• Aucun résultat trouvé

Le contexte de différentiel sanitaire observé tant du point de vue des états de santé que des caractéristiques de l’offre de soins pose la question de la collaboration des deux pays.

Il apparaît que celle-ci se concentre principalement sur le contrôle et la gestion des maladies transmissibles – paludisme, dengue, VIH, grippe aviaire - de part et d’autre de la frontière : l’objectif est d’établir un réseau de surveillance et de partage de l’information épidémiologique le long de l’axe frontalier afin de prévenir les risques de contagion transfrontalière, liés aux

mobilités des personnes. Ces actions sont menées dans le cadre du « Mekong Basin Disease

Suveillance Network51 (MBDS) » crée en 1999 par l’OMS et la fondation Rockefeller. En 2001, un

protocole d’accord a été signé par les Ministres de la santé des 6 pays du bassin du Mékong (Chine province du Yunnan, Myanmar, Laos, Thaïlande, Viêt Nam et Cambodge).

Au cœur de ce dispositif, la question des migrations transfrontalières et du VIH/Sida apparaît sous haute surveillance comme l’illustre le nombre de recherches initiées sur le thème [Paul et al. 2002 ; Lyttleton & Amornthip 2002 ; The Asian Research Center for Migration et al. 2004 ; Family Health International et al. 2006 ; Jönsson 2006 ; Chantavanich 2007]. De manière générale, les frontières sont représentées comme des zones vulnérables face à la diffusion des maladies sexuellement transmissibles du fait des migrations, des trafics qui peuvent s’y déployer et des difficultés liées à la langue. En 2007, la prévalence de sida est estimée à 1,4% en

Thaïlande et 0,2% au Laos (Avert52), soit une différence significative. D’un côté, la Thaïlande

touchée par le virus au début des années 90, a rapidement mis en place des campagnes de prévention à l’échelle nationale et des traitements, obtenant de très bons résultats quant à la baisse de la transmission de la maladie. La Thaïlande est ainsi fréquemment citée comme l’exemple d’une stratégie de prévention réussie [Ainsworth et al. 2003] ; néanmoins le sida reste depuis 1998 la première cause de mortalité en Thaïlande. De l’autre côté, le Laos étant peu touché par la maladie, il n’existe pas (ou peu) de campagnes de prévention. Ce décalage de prévalence et d’informations soulève le problème de la transmission du virus par les migrants laotiens, d’autant que, parmi les personnes atteintes du virus au Laos, 50% sont impliqués dans des migrations de travail [Phimphachanh et al. 2006]. Les migrants laotiens développeraient des comportements à risque qui les exposeraient plus à la transmission du virus en Thaïlande et créeraient par là même un foyer de diffusion au Laos au moment de leur retour. Dans ce contexte de migrations et d’épidémie de sida, le partage de l’information transfrontalière apparaît essentiel et explique le rapprochement des deux pays sur cette question.

A l'inverse, il n’existe pas de collaboration formelle concernant l’accueil et la prise en charge de patients laotiens atteints de pathologies précises, requérant des équipements ou des traitements spécifiques n’existant pas au Laos. Le bureau stratégique du Ministère de la Santé publique thaïlandais a pourtant crée une directive (Thailand’s Border Health Master Plan for 2005-2008), visant la prise en charge des patients n’ayant pas la nationalité thaïlandaise dans les hôpitaux publics des provinces frontalières au nom des droits de l’homme et plus particulièrement du droit de chaque individu d’avoir accès à une structure de soins de qualité. Cette directive vise en particulier les réfugiés birmans en exil dans le Nord-Ouest thaïlandais et répartis dans différents camps le long de la frontière. Ce contexte de camp favorisant le développement et la diffusion de maladies transmissibles, la prise en charge des nouveaux arrivants est avant tout un moyen de prévenir les risques de transmission de maladies à l’intérieur du territoire thaïlandais. La directive s’applique aussi aux patients originaires du Laos mais est largement méconnue des acteurs de la santé au Laos. Il n’existe donc pas de système de transfert institutionnalisé entre les hôpitaux qui se font face d’une rive à l’autre. Les patients laotiens qui désirent aller se soigner en Thaïlande aujourd’hui, le font donc par leur propre moyen et de manière informelle.

51 « Réseau de surveillance des maladies dans le bassin du Mékong »

--- 65

Politique, économique et sanitaire, l’écart entre le Laos et la Thaïlande produit une relation inégale. Cette situation se répercute sur le sens des échanges et des mobilités : si les Laotiens vont en Thaïlande pour étudier, trouver un travail ou faire leur courses, les Thaïlandais passent la frontière en quête de tradition ou pour ouvrir faire du commerce. Les recours aux soins transfrontaliers s’inscrivent dans cette logique et procèdent en quelque sorte à un rééquilibrage de l’inégalité initiale entre les deux pays. Si l’objectif de la première partie était de décrire les rapports de force globaux entre le Laos et la Thaïlande afin de comprendre l’origine des flux de recours, nous aborderons en conclusion la question de la frontière à travers le jeu des dynamiques locales dans le but d’affiner la notion globale de discontinuité.

--- 67

CONCLUSION : UNE FRONTIERE A GEOMETRIE

VARIABLE

La frontière lao-thaïlandaise a été abordée jusqu’à présent comme homogène, ligne de partage entre les deux Etats souverains et une relation dominant/dominé en faveur de la Thaïlande. Il apparaît néanmoins nécessaire pour conclure cette partie de focaliser sur l’échelle locale et de faire émerger les différentes configurations frontalières possibles. Nous proposons d’utiliser l’expression « couple frontalier » pour rendre compte des réalités propres à chaque point de passage le long de la frontière.

En partant de l’idée selon laquelle le territoire traduit les interactions des différents acteurs en présence et en reprenant la proposition de la géographe Doreen Massey [1993] qui parle de « power-geometries of relations », nous dirons que les territoires frontaliers résultent des relations tissées au sein de l’espace limitrophe entre les acteurs locaux et les acteurs du pays voisin : leurs interactions sont plus ou moins intenses selon le dynamisme des espaces frontaliers respectifs, leur position centrale ou marginale au sein des territoires nationaux, le type d’infrastructures de liaison existantes, les liens économiques tissés ainsi que la proximité culturelle/familiale des populations frontalières. En fonction de ses différents déterminants et de leur combinaison, les couples frontaliers se singularisent les uns des autres, présentant chacun un équilibre des forces spécifique.

Pour illustrer notre propos, nous empruntons à Michel Bruneau (2001) la notion de « frontière à

géométrie variable » à laquelle on peut associer celle « d’isobare politique » de Jacques Ancel (1938). De la même manière qu’une isobare est une ligne qui joint les points d’égale pression atmosphérique, la frontière est une zone de tension limite entre deux Etats souverains. En se référant à ces deux notions, la frontière n’apparaît plus comme une ligne figée mais se révèle plutôt comme un objet mobile qui fluctue et s’adapte aux équilibres en présence.

Le Laos et la Thaïlande se différencient sur de nombreux points parmi lesquels le mode

d’organisation territoriale. « Il y a, d’un côté, des Etats forts qui ont réussi à établir et faire respecter, à

quelques exceptions près, leur souveraineté territoriale à leurs frontières : la Chine, le Vietnam et la Thaïlande. D’un autre côté, des Etats faibles – Myanmar, Cambodge, Laos – n’ont pas réussi à établir un contrôle strict sur leurs zones frontalières et ne se sont pas encore assuré la maîtrise de leur auréole externe » [Bruneau 2001, p.46]. Michel Bruneau parle même d’un polycentrisme laotien pour décrire la manière dont

s’organise le pays. En 1989, Christian Taillard faisait déjà le constat suivant : « [l]es difficultés de

circulation, cumulées avec l’étirement du pays en longueur et l’attraction concurrente de ses deux principaux voisins, font que les provinces se différencient assez nettement en fonction de leur éloignement par rapport à Vientiane » [p.63]. Si les zones de confins ne sont pas totalement sous contrôle laotien et sachant que la Thaïlande exerce une influence importante sur son voisin, on peut dès lors s’interroger sur les recompositions territoriales opérées dans certaines provinces laotiennes en position frontalière. Aussi, comme l’ont souligné plusieurs auteurs travaillant sur le Laos [De Vienne 1993 ; Jerndal & Rigg 1999 ; Stuart-Fox 2005], l’autonomie économique et organisationnelle des

provinces est relativement importante. A ce propos, Martin Stuart-Fox [1996] écrit : « [w]hat was

remarkable in a socialist state was the extent to which regional autonomy was given official recognition and even encouragement »53 [p.173]. Ces observations sur l’organisation territoriale du Laos conduisent aux interrogations suivantes : les relations transfrontalières prennent-elles le pas sur les échanges internes au pays ? Au classique fonctionnement centre/périphérie voit-on se substituer un fonctionnement en archipel où les couples frontaliers évolueraient de manière isolée ?

53 « Ce qui est remarquable dans un Etat socialiste est l’importance de l’autonomie régionale officiellement reconnue et même encouragée ».

Ces questionnements apparaissent légitimes au regard des évolutions contrastées que traversent

le Laos contemporain et sa société [Rehbein 2005 & 2007]. « Tandis que le système politique demeure

marqué par la monopolisation du pouvoir aux mains d’une minorité et par la censure et la répression de toute velléité critique, l’économie et la diplomatie du pays sont à l’inverse entrées dans une nouvelle ère à l’échelle régionale » [Evrard & Pholsena 2005, p.36]. Le politique et l’économique semblent donc être pris dans des temporalités décalées, le premier figé dans le passé, le second tourné vers l’avenir. Prolongeant cette réflexion sur l’antagonisme croissant des forces politiques et économiques, Randi Jerndal et Jonathan Rigg [1998] lui adjoignent une dimension spatiale : leur formule-titre « constructing national space, deconstructing economic space »54 [p.821] éclaire bien les effets territoriaux contraires des deux sphères. D’un côté, la dimension politique mobilise une force centripète qui tend à resserrer le pouvoir autour d’un centre fort et utilise le nationalisme comme outil de cohésion. De l’autre côté, la dimension économique est animée par une force centrifuge qui accentue les liens transfrontaliers, favorise l’autonomie des provinces et fait émerger des couples frontaliers de plus en plus indépendants.

Dans ce contexte évolutif, comment les recours transfrontaliers traduisent-il dans le champ de la santé les transformations du Laos contemporain ? Le phénomène illustre-t-il la transition du politique vers l’économique, du droit à la santé au bien marchand ? Ces questions constituent le fil de notre développement au terme duquel il conviendra d’analyser les répercussions des flux de recours tant sur le plan politique que territorial.

--- 69

--- 71

Partie 2

---