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Référents théoriques de l’acceptation des technologies : une approche par les modèles

2 L’acceptation située, « pendant » l’usage réel

L’usage réel de la technologie s’inscrit dans un contexte spécifique et implique le déploiement d’une activité réelle par le sujet. Cette activité est en partie instrumentale dans la mesure où l’utilisateur se saisit de l’artefact technologique pour se l’approprier pleinement jusqu’à ce qu’il devienne un vrai instrument. Ce processus, et la distinction fondamentale entre un artefact et un instrument, peuvent être appréhendés au travers de la théorie instrumentale développée par Rabardel (1995). Au-delà de cette dimension instrumentale, l’approche par l’acceptation située (Bobillier Chaumon, 2016) propose de considérer la manière dont l’usage de la technologie transforme l’ensemble des dimensions du réel de l’activité. Ces deux perspectives partagent donc une affiliation avec les théories de l’action et les théories de l’activité. En adoptant une approche de l’acceptation située, l'utilisateur est conceptualisé comme un acteur inscrit physiquement, socialement, historiquement et culturellement dans un contexte singulier (Bobillier Chaumon et Dubois, 2009, p.362).

2.1 D’une approche par l’activité médiatisée…

Dans le cadre de la théorie instrumentale (Rabardel, 1995), l’appropriation d’une technologie est envisagée comme un processus qui produit des transformations réciproques entre le sujet et l’objet au cours d’une genèse instrumentale (GI), ainsi que d’autres effets de transformations repérables au travers des médiations permises par la technologie.

2.1.1 De l’artefact à l’instrument : la genèse instrumentale

En anthropologie, un artefact désigne toute chose ayant subi une transformation d’origine humaine (ce qui distingue l’artefact d’un autre produit issu d’un phénomène naturel). Dans le cadre de la théorie instrumentale développée par Rabardel (1995), le terme d’artefact qualifie un objet porteur de fonctions « constituantes » qui lui ont été attribuées lors de sa conception, mais l’usage réel de cet objet par le sujet n’est pas encore spécifié. En effet, « l’artefact n’est pas un instrument achevé (…) Il manque encore à l’artefact de s’inscrire dans des usages (…) c’est-à-dire des activités où il constitue un moyen mis en œuvre pour atteindre des buts que se fixe l’utilisateur. (…) Or, ces usages s’ils sont en partie anticipés par les concepteurs de l’artefact excèdent le plus souvent ces anticipations. » (Rabardel, 1995, p.93-94).

34 L’artefact se transforme donc dans l’usage pour devenir un instrument au service de l’activité réelle du sujet. La constitution d’un artefact en instrument n’est pas donnée d’emblée et repose sur un processus de genèse instrumentale (GI) qui implique l’utilisation du système. La genèse instrumentale qualifie le processus d’appropriation par lequel l’objet passe d’un statut d’artefact à un statut d’instrument médiatisant l’activité du sujet (Fig.7). Ce processus est doublement orienté (instrumentalisation / instrumentation).

Figure 7: Processus de genèse instrumentale modélisé par Trouche (2007)

D’une part, la GI est orientée vers l’artefact : c’est l’instrumentalisation (illustration simplifiée : fig.8). L’instrumentalisation se traduit par une spécification et un enrichissement des propriétés de l’objet (Folcher et Rabardel, 2004). Des fonctions nouvelles, dites « constituées » émergent. L’instrumentalisation donne également lieu à des changements, regroupements, à la non-utilisation ou l’abandon de fonctions constituantes qui avaient été préalablement définies par le concepteur, on parle alors de catachrèse (voir par exemple Lassalle, Amelot, Chauvin et Boutet-Diéye, 2017).

Figure 8: Illustration simplifiée de l’instrumentalisation

D’autre part, la GI est orientée vers le sujet : c’est l’instrumentation. Au cours de l’instrumentation, des schèmes d’usage nouveaux émergent et des schèmes pré-existants évoluent. Ce processus donne lieu soit à la généralisation de schèmes (assimilation), soit à leur adaptation en fonction de la situation (accommodation).

L'instrumentation et l'instrumentalisation sont toutes deux solidaires, et sont le fait de l'activité d'un sujet inscrit dans un contexte social. La genèse instrumentale permet au sujet de s’adapter à ce contexte, mais aussi de gagner en pouvoir d’agir. Ce processus de genèse instrumentale est donc fondamentalement développemental et créatif. L’instrument est créé ou recréé pour et par l’activité du sujet, il lui est unique. C’est un « objet à nul autre pareil, ayant subi un raffinement, une

35 adaptation à notre manière de fonctionner et nous ayant aussi conduits à nous ajuster aux exigences de l’outil (…). Il se construit et se reconstruit dans l’activité, selon les circonstances de la situation et les ressources de l’individu » (Bobillier Chaumon, 2013, p.54-55). Béguin et Rabardel (2000), proposent d’ailleurs de considérer la genèse instrumentale comme une étape de conception « dans et par l’usage » d’artefacts. Cette GI offre une information utile aux concepteurs de technologies qui pourront par exemple se saisir des fonctions constituées observées pour améliorer leur dispositif. Si l’on reprend l’exemple du téléphone mobile utilisé comme miroir (fig.8), alors on peut imaginer que cela a motivé le développement des caméras de façade permettant à celui qui tient le téléphone de voir son propre visage à l’écran.

2.1.2 L’instrument, médiateur de l’activité du sujet

L'instrument est donc une entité mixte et fonctionnelle (Béguin et Rabardel, 2000 ; Rabardel, 1995, pp.108-110). Cette entité est composée d'une partie de l’artefact que le sujet a sélectionné et dont il a élaboré les propriétés pertinentes pour son action. La seconde partie correspond à des schèmes d’utilisation associés, résultant d’une construction autonome du sujet (singularité du schème, de son élaboration) ou de l’appropriation de schèmes sociaux d’utilisation préexistants (construits collectifs, transmis et partagés). L’instrument permet au sujet d’agir en fonction d’un ou de plusieurs buts. Par la médiation de l’instrument, le sujet a la possibilité de développer des connaissances et d’agir sur l’objet de son activité : on parle respectivement de médiations épistémiques et de médiations pragmatiques. Ces deux formes de médiation instrumentales peuvent être dirigées vers l’objet de l’activité, les autres sujets et/ou vers soi. La figure 9, adaptée de Folcher et Rabardel (2004, p.256) illustre les différentes orientations des médiations instrumentales (doubles flèches en pointillés) dans le cadre d’activités.

Lorsque la médiation instrumentale s’oriente vers l’objet de l’activité (S↔O), une médiation de type pragmatique permettra au sujet d’agir sur cet objet et de le transformer. Les médiations épistémiques lui permettront de prendre connaissance des fonctionnalités, de l’état ou encore des caractéristiques de l’objet de l’activité.

L’activité peut aussi être orientée vers les autres sujets (S↔A) comme dans le cadre d’activités collectives. Ainsi, l’instrument soutient également des médiations interpersonnelles à visées épistémiques et/ou pragmatiques.

Enfin, l’activité du sujet peut être orientée vers lui-même (S↔S). Pour ce dernier axe de médiations l’instrument favorise une connaissance et une reconnaissance de soi (médiation épistémique de type « réflexive ») et permet au sujet de gérer et contrôler son activité (médiation pragmatique de type « heuristique »).

Une activité médiatisée par un instrument ne se déroule donc pas en dehors de tout contexte. Ce contexte est composé du sujet, de l’instrument et d’autres acteurs mais il est aussi à envisager dans une dimension bien plus systémique. En effet, l’instrument n’est pas unique ni isolé, il fait partie de systèmes d'instruments (Rabardel et Bourmaud, 2003 ; Bourmaud, 2006). Ces systèmes correspondent à des regroupements d'instruments inter-reliés, structurés et organisés qui offrent une grande adaptabilité au sujet en situation.

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Figure 9: Les différentes médiations instrumentales vers l'objet, les autres et le sujet (Folcher et Rabardel, 2004)

Le développement des schèmes, de l’instrument et des différentes orientations et formes des médiations instrumentales constituent donc des unités pertinentes pour analyser et comprendre les usages instrumentaux d’une technologie. Cela constitue une première approche de l’acceptation sur le plan instrumental en se situant dans le cadre spécifique d’une activité dont on prend en compte l’objet. Cette perspective située peut néanmoins être développée en mobilisant le cadre de l’acceptation située des technologies.

2.2 … jusqu’à prendre en compte les dimensions réelles de l’activité La théorie de l’acceptation située permet d’étudier les moments où la technologie est effectivement utilisée en interrogeant ses effets de transformation sur les différentes dimensions de l’activité du sujet (Bobillier Chaumon, 2016). L’acceptation située privilégie une approche clinique des usages en proposant d’analyser l’acceptation des effets que l’usage d’une nouvelle technologie a sur l’activité des utilisateurs. Dans ce cadre on peut questionner notamment « Quels sont les effets sur l’ensemble des dimensions du réel de l’activité d’un sujet lorsqu’il utilise et s’approprie une technologie nouvelle ? Dans quelle mesure ces effets sont acceptables pour le sujet ? ».

Un postulat fort du cadre de l’acceptation située est que l'acceptation se joue dans les moments de l'utilisation effective des TIC, dans le cadre situé, systémique et réel de l'activité (Bobillier Chaumon, 2013, pp. 45-70). Ainsi ce processus peut s’analyser au travers de quatre dimensions déterminantes, à savoir les dimensions : personnelle, interpersonnelle, métapersonnelle et transpersonnelle (figure 10). Notons que ce modèle a été développé principalement en référence au domaine du travail et des activités professionnelles.

La dimension personnelle réfère à l’intensité des coûts cognitifs et émotionnels liés à l'utilisation d'une technologie. Par exemple, il n’est pas exclu que des difficultés ou des échecs lors de l’utilisation viennent nourrir un sentiment d’incompétence et atteindre ainsi l’estime de soi. Ce vécu personnel risque de freiner l’acceptation de la technologie. Inversement, l’utilisation d’une technologie peut permettre à l’utilisateur de trouver un équilibre entre ses compétences personnelles et les exigences de la tâche réalisée. Ces conditions sont propices à un état émotionnel positif (ces conditions font d’ailleurs partie des caractéristiques du flow, selon Csikszentmihalyi, 1975) qui favorisera l’acceptation de la technologie. Sur le plan interpersonnel,

37 l’introduction d'une technologie peut reconfigurer les réseaux et collectifs, « redessiner les circuits d’informations, redéfinir les liens de subordination (…). » (Bobillier Chaumon et Dubois, 2009, p.365). Une technologie peut aussi avoir des incidences sur l’organisation du travail et le degré de contrôle ou d’autonomie dont l’utilisateur dispose ; ces aspects correspondent à la dimension métapersonnelle. La part transpersonnelle de l’acceptation est celle qui touche à l’identité et aux éléments du métier comme les savoir-faire, les règles et les normes de la profession, ou encore les critères de travail « bien fait » collectivement admis et partagés. L’introduction d’une nouvelle technologie peut impacter les constructions professionnelles et identitaires au point que parfois «l’acceptation ou le refus est fondamentalement lié à une affirmation d’une identité. » ; finalement, « on ne s’approprie que ce dans quoi on se reconnaît » ce qui préserve d'une possible « perte de sens » (ib., p.369-370).

Figure 10: Les dimensions de l'acceptation située, à partir de Bobillier Chaumon (2016)

L’acceptation située considère donc davantage les transformations de l’activité liées à l’introduction d’une nouvelle technologie que la façon dont le dispositif devient acceptable pour les utilisateurs. Il s’agit moins « d’examiner les conditions d’acceptation de l’objet technologique lui-même que de s’intéresser aux conditions d’acceptation des nouvelles pratiques (ou de la transformation des anciennes, voire de leur empêchement) qui sont liées ou induites par l’usage des technologies. On regarde ainsi très concrètement ce que la technologie ‘’permet/autorise de faire’’ ou ‘’oblige à faire’’, mais aussi ce qu’elle ‘’empêche de faire’’ ou ‘’plus comme avant’’ et ce, sur différentes dimensions de l’activité. » (Bobillier Chaumon, 2016, p.12).

Cette perspective englobe donc le cadre théorique instrumental développé par Rabardel, mais se réfère aussi aux théories de l’activité (dans la perspective de Vygotsky) et de l’action située (en référence aux travaux de Suchman). C’est une approche écologique qui permet d’envisager les divers facteurs d’acceptation apparaissant et se déployant au fil de l’usage réel de la technologie. Dans cette approche, l’acceptation ou le refus d’une technologie ne sont jamais joués une fois pour toute, une part d’imprévisible demeure. Par exemple, « d’objet initialement rejeté ou délaissé, ce dernier peut, au fil de l’usage et des ajustements qu’il subit, devenir attractif et se voir réinvesti d’une nouvelle signification d’usage qui le rend plus acceptable dans la situation. » (Bobillier Chaumon, 2013, p.51). Par ailleurs, les facteurs personnels, interpersonnels, métapersonnels et transpersonnels s’expriment de façon imprévisible et indéterminée. Dans ce sens, l’acceptation située correspond donc à un processus émergent et singulier.

38 Le cadre de l’acceptation située n’exclut pas les autres approches théoriques de l’acceptation mais les envisage comme complémentaires (tab.5). En effet, l’acceptabilité sociale, pratique et l’acceptation située d’une technologie s’articulent sur un continuum temporel (Bobillier Chaumon, 2016). Cet axe s’étend schématiquement de la conception jusqu’à l’usage réel de la technologie.

Tableau 5: Articulation des cadres théoriques de l'acceptation des technologies (Bobillier Chaumon, 2016)

2.3 Conclusion

L’articulation de ces théories sur un continuum temporel permet d’envisager l’acceptation comme un concept et un processus complexe et situé. C’est un concept complexe car il renvoie à plusieurs cadres théoriques et disciplinaires tels que l’ergonomie des IHM, la psychologie sociale ou encore à des approches instrumentale ou clinique de l’activité. De nombreuses notions lui sont associées (ex : efficacité, accessibilité, adaptabilité, acceptabilité sociale et pratique, acceptation située, personnalisation, appropriation, etc...). Chacune de ces notions est utile pour définir finement le processus global de l’acceptation selon un point de vue théorique et disciplinaire différent. Deuxièmement, l’acceptation des technologies est un processus complexe. Il met en jeu des facteurs pratiques, sociaux et les dimensions de l’activité située du sujet. Ces facteurs et dimensions opèrent sur le plan individuel et/ou collectif et agissent au fil du temps (« avant, pendant, après » l’usage). Cette dimension temporelle renvoie à différents moments d’activités qui vont de la conception à l’usage réel de la technologie. Par ailleurs, le statut de la technologie évolue au fil du temps : dans les moments de l’ « avant », la technologie ne peut être qu’un concept ou une idée puis se matérialiser sous la forme d’une maquette par exemple ; puis la technologie se développe progressivement sous la forme d’un artefact qui pourra finalement trouver (ou non) un statut d’instrument au service de l’activité réelle du sujet. Enfin, le processus d’acceptation peut se dérouler dans des espaces aussi bien publics (ex : usage social d’un artefact) que privés (ex : usage personnel de la technologie). En somme, la complexité du processus d’acceptation renvoie à la variabilité du temps, des activités, des sujets, de l’artefact et de l’espace qu’il implique.

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