• Aucun résultat trouvé

R IVALITES ENTRE NATURALISTES ET ADMINISTRATIONS FORESTIERES SUR LES FINALITES DE LA PROTECTION

On ne saurait comprendre les processus de constitution des premiers espaces protégés pyrénéens sans s’intéresser au poids considérable des administrations du génie rural dans la vie socio-économique montagnarde et plus particulièrement celui des forestiers. En France comme en Espagne, ces services occupent depuis la fin du 18ème siècle une place prépondérante dans la gestion des espaces montagnards44. Les

42 Des concessions sur les ríos Ara et Arazas furent accordées à des entreprises privées en 1918, 1926 et

en 1939.

43 La Junta a été transformée en Commissariat des parcs à l’avènement de la IIème République (1931).

Pidal en resta cependant le chef.

44 URTEGA Luis, 1987, La tierra esquilmada – las ideas sobre la conservacion de la naturaleza en la

législations forestières et rurales, si elles ne traitaient pas directement le thème de la protection de la nature, ont abordé dès le 19ème siècle des aspects liés aux problématiques de la préservation du patrimoine naturel : la préservation des sols forestiers, la gestion des ressources sylvicoles et cynégétiques et la prévention des dégâts imputables aux espèces nuisibles en sont les trois aspects principaux.

La vision des forestiers est alors foncièrement utilitariste et fonctionnaliste. En France, depuis l’avènement de la société industrielle, leur influence est considérable et on sait l’importance qu’ils ont eue dans la désignation des « forêts de montagne [comme] les grandes régulatrices des équilibres naturels et sociaux »45. Depuis les années 1860, ils intervenaient ainsi en corps techniques spécialisés, bénéficiant des soutiens de l’establishment politique et industriel.

De l’autre côté des Pyrénées, l’histoire de la législation forestière est dominée depuis le 18ème siècle par l’affrontement entre le souci de reconnaissance et de prise en compte de la diversité des usages de la forêt et le principe de souveraineté attaché au droit de propriété. Cette situation n’a jamais pu être réglée efficacement et définitivement. En cherchant à réformer le domaine forestier, tout en souhaitant maintenir un certain consensus, les législateurs espagnols ne parvenaient qu’à complexifier la situation, notamment en matière d’identification des parcelles forestières et de leurs vocations. Il en a résulté une superposition complexe de différents types de classification des forêts46.

La question de l’approvisionnement en bois constituait l’une des thématiques centrales de la vie publique espagnole depuis le début du 19ème siècle et les lois de desamortización avaient essentiellement eu pour but de conserver, dans de bons états d’entretien et d’exploitation, les ressources en bois de chauffe et en bois d’œuvre. Les résultats de cette politique avaient été décevants et des objectifs de reboisement à grande échelle furent testés et planifiés dès le début du 20ème siècle.

L’influence de l’expérience du parc national forestier alpin

L'idée de parc national, dans la conception conservatoire développée par les forestiers et les cercles alpinistes du début du 20ème siècle, fut expérimentée dans les Alpes avec la constitution en 1913 du Parc de la Bérarde dans le massif du Pelvoux47. La gestion de ce parc, situé sur des terrains alors récemment acquis par les domaines des Eaux & Forêts, était animée par un corps de forestiers mais sa création avait

45 KALAORA B. & SAVOYE A, 1985, "La Protection des régions de montagne au XIXème s. : forestiers

sociaux et forestiers étatistes" in CADORET A., 1985, p. 6-23.

46 ALVAREZ VAQUERIZO C., 1989, "El bosque y la ley" in ORTEGA HERNANDEZ AGERO C. (coord.), 1989, El

libro rojo de los bosques españoles, Madrid, ADENA-WWF, España, p. 151-165.

47 Cette initiative fait suite à la tenue du Premier Congrès International pour la Protection de la Nature

à Berne qui avait émis le vœu de création de parcs nationaux en Europe. Le service des Eaux et Forêts de Grenoble en est à l’origine.

bénéficié du soutien actif des grandes associations alpinistes et du tourisme mondain.

Apparentée au courant rationaliste des services forestiers48 et ainsi nourrie des idéaux conservatoires post-romantiques des cercles du CAF et du TCF, la gestion de ce parc s’était organisée autour de la constitution d’un outil "excluant", conçu à la fois comme une réserve territoriale, un centre d’étude et un site de régénération des milieux, dont le but était de laisser évoluer librement la faune et la flore contre toute atteinte49. Cette formule de parc national, assez proche de ce que furent les premières décennies de la gestion du parc d’Ordesa, a véhiculé dans les montagnes françaises une forme nouvelle de l’appropriation exogène des territoires montagnards qui induisait des atteintes à l’organisation socioéconomique locale.

L’initiative menée à la Bérarde avait suggéré l’idée de renouveler l’expérience dans d’autres massifs. Dès cette même année 1913, les premières voix s’élevèrent pour évoquer l’opportunité de créer un parc dans les Pyrénées. Le CAF fut le premier à proposer l’idée d’installer un parc national en haute vallée d’Ossau. Dans les années qui suivirent la Première Guerre Mondiale, certains esthètes et pyrénéistes, membres du TCF mais aussi des ingénieurs des Eaux & Forêts, à titre personnel, proposèrent un projet de parc dans la haute vallée de Cauterets dans le massif du Péguère.

Le site du Péguère présentait, outre des attraits naturalistes certains, deux avantages non négligeables selon la conception formulée à l’époque quant à la physionomie et au rôle des parcs nationaux. Tout d'abord ce massif est situé à proximité immédiate du bourg de Cauterets qui était alors l'un des grands centres du pyrénéisme mais aussi, en tant que ville thermale, l’un des lieux privilégiés du tourisme mondain associé à la montagne. Par ailleurs, une partie de ce massif était devenue depuis quelques décennies propriété domaniale, situation rare dans cette partie de la chaîne, ce qui permettait d’envisager comme dans le cas de la Bérarde une gestion directe du parc par les services forestiers50.

L’éventualité de créer un parc national dans les Pyrénées centrales a ainsi été évoquée et discutée lors de la tenue à Paris du congrès international de la nature, des sites et des monuments naturels, en 1923. Malgré ses attraits, le projet du Péguère présentait des inconvénients majeurs. Tout d’abord l’exiguïté de la propriété domaniale impliquait un parc de très faible étendue, semblable à celui d’Ordesa. D’autre part, il ne permettait pas de répondre au principal enjeu de

48 KALAORA B. & SAVOYE A., 1985, op. cit. ; KALAORA B. & POUPARDIN D., 1984, Le Corps forestier

dans tous ses états : de la Restauration à la Belle Epoque, INRA, 189 p. Cette conception technicienne de la protection de la nature au sein du corps des forestiers s’opposait à celle dite sociale, animée par les Leplaysiens.

49 La chasse et la cueillette y étaient proscrites.

50 La commission syndicale de la vallée de Saint-Savin, propriétaire de la montagne, en avait fait don à

protection identifié dans le massif pyrénéen : la préservation de la grande faune des ongulés de montagne, qui souffrait alors beaucoup de la chasse51.

D’autres éléments ont joué en défaveur de ce projet. Sur le plan extérieur, le principal d’entre eux a sans doute été le lancement d’une ambitieuse politique de parcs nationaux dans les colonies ; ce programme colossal a dévoilé les objectifs que l’administration centrale assignait à l’utilisation des parcs nationaux. Au niveau local, les divergences de vue entre forestiers et naturalistes sur les objectifs du parc et le problème de sa localisation et de son étendue n’ont pu être réglés. Le projet pyrénéen resta sans suite.

Le congrès international de 1931 renouvela l'appel à la création d’un parc dans les Pyrénées centrales. Du projet administratif du Péguère, débattu au sein d’un petit nombre d’initiés, l’idée d’un parc se propagea médiatiquement en France et même à l’étranger, avec la diffusion d’un essai littéraire militant en faveur de la préservation des paysages et des richesses naturelles des Pyrénées centrales52, ouvrage du pyrénéiste Georges Duhamel. La Deuxième Guerre Mondiale a cependant contrarié ces projets et repoussé de vingt ans le lancement d’une politique de parcs nationaux sur le sol métropolitain.

Au cours des décennies 1930 et 1940, l’idée de créer un ou plusieurs parcs dans les Pyrénées françaises perdura néanmoins, portée avec plus ou moins de ferveur par quelques personnalités locales et nationales. La situation des Pyrénées se rapprochait de plus en plus de celle des Alpes. D’une part, la raréfaction des gibiers chassés, notamment la grande faune herbivore, était croissante. D’autre part l’essor du tourisme des sports d’hiver commençait à marquer de son empreinte les paysages montagnards53.

L’administration des Eaux & Forêts n’a ainsi apporté son soutien à l’idée d’un parc national que très progressivement, même dans le cadre du projet du Péguère qui ressemblait pourtant à celui de la Bérarde. Ce n’est qu’au milieu des années 1930 que cette administration, en tant qu’institution, a estimé nécessaire « la création dans les Pyrénées d’un grand espace protégé dont la partie centrale serait constituée de réserves biologiques auxquels seuls les scientifiques et les spécialistes de la forêt auraient accès »54.

On constate ainsi que les interventions militantes ou institutionnelles en faveur de la constitution d'un parc national plaçaient celui-ci dans les Pyrénées centrales, c’est-à-dire entre les vallées d’Aspe et de la Neste, aux amples auges

51 L’isard était la principale espèce ciblée en raison des dégâts considérables que provoquaient sur les

chevraies les armes de guerre rapportées dans les vallées suite aux deux guerres mondiales. Le constat était identique dans le massif alpin.

52 DUHAMEL G., 1932, Le parc national du silence, Essai littéraire.

53 La construction des premières stations d’altitude intervient dans les Hautes-Pyrénées dans le courant

des années 1940 à La Mongie, puis au Lys, à Barèges et à St Lary durant la décennie suivante.

glaciaires et dont les massifs constituaient le paradis des pyrénéistes. Les forestiers des années 1930 concevaient le parc national pyrénéen en contiguïté avec celui d’Ordesa, donc dans les hautes vallées des gaves, c’est-à-dire sur la propriété des commissions syndicales sylvopastorales.

L’administration forestière ambitionnait d’autres objectifs que la simple volonté de mise en place d’un parc national. Le service des Eaux et Forêts gère depuis longtemps dans les Pyrénées des superficies considérables55, mais la très grande majorité des terrains domaniaux se situe dans la moitié orientale de la chaîne. L’Etat ne dispose en définitive que fort peu de maîtrise foncière dans les Pyrénées centrales proprement dites (pas de domaniaux dans le Béarn et la montagne basque, faible emprise en Hautes-Pyrénées à l’exception du massif prépyrénéen de l’Estibète), celles qui faisaient plus particulièrement l’objet de l’attention des scientifiques et des pyrénéistes français. La constitution d’un parc national dans les Pyrénées centrales aurait probablement pu rencontrer un appui plus fort des Eaux & Forêts si elle avait induit la soumission au régime forestier de nouveaux espaces.

Ingénieurs forestiers et scientifiques n’étaient ainsi pas en accord parfait sur les questions de protection de la nature. Les objectifs poursuivis n’étaient nécessairement pas les mêmes. Depuis les années 1880, l’administration forestière pratiquait une gestion fonctionnaliste de la forêt de montagne essentiellement orientée vers la prévention des risques. Le travail des services de la RTM* avait déjà soulevé des protestations par la mise en défens de plusieurs milliers d’hectares. L’administration forestière pratiquait également de nombreux classements dans le cadre de la loi de 1922 sur les forêts de protection56. Cette procédure a été largement employée dans certains secteurs des Pyrénées, du fait même d’un statut foncier parfois avantageux57, mais elle soulevait l’acrimonie des populations locales. Dans le département de l’Ariège par exemple, les classements en forêt de protection furent conséquents58. La superficie cumulée des forêts de protection pyrénéennes est ainsi aujourd’hui deux fois et demi plus importante que dans les Alpes.

55 La propriété domaniale s’agrandit encore par la suite avec les acquisitions conséquentes que l’Etat a

effectua sur le massif du Canigou suite aux crues de la Têt et du Tech et des inondations catastrophiques de l’automne 1940. La superficie des terrains confiés en gestion à l’ONF* par l’administration des domaines s’élevait en 1990 à 154 080 ha dans les Pyrénées soit 8,8 % du total des domaniaux, répartis ainsi : rien en PA, HP : 6 994, HG : 12 377, AR : 79 717, AU : 18 310 et PO : 47 823), auxquels il faut ajouter 212 000 ha de communaux soumis selon Bernard Kayser (KAYSER B., 1999, "Politique, économie, sociétés des Pyrénées", Sud-Ouest Européen, n°5, 1999, p. 29-36).

56 Loi du 28/04/1922 dite Loi « Chauveau ».

57 Les forêts de protection du massif pyrénéen couvrent 34 786 ha en l’an 2000 soit 43 % du total

national mais cette proportion fut plus importante dans le passé puisqu’elle dépassa 50 % dans les années 1960. Surtout, les forêts de protection pyrénéennes représentent 71 % du total des forêts de protection en zone de montagne.

Outline

Documents relatifs