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3. THEORIES DE REFERENCE

3.3. L’approche narrative

La valeur des histoires dans la mémorisation des expériences n’est pas absente des réflexions de B. Levitt et J. March précédemment cités. Ces auteurs indiquent que « les organisations consacrent une énergie considérable à développer une interprétation partagée de leur histoire ». Cette importance de la narration dans les organisations semble largement reconnue par le monde académique, dans la recherche en sciences humaines, sociales et cliniques. La littérature consacrée à l’usage de cette approche pour appréhender, représenter, voire expliquer le réel est abondante (Giroux & Marroquin, 2005).

Nous suivront ces deux auteurs pour introduire les principales caractéristiques de ce courant, en nous limitant à ce qui se rapporte le plus directement à notre propre travail.

Place de la narration dans les organisations

Selon la source citée, et en se référant à W.R. Fischer (Fisher, 1984), la communication humaine peut être vue comme un phénomène dans lequel des narrations sont en compétition les unes avec les autres. A travers les narrations, les humains établissent pour eux-mêmes, et pour les autres, la signification du monde dans lequel ils vivent.

J.S. Brown et P. Duguid (Brown & Duguid, 1991), partant du travail empirique de J.Orr sur les réparateurs de photocopieurs chez Xerox, (Orr, 1987 & 1990) identifient deux fonctions

du récit dans l’entreprise : le récit constitue une aide à la constitution de cartes causales d’expériences pratiques, permettant de résoudre des problèmes non canoniques, un répertoire de connaissances accumulées, socialement construit et distribué; En même temps, ces expériences ne sont pas nécessairement représentées comme telles, et l’analyse des récits fait peu référence aux travaux sur la cognition. Mais les histoires sont également des processus de construction et de développement des identités individuelles et collectives. K.E. Weick et H.R. Roberts (Weick. & Roberts, 1993), citant également J. Orr, accordent à la compétence narrative une place importante dans la vigilance et la mémorisation collectives (« Collective Mind »). Cette importance est justifiée par ces auteurs parce que les histoires organisent le savoir-faire, la connaissance tacite, les nuances, les séquences, les cours multiples…

Généralisant cette observation, K.E. Weick (Weick, 1995) situe la narration au cœur du processus de création de sens, avec une fonction à la fois d’interprétation de l’expérience passée, et de référence pour les actions futures.

Ainsi la narration est aussi bien pratiquée au sommet de l’organisation que dans les communautés de pratiques opérationnelles. Elle devient alors une référence collective et un guide pour l’action. Les récits des dirigeants ont fait l’objet d’études spécifiques (Zaleznik, 2005). De façon cohérente, certains auteurs, comme D. Christian et T. Boudès (Christian & Boudès, 1998) suggèrent d’utiliser une stratégie narrative pour réaliser les changements dans les organisations.

Une synthèse des différentes vues de la narration dans l’organisation est proposée par T.Boudès (Boudès, 2004). Cet auteur distingue trois courants qui valorisent la narration dans l’organisation : la narration est vue successivement comme discours stratégique, comme compétence entrepreneuriale, ou comme outil de pilotage ou de retour d’expérience dans les projets.

La narration, objet et processus

En tant qu’objet produit, la narration peut être identifiée comme un type particulier de discours, comportant un certain nombre de règles d’organisation : acteurs, rôles types, déroulement, chute. Elle est le récit d’une transformation. Selon nos auteurs (Giroux & Marroquin, 2005), « la narration, comme forme discursive, possède un grand pouvoir : celui d’élaborer seul ou en collectif la signification de l’expérience et d’articuler le changement et la continuité ». Les travaux académiques relatifs à la narration comme objet ont développé deux aspects relatifs à ce point de vue : la structuration de ces récits de sorte qu’ils fassent

sens pour ceux qui les lisent (intrigue et jeux de rôles) ; la forme qu’ils doivent prendre pour rendre apparents différents niveaux de lecture (le narrateur, l’acteur, le commentateur).

Ceci justifie l’intérêt de l’autre définition de la narration, considérée avant tout comme un processus. Les partenaires, narrateur et auditoire, jouent un rôle actif dans l’élaboration du récit et tissent des liens entre la narration et la conversation en cours. La narration est alors vue comme une pratique discursive d’inscription, de mémorisation et de transformation. C’est aussi un phénomène collectif, où des voies se mêlent, négocient ou s’ignorent, et reproduisent des rôles présents dans l’organisation.

Dans notre travail, nous nous sommes plus attaché au processus d’écriture collective des récits qu’à la forme de ceux-ci et aux conditions de leur lecture.

Usages et perspectives de la narration

Le succès des approches narratives et la diversité des usages de la narration ont conduit plusieurs auteurs à en codifier les pratiques. P. Lorino (Lorino, 2005) retient quatre catégories, reflets de courants de recherche identifiables : Le récit, dans son aspect normatif, peut constituer une modalité d’intégration (courant du constructivisme social). Le récit est potentiellement un instrument de manipulation et de domination (théorie critique, représentée par exemple par le philosophe J.Habermas). Le courant anthropologique retint du récit son pouvoir de séduction et de production d’émotions. Enfin le récit est porteur de sens, et constitue potentiellement un levier d’action. (Weick, 1995). N.Giroux et L.Marroquin repèrent également différents usages de la narration, selon le cas source de données, objet d’étude ou méthode. La grille qu’ils élaborent proposent cinq perspectives selon lesquelles les travaux sur la narration pourraient être répertoriés : l’étude du récit des dirigeants comme outil ; l’utilisation des récits en entreprises comme cadre d’interprétation du sens ; les travaux visant la dénonciation des discours dominants (perspective critique) ; enfin deux perspectives qui retiendront plus spécifiquement notre attention :

- la perspective dite processuelle, que nous reprendrons ci-après en nous référant au terme consacré de « Story Telling »,

- la perspective dite post-moderne, qui valorise la polyphonie des récits et la possibilité de développer la multiplicité des voix pour faciliter, voire générer les changements organisationnels.

Le courant du « Story Telling »

Il est couramment admis, que le courant valorisant les récits comme source d’élaboration de connaissances trouve son origine chez J.Orr (Orr, 1987 & 1990) et son observation des techniciens de maintenance. Ces narrations étaient orales : progressivement, la valeur des écrits a été mise en lumière, comme vecteur de propagation des nouvelles compétences. Il a décrit comment, en se racontant des histoires de pratiques, ces techniciens, dans leurs communications informelles, trouvaient des modes de réparation, apprenaient aux nouveaux à devenir des professionnels, et conservaient le savoir faire de ce métier de façon vivante. La perspective processuelle met l’accent sur l’interaction et la co-construction de la réalité sociale et défini la narration comme une performance individuelle et collective en situation.

Application au retour d’expérience

Utilisées comme outils de mémorisation de l’expérience, les méthodes de mise en récit se distinguent des approches de « retour d’expérience » présentées dans le paragraphe précédent en ce que la réification de l’expérience fait ici largement appel à la subjectivité et à l’implicite. Leur champ d’application, initialement concentré sur les pratiques, s’est étendu aux projets, puis à d’autres aspects du management des organisations. Au départ, cette approche plaçait au centre les acteurs eux-mêmes et leurs interactions en situation. Ceci limitait la portée de cette méthode en termes de capitalisation d’expérience, puisque notamment la question de la transposition de l’expérience d’un projet à l’autre n’était pas abordée. Le thème de la transposition de l’expérience entre projets est aujourd’hui un sujet de recherche comme l’illustre par exemple le travail de A. Prencipe et F. Tell (Prencipe & Tell, 2001).

La question de la transposition de l’expérience dans un autre contexte que celui qui lui a donné naissance est aussi au cœur des travaux qui portent sur l’utilisation d’artefacts pour soutenir le travail de mise en récit. Ceux-ci se sont développés selon deux axes complémentaires :

- Codification formelle des récits écrits.

Dans la mesure où la mise en récit des mécanismes fondamentaux grâce auquel l’expérience s’organise, il est important en effet de guider cette opération de structuration. Ceci est possible dans la mesure où une certaine régularité peut être observée dans les récits, tout s’organisant autour de certaines fonctions clés (T.Boudès, 2000, citant A.J. Greimas, 1976 et son modèle actanciel). Même si l’universalité de ce modèle, inspiré de la structure des contes, est aujourd’hui contesté (Soulier, E. 2005), la notion de régularité, en ce qu’elle permet une certaine familiarité entre récit et destinataire de la narration, reste un principe fondamental dans ces travaux.

Codification formelle.

Les travaux d’aide méthodologique à la structuration des écrits soutiennent une activité de conseil apparemment florissante, si l’on en croit le « Field Manual for a Learning Historian » (Kleiner & Roth, 1994) par exemple, qui donne une illustration d’un outil de ce type : Un travail d’écriture y est présenté à titre d’exemple. Le processus d’écriture est segmenté en étapes (Planification, recherche, distillation, écriture, validation, dissémination, publication). L’écriture est elle même codifiée : A l’exception de l’introduction et de textes de transition, qui occupent toute la largeur de la page, l’histoire est présentée en deux colonnes. La colonne de droite constitue la narration proprement dite, ou plutôt une succession de témoignages à l’indicatif présent, et à la première personne. La colonne de gauche comporte des commentaires et des questions. Ecrits en italique, ils jalonnent les interventions précédentes et contribuent, par une logique d’enchaînement des questions, à donner un sens à l’ensemble. Outils logiciels :

Certaines recherches, comme celles de E.Soulier, visent à permettre le développement des outils logiciels pour agréger une histoire collective à partir d’histoires personnelles, ou élaborer des cartes cognitives. Cet auteur propose dans l’article cité un modèle de système de gestion des connaissances dans lequel la narration et les technologies de l’information occupent une place centrale. Il s’agit pour cet auteur de représenter non pas des objets et des propriétés de ces objets, comme en informatique traditionnelle, mais des évènements et des actions, abstraites et généralisées à partir d’exemples concrets. Concernant plus spécifiquement les attributs des histoires, il en propose une codification, à la fois sous l’angle de leur structure et des éléments de contexte (situations, scénarios d’action, par exemple).

Approche narrative et conduite du changement

Les travaux cités sur la formalisation des récits font apparaître une préoccupation de prise en compte de la polyphonie. Mais les mécanismes de négociation à l’œuvre dans l’élaboration d’un récit à plusieurs voix ne son pas élucidés. De façon plus globale, et sous le vocable de perspective post-moderne, N.Giroux et L.Marroquin indiquent que la question de la polyphonie peut aussi être utilement abordée sous l’angle de la gestion du changement : la reconnaissance de la diversité des voix dans un récit polyphonique, ou de la diversité des récits dans l’entreprises serait en effet susceptible de faciliter les évolutions dans l’organisation. Un autre angle de vue est celui de l’utilisation de la narration comme identification de problèmes dans un groupe, comme celui des dirigeants d’une PME (Anzieu, 1984) Un tel diagnostic est de nature à identifier et lever les blocages d’une situation et à favoriser les changements ultérieurs.

Analyse critique

L’approche « Story Telling » est plus riche que la précédente au sens où elle fait une large part à ce que les acteurs eux-mêmes disent de leur expérience au sein d’une organisation ou d’un projet. Raconter c’est en effet se souvenir, réveiller et partager des connaissances en les mettant en scène. Mais plusieurs auteurs, par exemple R. Nelson et S. Winter, (Nelson & Winter, 1982) ont montré que cette mise en discours avait elle même ses limites. On peut bien évoquer, il est impossible de tout expliciter, et les évocations ne touchent que le cercle fermé de ceux qui l’ont co-produite (Gherardi, 2000).

La capitalisation d’éléments tacites, tels que ceux vécus dans une expérience, se heurte de façon générale aux difficultés suivantes :

- Les éléments culturels, y compris les paradigmes organisationnels, ne se laissent pas aisément appréhender, car pour une part inconsciente ni transférer, sauf à prendre le temps (socialisation) (Johnson, 1987)

- L’explicitation de facteurs tacites n’est pas possible dans son exhaustivité, et reste coûteuse (Nelson & Winter, 1982 ; Hatchuel, &Weil, 1992)

- Le partage du tacite par compagnonnage est long, et l’utilisation d’histoires, support privilégié de l’expérience individuelle partagée, est assorti d’un renouvellement permanent de ces histoires. Les récits développés reposent sur une expertise préalable du conteur et de l’auditeur, et ne dévoilent qu’avec le temps et de façon conjoncturelle une partie des connaissances accumulées (Brown & Duguid,1991)

- La méthode de mise en récit, telle que présentée par les auteurs de ce courant révèle bien que la lecture que font les acteurs d’une organisation ou d’un projet dans lequel ils sont impliqués évolue avec le temps. Les acteurs n’ont pas nécessairement conscience de ce changement de vision. Dans la perspective d’un transfert de connaissance, et en faisant l’hypothèse que cela soit possible et utile, il serait donc nécessaire de mettre en place une méthode longitudinale, prenant en compte l’influence du temps, et une observation « ex post » des variations de schémas interprétatifs (Gioia & Chittipeddi, 1991 mais aussi Vaughan, 1999). Ceci renvoie à l’idée d’un herméneutique des récits d’entreprise, champ qui nous semble peu exploré.

- Les récits ne sont pas nécessairement véridiques, et peuvent servir des intentions manipulatoires. Peu de travaux développent cet aspect, non plus que celui de la réceptivité de l’auditoire. C’est la relation entre le ou les auteurs et les destinataires qui mériterait d’être mieux explorée.

Prospective

Les thèmes porteurs de l’approche narrative proposés par N.Giroux et L.Marroquin nous semblent pertinents pour notre propre travail : Ces thèmes concernent respectivement le rôle de la narration dans le processus identitaire, qu’il s’agisse de l’identité individuelle ou de celle du groupe ; la fonction réflexive de la narration, qui permet de faire sens collectivement ; enfin la capacité du discours narratif à favoriser l’invention et la création de nouveaux scénarios d’action.

Nous pensons que une focalisation excessive sur le récit et le processus de son élaboration, vu comme une séquence d’étapes de fabrication, conduit à négliger les conditions situées de son élaboration et les éléments symboliques que celle-ci met en jeu. Nous partageons volontiers la remarque suivante, formulée par N.Giroux et L.Marroquin :

« Il pourrait être éclairant de mettre en perspective la narration comme acte de langage, en la situant dans son articulation avec les autres types d’activités des acteurs en présence, comme les actes politiques ou les actes d’allocation de ressources »

Aussi nous intéressons nous dans ce qui suit à la fonction particulière du langage.