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E/ Entre itinéraire et errance thérapeutique : l’itinérance des patients

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de la distance à la frontière participe du crédit des hôpitaux d’accueil et devient l’unique gage de confiance.

D’un couple frontalier à l’autre, le déploiement des mobilités de santé entre le domicile des patients et la structure de soins en Thaïlande présente des formes différentes et dont l’étendue varie dans d’importantes proportions : du villageois qui se rend au dispensaire situé en face de chez lui au patient qui parcourt des centaines de kilomètres, l’ampleur du voyage est en effet toute autre. Mais au-delà de la variété des itinéraires, il ressort de manière générale de l’ensemble des observations menées tant au Laos qu’en Thaïlande que le principe de proximité guide largement la conduite des recours : proximité du lieu de résidence des Laotiens à la frontière et proximité des structures d’accueil fréquentées à cette dernière. L’étendue ne dépasse ainsi généralement pas une dizaine de kilomètres et le recours, bien que transfrontalier, reste confiné à une aire relativement petite. Toutefois, au gré des facteurs locaux, des besoins de santé (ou de service de santé) de la population limitrophe et aussi en lien avec des raisons plus psychologiques, les mobilités de santé peuvent aussi impliquer des habitants de l’intérieur du Laos et/ou les conduire vers des structures thaïlandaises loin des marges frontalières.

E/ Entre itinéraire et errance thérapeutique : l’itinérance des

patients

Pour prolonger cette réflexion sur la complexité spatio-temporelle des recours transfrontaliers, il parait intéressant d’aborder en dernier point la question de l’errance thérapeutique.

En multipliant les recours au Laos puis les recours en Thaïlande, les patients transfrontaliers suivent des itinéraires complexes et perturbants, qui les font tomber dans un état d’égarement,

que l’on peut même qualifier d’errance thérapeutique : « Pour peu que la maladie dure, que le malheur

se renouvelle, et que le sujet fasse ainsi l’expérience de l’inefficacité des recours habituels, l’itinéraire thérapeutique se transforme en errance au cours de laquelle le malade s’accroche à tout nouvel espoir et n’hésite pas, pour obtenir le soulagement de son mal, à y sacrifier tout ce qui est en sa possession » [Fassin 1992, 122].

L’exemple d’une habitante du village de Kokluang souffrant d’une insuffisance cardiaque illustre cet état. La figure 37 est la reconstitution chronologique de l’itinéraire thérapeutique, chaque flèche indiquant un déplacement, signalé par un numéro selon l’ordre dans lequel il advient.

Figure 37 - Itinéraire complexe ou errance thérapeutique?

1997-2002 : un traitement à base de vitamines et un recours exclusivement laotien. Notre interlocutrice ressent des symptômes d’extrême fatigue, des vertiges et ne peut plus marcher plus de 100 mètres. Elle commence par prendre des vitamines en automédication puis au bout de deux mois, elle va consulter à l’hôpital provincial de Houayxay. Le médecin lui dit qu’il s’agit d’un problème d’anémie et lui donne un traitement à base de vitamines. Pendant 5 années, elle effectue ainsi des allers-retours réguliers entre son village et Houayxay à la recherche d’un traitement efficace aussi bien à l’hôpital que dans les cliniques alentour [1].

2002 : Vientiane, diagnostic d’une maladie cardiaque. Sur les conseils de son frère militaire, elle décide d’aller à l’hôpital 103 (hôpital militaire) à Vientiane où le médecin diagnostique un problème cardiaque [2]. Le traitement qu’on lui prescrit n’est toutefois pas efficace et elle décide d’aller en Thaïlande.

2002 : début des recours en Thaïlande. A Chiang Rai [3] puis à Chiang Khong [4], les médecins confirment le diagnostic fait à Vientiane et trouvent un remède efficace pendant deux années. 2004 : bref retour à Vientiane avant l’opération en Thaïlande. En 2004, les médecins thaïlandais lui recommandent vivement de se faire opérer à Chiang Mai et, à ces mots, la patiente décide de retourner à Vientiane [5] pour avoir le point de vue d’un médecin laotien et tenter d’éviter une opération onéreuse. Le traitement prescrit à Vientiane couplé à des remèdes traditionnels ne donnent guère de résultats et la patiente retourne alors au bout de cinq mois en Thaïlande : elle se rend tout d’abord à Wiang Kean [6], où elle obtient un certificat de référencement pour être conduite et opérée à Chiang Mai [7]. Au moment de l’entretien en février 2007, notre interlocutrice continuait à se rendre régulièrement à l’hôpital régional de Chiang Rai pour faire des bilans [8].

Nous avons souhaité présenter cet itinéraire particulièrement complexe pour mettre en lumière la relation ambivalente qu’entretient la patiente avec les structures de soins thaïlandaises.

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L’itinéraire géographique de celle-ci ne suit ni une logique médicale ni une logique de proximité ; il fait apparaître le rôle déstabilisant de la frontière dans les esprits. La patiente est tiraillée entre le recours aux soins au Laos son pays d’origine et l’espoir que représente le recours dans les structures thaïlandaises au point qu’après avoir franchi la frontière une première fois et s’être familiarisée avec les structures thaïlandaises, elle revient au Laos avant un nouveau départ vers la Thaïlande.

Malgré la proximité des structures thaïlandaises, la frontière - au sens politique du terme - conserve un rôle de barrière qui influe fortement sur les pratiques thérapeutiques des patients, même de ceux qui s’inscrivent dans une ligne transfrontalière. La peur de l’ailleurs constitue en outre un puissant frein au franchissement totalement libéré de la limite nationale. Enfin l’anesthésie, le corps de la patiente livré au chirurgien tout puissant et qui plus est étranger, sont autant d’éléments qui construisent une relation inégale et créent une violence symbolique. Dans ce contexte, on comprend mieux les stratégies de contournement de la patiente pour retarder au plus tard le moment de la confrontation.

Paradoxalement cette errance diffère le moment du rétablissement et pourrait même compromettre la guérison du patient.

Pour conclure ce chapitre sur le développement spatio-temporel des recours transfrontaliers, il semble important de relativiser l’essai de systématisation des itinéraires thérapeutiques bien que nécessaire pour appuyer notre précédente démonstration. Les difficultés rencontrées parfois en entretien pour reconstituer les étapes des recours réalisés ici et là-bas ou évaluer les intervalles de temps entre les différentes phases de soins, ont conduit à prendre de la distance avec notre

méthode, dont les limites ont par ailleurs été relevées par les anthropologues de la santé : « tout

essai de systématiser les itinéraires thérapeutiques nous place devant l'évidence que si les comportements ont une certaine régularité lors des débuts d'une maladie bénigne, ils la suivent d'autant moins que l'état morbide est grave aux yeux du malade ou de son entourage familial immédiat. Lorsque, à la suite des premiers soins, la maladie persiste, qu'elle s'aggrave ou non, l'éventail des comportements s'ouvre de telle façon que la possibilité de systématiser des itinéraires devient tout à fait illusoire » [Sturzenegger 1992, p.172 cité dans Benoist, 1997]. Nous avons pris la mesure de cette complexification de fin d’itinéraire à travers l’exemple de la patiente atteinte d’une maladie cardiaque décrit ci-dessus. Toute notre démarche a donc été de construire une démonstration qui concilie les apports de l’approche systématique et ses limites. Nous avons en outre veillé à ne pas surimposer un sens factice aux recours transfrontaliers en écho à la réflexion faite par Pierre Bourdieu et reprise par Didier Fassin dans

le cadre des logiques de soins : « il faut reconnaître à la pratique une logique qui n’est pas celle de la logique

pour éviter de lui demander plus de logique qu’elle ne peut en donner et se condamner ainsi soit à lui extorquer des incohérences, soit à lui imposer une cohérence forcée » [Bourdieu 1980 cité dans Fassin 1992 p.116]. Conscient des limites qu’impose la méthode, le scientifique poursuit donc un itinéraire de recherche qui peut aussi évoquer parfois l’itinérance.

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CHAPITRE DE SYNTHESE : ESSAI D’UNE