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Les ethniques héliopolitains et la question d’une identité territoriale

B. La réorganisation sévérienne

2. Les ethniques héliopolitains et la question d’une identité territoriale

Alors que l’épigraphie de Niha atteste de l’usage du terme coloni685, à rebours, les génériques d’incolae ou de vicani n’apparaissent pas dans la documentation bérytaine. De façon plus générale, se pose la question d’une désignation collective, identitaire, des populations locales de la Bekaa. Des corps auxiliaires de l’armée de l’empire ont perpétué l’ethnique ituréen686. On n’en trouve la trace ni dans la Bekaa coloniale ni même dans la proche région. L’ethnique bérytain, quant à lui, était, le cas échéant, plus approprié pour désigner les pérégrins de la côte phénicienne que les populations de l’arrière-pays687. L’apparition de l’ethnique héliopolitain dans la documentation épigraphique de la période antonine n’a été envisagée que dans le cadre du débat sur la date de la fondation d’Héliopolis puisqu’il a semblé témoigner de l’existence d’une deuxième entité civique, avant même l’arrivée au pouvoir de Septime Sévère. Si l’on admet qu’Héliopolis est une

685 Cf. à Palmyre l’inscription funéraire bilingue à Μᾶρκος Ἰούλιος Μάξιμος Ἀριστείδης κολὼν Βηρύτιος

(IGLS 17.1, 551).

686

Cf. E. A. MYERS2010, p. 115-127. Une inscription de Rome émanant du détachement de vexillaires de l’aile des Ituréens (vexillatio alae Itureorum) honore Jupiter héliopolitain (CIL VI, 421 = ILS 2546 = TRIADE

I, 294).

687

Cf. A. D. RIZAKIS 1998b, p. 614, n. 7 : « … les anciens habitants d’une colonie, malgré l’infériorité de leur statut juridico-politique, conservent leur ethnique ».

colonie sévérienne, rendre à l’ethnique son exacte signification dans le paysage humain local engage alors une autre question, celle du devenir de la Bekaa coloniale durant les deux premiers siècles de l’empire. Je propose d’analyser son usage comme la trace d’une étape significative, celle de la constitution d’une identité territoriale. On peut ainsi envisager la nouvelle situation des populations locales comme le segment d’une dynamique qui est celle de la municipalisation du nord de la Bekaa.

F. Millar a parlé « d'identité en gestation »688pour expliquer l’emploi des ethniques ‘héliopolitains’ sans toutefois préciser davantage car il s’agit pour lui d’écarter l’hypothèse d’une entité civique héliopolitaine avant Septime Sévère, plus que d’élucider la question de l’apparition des ces ethniques dans l’épigraphie. Cette identité est-elle liée à l'importance que semble prendre le sanctuaire au IIesiècle de notre ère comme le propose M. Sartre689? Utilisé par les soldats, déracinés de l’Empire s’il en est, le topique héliopolitain correspond d’abord à un point d'ancrage. Au même titre que ces marchands qui, loin de leur patrie, font à Délos ou Pouzzoles une dédicace à leurs divinités ancestrales, il s'agit pour eux de préciser leur lieu d'origine, de l'identifier en étant parfois à plusieurs centaines de kilomètres et pour cela d'utiliser un topique parlant. Le rayonnement du culte de Jupiter héliopolitain, à lui seul, pourrait expliquer que le nom d'Héliopolis ait une résonance équivalente à celui de Berytus, sans parler du sanctuaire d'Héliopolis dont l'architecture monumentale en fait un monument presque trop grand pour la seule colonie bérytaine. Héliopolis est alors un point de repère important, un repère qui fait d'ores et déjà sens à l'échelle de l'Empire et qui est susceptible de constituer un élément de cohésion pour les colons et incolae du territoire colonial.

Au-delà de ces quelques remarques très générales, ces inscriptions s’insèrent dans un dossier plus global d’attestations d’ethniques indigènes de l’épigraphie impériale, dans un cadre civique ou non, et autorisent quelques hypothèses. Pour commencer, il me semble important de considérer comme un ensemble cohérent toutes les inscriptions qui font usage de l'ethnique ‘héliopolitain’. Elles concernent non seulement des individus (des soldats), mais également une communauté aux contours flous, dans l’état actuel de nos connaissances, celle des Heliopolitani. Les ‘habitants d’Héliopolis’ ont, en effet, rendu hommage à Marc-Aurèle : M(arco) Aurelio Antonino / Aug(usto) P(atri) P(atriae) / Heliopolitani690 et à sa fille : Sabinae / Imp(eratoris) Antoni/ni Aug(usti) fil(iae) /

688

MILLAR1990, p. 20 : « emerging identity ».

689

SARTRE2001b, p. 115, n. 39.

690

Heliopolitani691. On peut rapprocher ces deux inscriptions de quelques rares dédicaces religieuses évoquées par W. Van Andringa pour la Gaule, qui pareillement, font intervenir une communauté indigène, sous la forme d'un ethnique au statut incertain. Pour ce chercheur, « le fait que les collectivités ne précisent pas leur statut indique presque assurément que, dans le cadre précis de leur dévotion, elles agissent chaque fois en tant que groupe organisé, mais ne se rattachent à aucune subdivision officielle de la cité, pagus, vicus ou autre »692. Nous avons vu qu’Héliopolis ne correspondait assurément pas à une subdivision territoriale de la colonie. L'information extrêmement limitée que ces deux dédicaces fournissent invite à être prudent, mais elles mettent sur la voie d’une ‘communauté indigène’693.

Indépendamment de tout maillage territorial institutionnalisé (celui d’un vicus ou d’un pagus), les ethniques pourraient donc manifester une identité locale endossée progressivement par des habitants de la Bekaa. Étant donné les clivages culturels très forts au début de la colonisation, on peut penser que cette identité n’est peut-être pas tant en « gestation » qu’en résurgence. Tout naturellement elle s’est organisée autour du sanctuaire qui constituait un ferment de cohésion et s’inscrivait dans l’histoire locale : l'ethnique héliopolitain est d'abord celui du grand dieu local. Il y a cependant tout lieu de penser que cette évolution s’est faite dans un cadre romain : le contexte ‘impérial’ des dédicaces des Heliopolitani et le recrutement des auxiliaires sous une telle appellation tendraient à en confirmer le caractère au moins semi-officiel. A. Tranoy a évoqué la persistance « d'un état civil indigène dans un cadre administratif romain » dans la Galice du début du Iersiècle de notre ère ; l'étape suivante, à partir des Flaviens, a vu la disparition de « l'origo indigène »694. L'exemple héliopolitain pourrait témoigner du processus inverse : la mise en place d'un « état civil indigène » comme préalable à l'autonomie civique, elle-même favorisée par l'environnement municipal. Dans le contexte colonial, l’ethnique héliopolitain constitue une origo alternative, indigène, qui pourrait montrer que le processus d’intégration civique d’une partie au moins des habitants de la Bekaa est amorcé, le passage par l’armée constituant, comme ailleurs, pour certains, un accélérateur. Figurant dans un diplôme militaire, l’ethnique est reconnu par l’administration romaine à l’échelon

691

IGLS 6, 2763 et 2764. Le bloc de la dédicace à Sabine est commenté dans VANESSet al. 2003, p. 132.

692

VANANDRINGA2002, p. 251-252.

693

RIZAKIS1996, p. 283 : « il ne faut pas croire que les anciens habitants étaient complètement privés de toute organisation ».

694

impérial695. Le recours à l’origo « héliopolitaine » dans la dédicace réalisée par les testateurs d’A. Silo est révélateur de son poids identitaire696. Le fait que la communauté des Héliopolitains rende collectivement hommage à l’empereur à Héliopolis donne également à penser qu’elle pourrait avoir un caractère officiel, qui renvoie peut-être à un privilège acquis, en tout cas à une collectivité organisée qui affiche un certain degré de cohésion, si ce n’est d’intégration.

Dans un article consacré aux frontières civiques des cités grecques du Haut-Empire, H.-L. Fernoux a montré la réticence des empereurs, pour des raisons que l’on pourrait qualifier ‘d’idéologiques’, à modifier les limites des cités et en particulier à promouvoir au statut civique les entités villageoises des chôrai697. Certaines situations sont néanmoins plus propices à de tels changements et l’historien envisage le cas des « villages sacrés qui avaient une identité forte du fait de la présence en leur sein d’un sanctuaire » et « qui étaient les plus à même de profiter de cette promotion »698. On trouve, dans cette description, un schéma parallèle à la situation héliopolitaine où la présence du grand sanctuaire a pu favoriser la construction identitaire et l’accession à l’autonomie civique. Les caractéristiques du territoire colonial, à elles seules, peuvent expliquer l’évolution vers l’autonomie civique autour d’un sanctuaire prestigieux que les Sévères avaient toutes les raisons de favoriser699. Ainsi, la configuration territoriale avait déjà dû conduire à une gestion en grande partie autonome de ces territoires éloignés700. De plus, le sanctuaire était susceptible de devenir un noyau d’urbanisation, comme ailleurs d’autres ‘grands lieux de rassemblement’701 dans l’empire romain. On sait que nombre de ces agglomérations ont fini par acquérir l’autonomie civique. Mais il nous semble aussi que, « lieu de mémoire », le sanctuaire était susceptible de fédérer les colons et les populations indigènes de la Bekaa, constituant le ferment d’une identité territoriale commune et un socle préparant l’évolution vers l’autonomie civique.

Or pour les populations indigènes, une identité est à construire, sinon à inventer : d’une part il n’y a pas de référence civique pré-romaine sur laquelle s’appuyer, d’autre part, l’ethnique ituréen, pourtant utilisé dans le cadre militaire, avait peu de chance, dans le contexte colonial, de séduire les autorités romaines. Une telle étape peut apparaître comme

695

Le diplôme d’Itunocelum en témoigne, cf. p. 51.

696 IGLS 6, 2714. 697 FERNOUX2009, p. 140-141. 698 FERNOUX, 2009, p. 141. 699 HALL2004, p. 136-139. 700

On pourrait d’ailleurs poser la question du modèle de la praefectura, adopté pour d’autres vastes colonies augustéennes, pour comprendre la gestion de la Bekaa.

701

un préalable à l’autonomie civique : il me semble que l’apparition de l’ethnique héliopolitain dans l’épigraphie du IIesiècle de notre ère est la seule trace d’une dynamique qui est celle de la municipalisation de la partie septentrionale de la Bekaa. L’exemple s’inscrirait bien dans l’idée que la municipalisation, chez les Romains, est un processus graduel pour l’essentiel et que l’intégration – préalable ? – des provinciaux en est un élément clé. Alors que les colonies sévériennes de l’espace proche-oriental consacrent l’accession de l’ensemble de la population civique au statut de colons702, la fondation d’Héliopolis pourrait entériner une évolution marquée par une forme d'intégration sociale, et non civique, de certains habitants de la Bekaa. Comme à Carthage, ou selon un modèle plus progressif, Septime Sévère y procède peut-être à une sorte de ‘nivellement juridique’ en incorporant tout ou partie de la population indigène à la nouvelle colonie.

La recomposition territoriale issue de la fondation de Berytus a mis en contact, assez brutalement, l’espace poliadisé de la côte phénicienne avec la plaine de la Bekaa. On peut penser que le statut des anciens habitants a pu être très différent selon qu’il s’agisse des citoyens ‘déchus’ de la cité bérytaine ou des habitants de la plaine intérieure et de ses contreforts montagneux. Il est vraisemblable que le statut d’incolae a été attribué aux premiers tandis qu’un statut moins favorable a pu échoir, dans un premier temps, aux deuxièmes703. Cela étant, comme le souligne A. D. Rizakis, les autorités romaines avaient tendance à favoriser dans les colonies la « fusion » entre les communautés704. La fondation d’Héliopolis, qui est aussi un exemple de ‘municipalisation’ d’un espace, a sans doute entraîné, ne fût-ce que pour des raisons d’équilibre démographique, l’intégration d’une partie au moins de la population locale. Si l'on suit la chronologie des inscriptions recourant à l’ethnique héliopolitain, on peut y voir une étape intermédiaire entre l'arrivée des colons durant le règne d'Auguste et la fondation d’Héliopolis705.

702

SARTRE 2001b, p. 124-126 ou encore GUERBER 2009, p. 378-382, avec la question de savoir si des vétérans ont été installés ou non lors de la fondation coloniale. La première colonie proche-orientale concernée est Césarée Maritime fondée par Vespasien.

703

Cf. RIZAKIS 1998, p. 609 : « … il n’existait pas de traitement fixe et universel des peregrini et Rome disposait d’une très large gamme de solutions intermédiaires … » et p. 610-611 pour ce qui concerne le statut d’incola.

704

RIZAKIS1998, p. 615.

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