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Chapitre 4 DE L’ÉPAISSEUR DES ESPACES OUVERTS

Carte 17. Une pauvreté persistante dans la région centrale du Chil

B. L’appropriation de l’eau dans les espaces ouverts

Le tiers des cartes mentales produites par les enfants de l’école rurale de Quebrada Alvarado à Olmué représente un cours d’eau asséché au moins partiellement (cf. annexes à partir de la page 443, Figure 23 a) : les élèves ont utilisé des motifs circulaires pour représenter les blocs torrentiels ou encore des couleurs brunes en opposition au bleu utilisé pour l’eau. Lors de l’entretien qui a suivi la réalisation des cartes, nombreux sont ceux qui ont évoqué le problème que représentait la sécheresse pour le bétail ou les cultures de leurs parents.

Si l’on ne peut pas parler d’appropriation de la terre (landgrabing) au sens propre dans la région centrale du Chili notamment en raison de la masse et du poids de l’opinion publique qui

195 du pays, on peut au moins analyser le phénomène d’appropriation à travers un bien commun naturel : l’eau. En effet, au Chili comme ailleurs « des mécanismes entièrement nouveaux

d’accumulation par dépossession ont ainsi vu le jour [à travers les raids menés par les fonds spéculatifs et les autres institutions essentielles du capital financier] […] comme l’épuisement des biens communs naturels (la terre, l’air, l’eau) et la multiplication d’écosystèmes dégradés, qui excluent toute alternative aux modes de production agricole intenses en capitaux [qui] découlent de la marchandisation généralisée de la nature sous tous ses aspects », (HARVEY, D., 2010, p.

176).

L’irrigation dans la basse vallée de l’Aconcagua est structurée depuis la deuxième moitié du XIXe siècle autour de quatre secteurs de canalisation : le secteur de San Pedro irriguant 1300 hectares, celui de La Palma irriguant 1919 hectares, celui de San Isidro dont les canaux de Waddington et d’Ovalle irriguent chacun 1000 hectares, et enfin le secteur Boco-Rauten-Mauco irriguant 600 hectares. A ce réseau se surimposent de nouvelles formes d’irrigation, plus ponctuelles, et développées sur initiative privée autour de puits artificiels ou de retenues d’eau (FALIES, C., 2005).

L’eau a longtemps été une source d’inégalité et de conflits entre ses utilisateurs : les agriculteurs dont les parcelles se situent en amont étant toujours les premiers et les mieux servis. Aujourd’hui, l’irrigation des grandes parcelles d’arbres fruitiers sur les versants de la Cordillère de la côte se fait par pompage direct dans la nappe phréatique à travers des puits de plus en plus profonds et celle des petites parcelles de polyculture maraîchère restent dépendants des canaux d’irrigation et de l’organisation communautaire qui lui est associée (Figure 24; Figure 26 d. et e.). Les entretiens menés avec les producteurs de la zone ou avec l’administrateur de l’Association des Irrigateurs du Canal Mauco montrent que l’eau, élément essentiel en région de type méditerranéen est un élément parfaitement maîtrisé. L’introduction, il y a une quinzaine d’années de l’irrigation par goutte-à-goutte, le plus souvent programmé par ordinateur en fonction des besoins en eau du sol et de la plante, limitant ainsi les utilisations inutiles a connu un grand succès et a permis la conquête des versants par la fruticulture. Ainsi même les espaces réputés les plus secs sont aujourd’hui irrigués.

Il convient de rappeler le cadre légal de l’utilisation et de la possession de l’eau au Chili, mélange juridique et pratique entre la culture communautaire du colonisateur espagnol et la

culture libérale américaine. « Dans l’analyse historique de la législation sur les eaux, on voit

fréquemment la confrontation entre le concept de la chose commune (Res comunis) et celui de l’individualisme qui n’est pas sans conséquences sur les droits de l’eau. Dans tous les cas de Figures, la relation Etat-privés est omniprésente en tant que fil conducteur des lois. […] On pourrait caractériser la période actuelle, pour ce qui est du régime juridique des eaux, comme une période de moindre participation de l’Etat dans le contrôle des acteurs privés dans le cycle terrestre de l’eau. La Direction générale des Eaux a perdu de ses pouvoirs par rapport à la période de la Réforme agraire, limitant pratiquement son action à l’élaboration du registre hydrométrique national et à la conception technico-juridique de nouveaux droits d’usages. D’autre part, les fondements de la théorie du libre marché, furent intégrés, d’une manière ou d’une autre, aux droits sur l’eau, de même qu’à sa possession, aujourd’hui définitivement abandonnée aux acteurs privés. » (ALVAREZ, P., 2003).

Avec le changement technique, il y a donc un changement d’accès à l’eau qui devient un accès individuel. Cela entraîne alors un changement dans la composition sociale des producteurs, le coût de l’eau généré par le changement technique engeandrant une exclusion de fait des plus pauvres.

Cette analyse a été vérifiée dans la zone d’étude par des observations et par des entretiens avec la responsable du Département des Eaux de Quillota et avec l’administrateur de l’Association du canal Mauco, Manuel Lucero, qui ont constaté chacun l’augmentation des attributions des droits sur l’eau à des particuliers, malgré l’existence du Código de Aguas de 1981, qui fait de l’eau un « bien national à usage public ».

Si l’eau d’irrigation n’est plus un facteur majeur de différenciation des terres, presque tous les agriculteurs y ayant accès et la maîtrisant, elle est restée un facteur majeur d’organisation sociale autour d’un bien de plus en plus privatisé (Figure 24 c.) ou dont la gestion est confiée à des entreprises (Figure 24 b.). Les Asociaciones de Canalistas – chargées de la maintenance d’un canal - et les Juntas de vigilancia- chargées de l’entretien d’un cours d’eau naturel instituées par le Código de Aguas de 1951- ou les comités de agua potable rural (Figure 24 a.), constituent bien souvent, autour du thème de l’eau, les seuls et derniers groupes d’usagers – agriculteurs et artisans surtout– organisés socialement dans les zones rurales.

197 Figure 24. Des besoins en eau partagés par tous les usagers des espaces ouverts mais des moyens d’accès concurrents dans la vallée de Mantagua

C. FALIES, 2013

Si tous les agriculteurs ont accès à l’eau, ce n’est pas au même prix et pas dans les mêmes proportions de quantité et de qualité. Les petits agriculteurs restent beaucoup plus vulnérables que les grands par rapport à la ressource en eau car ils dépendent bien souvent d’une unique alimentation en eau qui est l’eau du canal. Ainsi en juillet 2002, dans le secteur de La Palma à Quillota, les petits agriculteurs dont les parcelles sont situées en pied de versants ont subi de forts ruissellements, liés à l’érosivité croissante des versants due à la plantation des avocatiers dans le sens de la pente. Cet épisode a gravement mis en péril le devenir de l’une des deux

seules entreprises agricoles de la zone qui mette en commun le travail des petits agriculteurs, la

Sociedad Agrotalindo Ltda.

En termes de qualité également, la pollution en engrais chimiques liés à l’agriculture intensive de la zone est avérée, puisque l’on déconseille aux habitants de Quillota de boire l’eau du robinet – Quillota serait la commune du Chili avec le plus gros pourcentage de malades souffrant du cancer du côlon.

Les problèmes de qualité sont importants dans toute la région notamment à Mantagua où l’on observe une prolifération d’algues vertes (photo 13) et à Lampa dans le secteur de Batuco à la fois en raison de la raréfaction de la ressource en eau qui provoque la salinisation et le remblaiement d’une grande partie de la zone humide (photo 14) et des rejets d’eaux usées dans la station d’épuration de La Cadellada (Figure 26 c.).

199 Photo 14. Salinisation de l’humedal de Mantagua en raison du pompage dans la nappe

phréatique (07/04/2010).

Une étude diachronique des relevés de niveaux de l’eau souterraine à Batuco entre 1991 et 2007 (CORTEZ, A.M, 2009) a montré un lien étroit entre le niveau d’eau enregistré dans le

Fundo La Laguna (la zone centrale de la zone humide) et celui enregistré dans l’Asentamiento La Laguna (correspondant à l’entreprise agricole). Entreprise agricole familiale, La Laguna Batuco S.A. a pris de l’ampleur à partir de la fin des années 1970. Elle produit principalement du raisin

de table pour l’exportation (50 hectares), du raisin pour la vinification (5 hectares de Cabernet), des amandiers (30 hectares), des agrumes (12 hectares) et de la culture maraîchère (30 hectares) ce qui nécessite beaucoup d’irrigation. Pour cela, l’entreprise dispose de 5 puits profonds (Figure 26 b.) qui puisent de l’eau dans la zone humide, l’envoient dans un étang avant de la redistribuer par goutte-à-goutte dans les vignes puisque l’irrigation des vignes au Chili est autorisée et particulièrement nécessaire au mois de janvier, février. C’est d’ailleurs à cette période que plus de 60 % des enquêtés constatent une diminution notable du niveau d’eau préjudiciable à leurs cultures.

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