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L’approche critique et la gestion de la diversité

Chapitre II. Le cadre conceptuel: Épistémologie bi-disciplinaire

I. Examen critique des travaux organisationnels sur la diversité

I.1. L’approche critique et la gestion de la diversité

Les études critiques en management s’inspirent de la tradition critique, établie

depuis les années 20. Celles-ci mettent en question les bases de l’expansion du capitalisme moderne et de la société de masse. L’arrivée de Theodor Adorno, Max Horkheimer et Herbert Marcuse, pour constituer ce qui est connu sous le nom de l’ « École de Frankfort », a lancé une tradition de recherche au nom du pouvoir et du contrôle (Omanović, 2006).

Alvesson et Willmott (2012), dans leur description des origines de la théorie critique, avancent que le début revient à la considération de l’effet « totalitaire » des mass médias et leur impact homogénéisant sur les pratiques culturelles, par le façonnement des idées et des valeurs de la population au bénéfice de ceux qui détiennent le pouvoir (p. 257). Les évaluations diverses sur les effets de la culture de masse ont généré les travaux distincts des membres de l’école de Frankfort qui, ensemble, constituent l’approche critique. Il en découle des traditions critiques différentes (Burrel et Morgan, 1979). Dans une étude sur la diversité qui prend appui sur l’approche critique, Omanović (2006 : 8) considère que les travaux de l’école de Frankfort ont fourni les outils adéquats pour se doter d’un jugement capable de démystifier une idéologie et de considérer la possibilité de changer les rapports de dominations existantes. Par exemple, Marcuse a vu que la société de masse n’a pas les mêmes effets escomptés sur les différents groupes de la société. Si elle a pour conséquence de « normaliser» certains groupes, les médias n’ont pas

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l’influence escomptée par les détenteurs de pouvoir sur la « marge de la société ». (Alvesson et Willmott, 2012 : 257). D’une perspective globale, les théories critiques outrepassent la perception de la réalité comme une contrainte et prônent la possibilité du changement (Omanović, 2006).

Plus spécifiquement, la critique dans les études en gestion est liée à l’histoire de l’école de Frankfort, puisqu’elle explore des thèmes communément partagés comme la surévaluation des relations de pouvoir et la quête de l’émancipation, Ces critiques sont à l’origine de travaux portants sur l’égalité, les conflits et les stéréotypes. Quand il s’agit de diversité dans l’organisation, cette approche cherche à établir :

A complex web of economic, social and political forces that constitute the positions of the dominant and marginally diverse employees, managers, interested academics and associated workplace and research practice (Jones et Stablein, 2006: 149)

Les auteurs évoquent les « forces de pouvoir », qui constituent une nouvelle manière de comprendre les théories critiques. Car, comme l’affirment Alvesson et Willmott (2012 : 5), ces théories évoluent en même temps que les méthodes de contrôle deviennent « moins conventionnelles » et que l’objet de la critique change. C’est ainsi que pour les auteurs, les défis auxquels font face les organisations aujourd’hui, sont d’ordre humain, plus que technique (ibid).

Dans cette perspective, les auteurs abolissent la catégorisation de la fonction managériale, dont le travail consiste en une tâche identifiable : « That promises to

address problems » (p.3) vers une conception plus sophistiquée dans laquelle le

management est doté du « savoir » grâce auquel il résout les problèmes de l’organisation : « Possess (…) expertise relevant for problem –solving » (p. 3). Dans cette définition, non retrouvons le gestionnaire comme « expert » qui, par son savoir, s’élève au-dessus des « non experts » : « workers, citizens,

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Par conséquent, le mode de contrôle, ciblé par les théories critiques, s’érige dans la relation entre le gestionnaire et le savoir qu’il met en place afin de gérer les problèmes organisationnels qui se présentent.

Le savoir du management, tel qu’expliqué par Alvesson et Willmott (2012), est celui que nous allons explorer dans ce qui suit, en tant qu’il affecte la diversité culturelle. Dans cette nouvelle approche qui définit le management comme savoir- expert, l’importance sera placée dans son rapport avec la diversité culturelle et la mise en place, grâce à son savoir, des moyens qu’il considère adéquats pour servir l’intérêt de l’organisation.

Dans cette perspective, les critiques empruntent une visée morale. Nous repérons ainsi plusieurs travaux qui pointent vers le redressement éthique de certains activités organisationnelles, perçues comme « injustes », à l’instar de l’iniquité (Özbilgin, 2009), des stéréotypes et des préjugés (Mor Barak, 2005) ou de l’instrumentalisation de la diversité (Konrad, 2003; Litvin; 2006). Dans ce contexte, l’atteinte de la « justice » est représentée comme finalité pour les théoriciens critiques, qui cherchent à restituer la place et le mérite de la diversité dans l’organisation (Jones et Stablein, 2006).

Dans un autre volet, qui concerne toujours l’approche critique, Alvesson et Willmott (2012) ont vu un effet parallèle au contrôle. Ils soulignent que le contrôle, en même temps qu’il établisse un acte qui limite l’action, offre aussi la possibilité de formuler un questionnement critique. Ce dernier représente une assise pour la « micro-émancipation », que nous allons maintenant considérer.

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Pour Alvesson et Willmott (2012), la « micro-émancipation »23 est une forme

progressive du changement qui incite à une autre forme plus radicale Elle repose sur des actions restreintes, mais progressives, établissant ce qu’ils appellent une « réflexion critique » (p. 192) concernant une forme de subordination ou de statu quo, qui entraîne elle-même des micros projets quotidiennement à l’œuvre. Il ne s’agit pas de dénoncer des situations de pouvoir particulières, comme les conditions de travail ou le désintérêt du gestionnaire pour ses employés dans le but de les faire reconnaitre au management. Il est plutôt question d’instaurer une prise de conscience de la situation en question qui débouche sur son amélioration. Alvesson et Willmott (2012) estiment qu’effectuer une micro-émancipation, si minime soit la réflexion ou l’action, mènera vers un changement plus large. Le bénéfice de la micro-émancipation est la constitution progressive d’une organisation « démocratique ». Pour la définir, les auteurs proposent:

The concept of micro-emancipation, is an emphasis on partial temporary movements that break away from diverse forms of mundane oppression, rather than successive moves towards a predetermined state of liberation (p. 192).

Dans cette veine, à travers quatre histoires de vie effectuées dans deux organisations différentes, Zanoni et Janssens (2007) ont réalisé une recherche qui vise à comprendre l’articulation du contrôle et de la « micro-emancipation ». Ils ont illustré les figures de contraintes auxquelles se soumet la diversité (approchée dans le sens de la minorité). Ils ont montré que le discours de domination employé par le management a permis à la diversité de développer une identité

23 Elle est aussi une forme de consensus entre les théories critiques et le post-structuralisme, ici représenté par Foucault. Alvesson et Willmott (2012), présentent « micro » (qui découle du micro- pouvoir de Foucault), comme procédure intime, spécifique du pouvoir qui investit l’individu produisant ainsi une nouvelle personne façonnée, telle que désiré, par le pouvoir. Par ailleurs « émancipation » est la capacité de se libérer du carcan subjectivant dans lequel le pouvoir enferme l’individu. Voir Chan, A. (2000). « Redirecting Critique in Postmodern Organization Studies: The Perspective of Foucault», Organization Studies, 21, p. 1059-1075.

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professionnelle valorisante qui outrepasse la perception négative de leur identité culturelle.

Si elle incite à l’affranchissement des mécanismes de contrôle, la micro- émancipation est ambivalente. Elle peut représenter une incertitude pour l’employé, s’exprimer dans des formes d’anxiété morale et même entraîner des sanctions qui peuvent se dresser à l’encontre du bénéfice de la micro- émancipation. C’est pourquoi les auteurs voient qu’elle implique une évaluation de la portée relative des avantages et des désavantages dans la progression vers un idéal démocratique (p. 192).

En prenant en considération les principales directions de la théorie critique que nous avons brièvement présentées, nous allons exposer, dans le développement suivant, une revue de la recherche organisationnelle sur la diversité. Elle sera amorcée par l’examen des différentes terminologies qui animent la littérature organisationnelle sur la diversité. Le but étant de les définir et d’identifier son usage par différents auteurs