitain dans le paysage religieux et civique de la colonie suit un modèle opposé648. D’un point de vue religieux, le chef-lieu n’apparaît pas dans la position de « l’élément unificateur » comme à Patras. L’impulsion initiale, augustéenne, puis la structuration du nouvel espace civique autour du chef-lieu et du grand sanctuaire territorial, dessinent l'image d'une colonie résolument bicéphale. Cette structuration renvoie au lotissement de vétérans dans la Bekaa et aux nouveaux équilibres démographiques qui en résultèrent, à la forte discontinuité territoriale également, qui imposait une gestion au moins en partie autonome de la Bekaa, mais elle permet surtout la récupération d'un (lieu de) culte local prestigieux, que sa situation géographique, autant que son histoire, prédisposaient à être un point de rassemblement. Les hypothèses que nous avons formulées à l’issue de l’analyse de la gestion coloniale ne se trouvent pas infirmées

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S. ALCOCK1996, p. 175 et 141.

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S. HOUBY-NIELSEN2001, p. 268.

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De fait, le transfert des xoana marque une punition à l'époque archaïque : M. JOST 1992, p. 226-227, montre que Trapézonte subit cette mesure pour s'être rebellé contre le synœcisme.

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A.D. RIZAKIS1998a, p. 37, et Y. LAFOND1998, p. 203. Voir également S. HOUBY-NIELSEN2001, p. 268.

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Même si en définitive, on retrouve à Héliopolis les mêmes ingrédients qu’à Patras (faut-il s’en étonner ?), la politique volontariste de manière évidente, mais également l’exigence d’authenticité. Pour parvenir à ce résultat, en l’absence d’une source comme Pausanias, le cheminement est nécessairement plus long. Il nous conduira dans la troisième partie à étudier les ‘mécanismes de la romanisation’.

par les conclusions auxquelles nous arrivons à l’issue de cette étude de l’insertion du sanctuaire dans le cadre civique : l’encadrement institutionnel, tel qu’il apparaît dans la documentation épigraphique, est léger au point de faire douter de sa réalité. Considérant qu’Héliopolis avait été fondée par Auguste, Y. Hajjar a ainsi analysé les traces des dévotions aux dieux d’Héliopolis retrouvées à Berytus non pas comme le résultat d’un processus de captation, mais comme témoignant de l’influence d’une cité voisine649. Significativement ou non, le sanctuaire héliopolitain semble relever de Berytus comme d’une « cité d’accueil »650.

Cette étude des structures communautaires et des articulations du nouveau territoire colonial montre que, contrairement à l’idéaltype de la cité gréco-romaine, l’intégration territoriale ne passe pas par les subdivisions du territoire. Les nouveaux territoires coloniaux augustéens, eux-mêmes parfois très éloignés des cités antiques par leur taille et leur configuration topographique, imposaient la recherche et la mise en place de solutions nouvelles, qui se révèlent toutefois inspirées de modèles anciens. Sans se réduire à un jeu d’écho entre chef-lieu et territoire, parfois à l’œuvre dans les cités romaines d’Occident, l’architecture religieuse du territoire colonial, dominée par le sanctuaire héliopolitain, est plus complexe que celle de l’arrière-pays sidonien, caractérisée essentiellement par la fragmentation du paysage cultuel et largement calée sur le réseau villageois. Ce n’est pas prioritairement le résultat de l’installation des colons romains dans la Bekaa, dans le sillage de la fondation coloniale, puisqu’ils étaient enclins à adopter les divinités tutélaires locales pour patronner leurs propres structures communautaires, ni même celui de l’ancrage territorial des élites urbaines de Berytus, qui a pu donner lieu à des pratiques évergétiques étrangères à la « culture villageoise’. Il faudrait plutôt imaginer l’effet structurant, à plusieurs niveaux, du sanctuaire et des cultes héliopolitains. Sa manifestation la plus évidente a été de contribuer à façonner l’identité civique bérytaine ; mais l’autel de Kfar Zabad montre aussi, mieux que la diffusion des témoignages dévotionnels, susceptibles de déborder le cadre colonial, que le culte du grand dieu héliopolitain a aussi formé un repère essentiel à la définition du territoire colonial (sans que l’on sache toujours s’il s’agit là de celui de la colonie de Berytus ou d’Héliopolis).

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TRIADEII, p. 542.

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