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A/ L’épuisement de l’itinéraire au Laos : la durée

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CHAPITRE 6 : ITINERAIRES THERAPEUTIQUES ET

GEOGRAPHIQUES

« En introduisant la notion d’« itinéraires thérapeutiques », on restitue donc à la maladie sa dimension temporelle et complexe (recours successifs à des systèmes médicaux différents) et on lui redonne sa signification de quête (étape successives permettant d’accéder à la guérison) » [Fassin 1992, p.114].

Par itinéraire thérapeutique transfrontalier, nous faisons donc référence à l’ensemble des recours aux soins sollicités entre le début du symptôme jusqu’à la guérison du malade et dont l’un ou plusieurs a/ont été réalisé(s) en Thaïlande. Cette expression ne couvre pas uniquement les recours en Thaïlande mais englobe également les recours au Laos (qui l’ont précédé et/ou qui l’ont suivi) ce qui permet de restituer le recours transfrontalier dans l’intégralité de la démarche

de soins et révèle « l’ensemble des processus impliqués, avec leurs détours et sinuosités » [Sindzingre 1985].

Nous allons voir comment l’itinéraire thérapeutique transfrontalier s’inscrit simultanément dans le temps (I) et dans l’espace (II).

I - Chroniques thérapeutiques

La notion de temps englobe une multitude d’appréciation et de registres selon les points de vue considérés : flux continu d’événements, durée mesurée ou au contraire discontinuité des phénomènes et temps borné.

Les recours transfrontaliers seront abordés respectivement à travers ce double point de vue. Le temps linéaire constituera le premier point de nos chroniques thérapeutiques, le recours en Thaïlande étant resitué dans la durée totale de l’itinéraire. Le recours transfrontalier, outre qu’il se manifeste par un déplacement physique du patient, constitue aussi un voyage dans le temps : la frontière, en tant que discontinuité, crée en effet une perturbation dans le temps technologique et l’avancée des progrès médicaux ; ce point sera abordé dans un second temps.

A/ L’épuisement de l’itinéraire au Laos : la durée

Les recours transfrontaliers se situent en règle générale au moment où les démarches de recherche de soins au Laos semblent épuisées. Sauf dans le cas d’urgences graves et qui nécessitent une prise en charge très rapide, l’offre de soins laotienne est ordinairement sollicitée au préalable.

Les données des tableaux 8et 9, issues de l’enquête de santé à Vientiane, illustrent cette réalité. Sur les 269 patients transfrontaliers identifiés dans la capitale, 175 soit 65% d’entre eux, se sont dans un premier temps soignés dans les structures de soins nationales.

Par ailleurs, si le nombre de structures visitées au Laos varie de 1 à 15, une grande majorité des malades (62%) ont limité leur recherche de soins à une seule structure. Cette information ne prend toutefois pas en compte le cas fréquent de la multiplication des consultations au sein de la même structure et auprès du même médecin.

Tableau 8 – Le recours transfrontalier en fin d’itinéraire thérapeutique

« Concernant votre dernier problème de santé et avant d’avoir eu recours en Thaïlande, êtes-vous allé dans une structure de soins au Laos ? » (n=269)

Oui 175 65%

Non 94 35%

Source : enquête domiciliaire, Vientiane, 2006

Tableau 9 - Nombre de structures visitées au Laos précédant le recours en Thaïlande

« Pour ce problème de santé, combien d’endroits différents (hôpital, clinique, guérisseur) avez-vous visité ? » (n=175)

1 62% 2 22% 3 11% 4 1% 5 1% 6 1% 10 1% 15 1%

Source : enquête domiciliaire, Vientiane, 2006

Le traitement est dans un premier temps recherché dans un rayon proche du patient puis celui-ci élargit sa recherche ce qui le conduit alors au-delà de la frontière. Il peut s’écouler plusieurs semaines voire plusieurs mois avant que le patient décide de recourir dans une structure thaïlandaise.

Par exemple, une responsable d’un service du Ministère de la Santé à Vientiane a attendu plus d’un an avec une arête coincée dans la gorge avant d’aller à l’hôpital de Khon Kaen, où elle a pu être retirée. Dans la période précédant la traversée pour se rendre en Thaïlande, elle a multiplié les recours dans différents hôpitaux de la capitale sans amélioration. Un médecin laotien l’a finalement convaincue de se rendre dans une structure thaïlandaise.

Il est permis de s’interroger sur les raisons pour lesquelles le délai fut si long d’autant que cette dernière connaissait bien l’hôpital universitaire de Khon Kaen où elle avait séjourné quelques années auparavant dans le cadre d’une formation professionnelle. On serait tenté de penser que l’épuisement de toute possibilité de soins côté laotien est ici une manière de justifier le recours en Thaïlande. Sa position d’agent de l’Etat avec de hautes responsabilités au sein des instances sanitaires semble en effet lui assigner un rôle de « patiente modèle » qui bornerait son recours aux établissements de soins nationaux. Si elle a pu finalement franchir la frontière, c’est « grâce » aux échecs thérapeutiques successifs qui ont eu raison de sa réserve initiale. Le temps consacré à la quête de soins à l’intérieur des limites nationales semble avoir eu pour rôle, d’un point de vue social, de légitimer le recours transfrontalier.

Ce cas de figure est certes particulier mais de manière générale le temps consacré à essayer de se soigner au Laos est un aspect essentiel de la mobilité géographique. Cette période va susciter un sentiment de lassitude chez le malade épuisé de chercher en vain un traitement adéquat ou

même d’obtenir un diagnostic. L’expression mouay qui signifie fatigué en laotien, a été employée

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« J’étais fatiguée de me faire soigner au Laos car j’avais déjà dépensé des millions de kips mais je n’allais toujours pas mieux » (une habitante de Vientiane atteinte d’une toux régulière)

« J’ai vu le même médecin [à l’hôpital Mahosot] pendant un certain temps mais j’étais fatiguée de faire les allers-retours et de donner de l’argent pour rien » (une habitante de Vientiane souffrant de leucorrhée)

La fatigue tant du point de vue physique que psychologique, l’argent dépensé sans résultats, concourent à pousser les patients dans leurs derniers retranchements et font tomber une à une leurs résistances à recourir en Thaïlande.

Parmi les freins aux recours, on compte une forme de pression sociale qui, si elle conduit certains Laotiens à recourir en Thaïlande dans une recherche de distinction sociale (cf. p. 141), peut aussi parfois retenir le malade dans les frontières nationales : l’argument patriotique constitue l’un de ces obstacles et nous verrons dans la dernière partie comment l’instrumentalisation des recours transfrontaliers par le Parti est au cœur de la production de cette pression. L’autre obstacle aux recours se situe sur la rive opposée du Mékong et dans les représentations réelles ou fantasmées de l’Autre. Les histoires concernant les travailleurs migrants illégaux qui sont arrêtés par la police thaïlandaise et renvoyés au Laos, viennent ainsi

nourrir les craintes de certains Laotiens70 de se rendre en Thaïlande.

Nous avons rencontré à Vientiane une femme d’une soixantaine d’années qui souffrait depuis plusieurs mois de paralysie faciale. Au moment de l’entretien, les signes de la maladie ont complètement disparu grâce à une médication prescrite en Thaïlande. Elle nous explique qu’elle a été dans un premier temps très réticente à l’idée de se rendre dans un hôpital thaïlandais : la peur d’aller à l’étranger et le fait de ne pas savoir lire l’écriture thaïe pour pouvoir se déplacer facilement sur les routes et dans les villes étaient les deux principaux motifs de cette indécision malgré les multiples recommandations de la famille. Ses hésitations ont finalement cédé face à l’attitude défaitiste du médecin laotien qui la soignait jusqu’alors : celui-ci lui a concédé qu’il ne savait pas par quels moyens la soigner et même qu’il croyait très peu en ses chances de guérison. Il lui conseilla plutôt d’accepter la maladie. La posture du médecin semble aller dans le sens d’un fatalisme, par ailleurs souvent décrit comme un trait caractéristique de la culture laotienne [Halpern 1964], mais auquel notre interlocutrice ne semble pas du tout adhérer. Les paroles du praticien, en mettant fin à toute perspective de rétablissement, constituent au contraire un véritable bouleversement dans la poursuite de l’itinéraire thérapeutique. Le découragement occasionné par le pessimisme du médecin est ainsi devenu le moteur de la mobilité en sus des conseils des proches.

La lassitude du patient, qui a longtemps et en vain attendu une amélioration de son état, le conduit à accepter le déplacement géographique rebutant par nature. Il va alors poursuivre son itinéraire thérapeutique en Thaïlande, qui, outre le déplacement physique, est un voyage dans le temps.

70 Cela est surtout vrai pour les frontaliers des zones provinciales où les départs de migrants illégaux en direction de la Thaïlande sont les plus importants.