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créer une cohésion nationale. « The government in Vientiane is engaged in a project to create a national

identity, to fill the geographical space that history has left it »11 [Jerndal & Rigg 1998, p.822].

Cette cohésion passe aussi par la construction d’un discours national que Benedict Anderson

(1983) qualifie de « biographie des nations » et qui consiste à créer une continuité historique par-delà

la discontinuité apparente des événements : l’histoire du Laos est reconstruite, la nation apparaît telle une entité intemporelle, ces méthodes rappelant celles employées par les Français afin de légitimer leur intervention au Laos. Un manuel scolaire écrit et imprimé par le Ministère de

l’Education en 1998 illustre bien ce mouvement : « If we go back in our research to the historical times of

Lao race and Lao-ness [kwam pen lao (“being Lao”)], to their ability to maintain their existence, their uninterrupted development over a long period of time, we clearly perceive the solid cultural links that have united the Lao people within the same community of thought and heart (…)»12 [cité dans Pholsena 2007, p.59].

Aussi, à leur accession au pouvoir, les nouveaux dirigeants ont fait preuve d’une grande

détermination pour rompre avec le passé : “Through gesture after gesture the new regime distanced itself

from the old regime, and then embarked on modifying old rituals and symbols and creating new ones13 [Evans 1998, p.14].

Si la promotion de l’intégration nationale passe ainsi par le registre symbolique, des actions plus concrètes telles que la construction d’écoles, de routes et de dispensaires à l’échelle de l’ensemble du pays ont aussi été largement encouragées par le nouveau régime dans ce dessein de cohésion nationale.

Enfin un élément incontournable de cette première phase de la RDP Lao réside dans la collaboration privilégiée qu’entretiennent les membres du Parti avec le Viêt Nam. On a vu en effet que le mouvement communiste laotien fut dès ses origines largement dépendant du soutien politique et militaire vietnamien ; dès 1975, la RDP Lao officialise ses « relations spéciales » avec le Viêt Nam et en février 1976, une déclaration d’amitié est signée entre les deux gouvernements. Nous ne détaillerons pas ici les éléments de cette relation, de nombreux auteurs se sont intéressés aux liens tissés par les dirigeants des deux pays et à l’exclusivité de cette coopération dans les premières années du régime [Stuart Fox 1980, 1996, 2005 ; Thayer 1982 ; Goscha 2004 ; Dommen 1982].

B/ Des relations lao-thaïlandaises conflictuelles

De 1975 à la fin des années 80, les relations entre le Laos et la Thaïlande sont conflictuelles. La frontière lao-thaïlandaise met en effet en contact deux idéologies et deux régimes politiques opposés qui plus est dans un contexte de tensions internationales et de peur généralisée de la

progression communiste comme l’illustre le document ci-dessous ayant pour titre : « Wake up,

Thai people14 ». La fermeture de la frontière apparaît de ce fait comme relativement prévisible, chacune des deux parties opérant un repli sur son territoire national.

11 « Le gouvernement de Vientiane s’est engagé dans un projet visant à créer une identité nationale, pour remplir l’espace géographique que l’histoire lui a laissé ».

12 « Si nous remontons dans le temps jusqu’à l’époque historique de la race lao et du sentiment d’être Lao [kwam pen lao (“être Lao”)], à leur capacité à maintenir leur existence, leur développement ininterrompu sur une longue période de temps, nous percevons clairement les liens culturels solides qui unissent le people lao dans une même communauté de pensée et de coeur (...) ».

13 « Un geste après l’autre, le nouveau régime a pris ses distances vis-à-vis de l’ancien, puis il s’est attelé à modifier les vieux rituels et symboles et à en créer de nouveaux. »

Document 1 - La Thaïlande face à la menace communiste : « Wake up, Thai people »

Source : Winichakul T. 1994.

On peut reconnaître au centre du dessin la carte de la Thaïlande. Le long de la frontière orientale apparaît l’image d’un soldat armé de cartouches portés à la ceinture. Son regard porte sur la carte thaïlandaise, sa bouche est grande ouverte en signe d’intimidation. Visiblement il s’agit d’un communiste, reconnaissable à son uniforme, l’étoile sur sa casquette, la faucille et le marteau rentrés dans sa ceinture.

De plus, de part et d’autre de la frontière-coupure, des éléments de discorde subsistent et donnent lieu ponctuellement à des conflits. Tout d’abord, l’embargo décidé par la Thaïlande déstabilise l’économie laotienne et renchérit la vie quotidienne ce qui crée le mécontentement des nouveaux dirigeants. Deux autres sujets cristallisent les tensions : la délimitation de la frontière et la question des réfugiés laotiens en Thaïlande.

Le 2 décembre 1975, jour de la proclamation de la RDP Lao, 54 000 Laotiens avaient déjà fui le pays et rejoint la Thaïlande [Robinson 1991]. Au cours des années suivantes, le flux de réfugiés ne cesse jamais et plus de 375 000 Laotiens, dont beaucoup sont issus des classes éduquées, entrent en Thaïlande, soit 10% de la population totale. Parmi eux, environ 250 000 sont ensuite accueillis aux Etats-Unis [Ibid] et dans une moindre mesure en France et en Australie. Ces départs massifs résultent d’un ensemble de facteurs liés à la politique du nouveau régime : la collectivisation, la ligne idéologique dure, l’échec de l’entreprise de stabilisation de l’économie et l’envoi des cadres de l’ancien régime en camp de rééducation [Evrard & Pholsena 2005].

Les responsables laotiens reprochent alors à l’administration thaïlandaise d’encourager l’exil des nationaux en les accueillant dans des camps de réfugiés. Plus grave, ils les accusent d’abriter des exilés politiques de l’ancien régime et de soutenir les mouvements de la résistance tant militairement que politiquement. Ces critiques sont fondées puisque jusqu’au début des années 1990, les camps de réfugiés laotiens servent en effet de base de ravitaillement à des forces de guérilla équipées en sous-main par les généraux thaïlandais afin qu’elles conduisent des opérations sur le territoire de l’adversaire et affaiblissent son potentiel offensif. Ce soutien cesse néanmoins au début des années 90, date à laquelle les signes de relâchement sont de plus en plus visibles. En 1993, les derniers réfugiés laotiens sont rapatriés sous l’égide du HCR au Laos.

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En plus des contentions autour de l’exode, le tracé des frontières lao-thaïlandaises ravive régulièrement les tensions entre les deux pays. Un incident frontalier éclate en 1984 au sujet de l’appartenance de plusieurs villages limitrophes : deux articles, exposant le point de vue de chacun des deux protagonistes, relate l’événement [Ngaosyvathn 1985 ; Viraphol 1985]. Mais l’affrontement armé le plus sanglant (plusieurs centaines de morts), eut lieu entre mai 1987 et février 1988 dans les provinces de Sayabouri au Laos et de Phitsanulok en Thaïlande. Cet épisode, révélateur de l’équilibre fragile entre les deux pays, marqua durablement les mémoires.

Document 2 – Le Mékong : une ligne de rupture sous contrôle

Source : billet de banque, Laos.

L’illustration de ce billet mis en circulation dans les années 1970-1980 révèle la situation de crispation autour de la frontière au cours de cette période. Les bords du Mékong militarisés apparaissent sous haute surveillance.

En 1996, un comité mixte pour la délimitation des frontières fut crée afin d’apaiser les tensions et régler les conflits. Ce dernier a permis de borner officiellement 76% de la frontière terrestre lao-thaïlandaise, longue de 735 km. Quant à la frontière fluviale étirée sur 1 100 kilomètres, les débats commencent à peine [Pholsena & Banomyong 2004, p.40].

Il est intéressant de relever que, malgré les guerres frontalières et les disputes entre les deux pays de 1975 à la fin des années 80, des échanges économiques ont perduré. En effet, l’exportation d’électricité en provenance du barrage de la Nam Ngum (province de Vientiane) vers la Thaïlande n’a jamais cessé durant cette période. De même, dès 1976, des chercheurs thaïlandais

écriventt : “Some of the new Laotian authorities in several border towns have contacted Thai businessmen who

formerly operated saw mills in Laos asking the latter to help the Laotian authorities to operate those mills15

[cité dans Ngaosyvathn 1994, p.37]. Enfin, bien que la traversée du Mékong fût formellement interdite, des échanges informels et de petite envergure persistaient entre les villages limitrophes ; Andrew Walker [1999] analyse le développement de ce commerce de contrebande entre la province de Bokéo au Laos et celle de Chiang Rai en Thaïlande. Il met en évidence le rôle joué par les autorités locales laotiennes lesquelles ne prenaient pas de mesures pour empêcher ces transactions, et ce en dépit de l’interdiction.

15 « Quelques-uns, parmi les nouvelles autorités laotiennes dans plusieurs villes situées à la frontière thaïlandaise, ont contacté des hommes d’affaires thaï qui géraient autrefois des scieries au Laos, pour leur demander de venir en aide aux autorités laotiennes et faire fonctionner ces scieries. »

A l’apogée des tensions diplomatiques entre le Laos et la Thaïlande, l’économie joue donc un rôle de passerelle entre les deux rives du Mékong, laissant entrevoir la tournure que prendra la relation entre les deux pays dans un futur proche.

C/ Fin des années 80 : des signes de rapprochement

L’échec de la collectivisation quelques années après la proclamation du nouveau régime laotien conduit ses dirigeants à libérer peu à peu l’économie. La rupture a lieu en 1986 avec l’introduction des réformes dites du NEM (New Economic Mechanism) caractérisées par la libéralisation des prix et différents changements dans plusieurs secteurs de l’économie : les entreprises d’état, la fiscalité, le commerce (libéralisation du commerce intérieur et extérieur), les taux de change, le secteur bancaire et financier et enfin les politiques d’investissements étrangers. L’ensemble de ces réformes conduit progressivement le pays à l’économie de marché et entraîne la réouverture de la frontière avec la Thaïlande. Les villes frontalières thaïlandaises ont accueilli cette reprise des échanges avec satisfaction car elles avaient été fortement mis à l’épreuve par l’embargo décrété par Bangkok en 1975. Une étude thaïlandaise menée en 1976 dans plusieurs villes frontalières estimait en effet la baisse des volumes de vente des commerces (tant en gros qu’au détail) à plus de 60% [Ninsanand et al. 1976, p.119].

Concernant l’impact des réformes sur l’organisation interne du Laos, celles-ci s’accompagnent d’un accroissement de l’autonomie des provinces dans des domaines essentiels : recrutement du personnel administratif, budget et projets de développement, taxation aux frontières intra provinciales et surtout accords avec les provinces voisines du Vietnam et de la Thaïlande. Sur ce

dernier point, Christian Taillard (1989) dit de « cette provincialisation de la gestion territoriale » qu’elle

« n’est pas sans danger pour l’intégration nationale » [p.61] ; selon lui, elle privilégie en effet les relations transfrontalières au détriment des relations interprovinciales ce qui, à terme, pourrait déséquilibrer la cohésion interne du pays, d’autant plus que 9 provinces sur 18 sont frontalières avec la Thaïlande. Nous reviendrons ultérieurement sur cette question de l’autonomie des provinces et de l’impact en matière d’intégration nationale et régionale.

La visite en novembre 1988 du premier Ministre thaïlandais Chatichai Choonhavan à Vientiane marque un tournant politique dans les relations entre les deux pays et officialise cette période de transition - de la frontière coupure à la frontière couture. Celui-ci déclare en effet qu’il est temps

de transformer les champs de bataille en un espace ouvert par le marché (« turning Indochina from

the battlefield to a market place »). C’est sur ce principe d’échanges et de coopération économique que les deux pays vont amorcer une nouvelle phase relationnelle.

En une quinzaine d’années, on assiste donc à un glissement de la fonction de la frontière lao-thaïlandaise : fermée et conflictuelle, elle représente tout d’abord une ligne de fracture idéologique de part et d’autre de laquelle les deux Etats évoluent séparément. Elle devient ensuite plus apaisée et apparaît alors comme le lieu privilégié de futurs développements transfrontaliers.

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III - L’ouverture prudente : rapprochement et