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Interview de Pierre Molinier

Dans le document DU JEU VIDÉO AU SERIOUS GAME (Page 118-121)

Technocity, une étude de cas

6. Synthèse des remarques formulées lors de l’ensemble des tests et entretiens au sujet de Technocity

7.3. Interview de Pierre Molinier

7.3.1. Contexte de l’interview

L’interview date du 25 Janvier 2007 et a lieu à l’ESAV (Ecole Supérieure d’AudioVisuel) à Toulouse. Elle a pour objet de s’interroger sur la manière de transmettre un message avec les serious games. Lors de l’entretien, Pierre Molinier donne sa définition du message et démontre à quel point il est complexe de concevoir un serious game dont l’objectif pédagogique est de délivrer un message. (Cf. Annexe C_1)

7.3.2. L’interview

Julian Alvarez : « Est-ce qu’il y a une définition du message ?

Pierre Molinier : Ah ! Ca oui, des définitions du message, il y en a. Justement c’est mon dada

pour le moment. On vous a tous appris que la communication c’était, un émetteur, un message et un récepteur. Tant qu’on pense la communication avec ce triangle, on pense faux, mais profondément faux ! Tant que l’on pense que le message c’est la résultante d’une instance de production pour un récepteur, on se trompe complètement. Car c’est quoi un

172 Amélioration de l’information sur les métiers. Rapport pour l’examen par l’OCDE des politiques des services d’information, d’orientation et de conseil. OCDE – 2002 -

message ? C’est quoi un jeu vidéo ? Ceci, Sébastien Genvo le montre très clairement. C’est

vraiment une construction sociale d’abord. Alors évidemment, c’est l’instance qui le produit. Le groupe qui va le générer, produit un support. Mais pour que cela devienne un jeu, il faut qu’il y ait un phénomène de bouche-à-oreille, un phénomène social qui crée de l’appétence par rapport à cet objet, de la compétition, etc… Donc on voit tout ce qui entre en jeu, sur le plan social, avant que cet objet informatique ne devienne un jeu. Et à l’autre bout, il faut que le joueur décide d’en faire un jeu. […] Et donc vous sentez bien, qu’un message pour qu'il devienne un jeu, nécessite de prendre en compte de nombreux paramètres. Et si l'on se contente de dire, c’est parce qu’il y a un émetteur qui a produit un message, on est très réducteur…

[…] La finesse de l’analyse en communication aujourd’hui, c’est justement de repérer tous les paramètres qui sont susceptibles de faire exister un message en tant que tel. […] C’est pour ça que faire passer un message par le jeu, il y a danger. […]

Nous sommes là dans le schéma de Shannon, c’est-à-dire, on encode en amont un message, et on décode au bout. Donc, surtout on sort de cette représentation (rires). Au mieux aujourd’hui, on offre une situation. Je parle ici d’une communication liée à l'industrie culturelle. Parce que le biais serait aussi de l’assimiler à une communication verbale. Cela n’a rien à voir. Donc à partir du moment, où l’on résonne dans le cadre d’une communication de bien culturel et d’industrie culturelle, il faut gérer tous les paramètres qui interviennent, et bien montrer que ce n’est qu’à la condition qu’il y ait une appropriation forte par un usager en bout de course, que le produit, devient une œuvre, un objet, un message. Ce n’est qu’à cette condition-là. Et on voit bien l’aléatoire. Et heureusement que cela reste aléatoire, car sinon, nous ne verrions que les mêmes films, que les mêmes jeux vidéo…

J.A. : Et en plus, le message va être interprété selon le vécu de l’individu, son filtre de

perception, la représentation qu’il s’en fait…

P.M. : Oui, et donc ce qui va faire la résultante du travail cognitif, il n’y en a qu’un qui peut

le faire : c’est celui qui joue avec. […]

J.A. : D’accord. Mais, ceci étant, par exemple dans le cas de Gonzalo Frasca, qui propose

l'application "September the 12th", qui prend pour décor une ville du Moyen-Orient. Des civils se promènent dans les ruelles. Au milieu de ces civils, il y a des terroristes. On propose à l’utilisateur un viseur en guise de curseur. L’utilisateur est libre de tirer ou pas. A partir du moment, où il commence à tirer, l'utilisateur génère des dégâts, des victimes… Les civils viennent alors pleurer sur les victimes innocentes, et fous de rage se transforment en terroristes à leur tour. Très rapidement, si l'utilisateur continue de tirer des missiles, la ville est envahie de terroristes. Il me semble qu'après avoir utilisé une telle application, une forte majorité de gens devraient se dire : "La violence entraîne, la violence."

Je pense que c’est ce que l’auteur souhaite faire passer comme message. Alors, suis-je dans un cadre, qui me conditionne pour recevoir ce type de message ? Et si l’on présentait cette

application à un tiers qui serait dans un cadre différent, l’interprèterait-il différemment ?

P.M. : Absolument. Face à ça, je ne sais pas, il faudrait rentrer dans le détail, mais, je suis

persuadé, qu’il y a des jeunes qui vont vous dire, que ce jeu est biaisé, et complètement orienté, que c’est insupportable, et que c’est nul et qu’ils n’en ont rien à faire de la violence qui engendre la violence.

J.A. : Dans, ce cas, est-ce que la présence d'un médiateur, qui va interpeller l'utilisateur

d'une telle application peut lui permettre de prendre conscience de la présence d'un message et éventuellement de l'aiguiller dans son interprétation ?

P.M. : Aujourd’hui, j’ai une amie qui travaille dans un lycée professionnel agricole. Là, vous

aurez des jeunes qui vous tiendront des propos racistes et préciseront que ce n'est pas grave d'éliminer à la fois les terroristes et les civils ! […] Donc, vous sentez bien que faire passer un message, c’est complexe. Non, par contre, c’est créer, une situation, qui ait un sens, et donc à l’autre bout, essayer d'évaluer, quelles sont les constructions de sens qui résultent de cette proposition faite au départ.

J.A. : Donc, cela veut dire, pour ce que l’on essaye de faire passer, qu'il faut réunir en dehors

de l’application, un cadre idéal et un type de public ? P.M. : Moi, je pense que le cadre idéal ne peut pas exister.

J.A. : Le cadre idéal ne peut pas exister. Mais, si on dit :

"Nous sommes en contexte scolaire, avec la présence d’un médiateur, qui peut faire office de relais, qui lui détient le message… Est-ce que ça peut fonctionner ?"

P.M. : Oui, mais même en présence du professeur, comme dans le lycée professionnel

agricole énoncé tout à l’heure, ça peut ne pas marcher. Aujourd’hui dans le milieu scolaire macho, l’affirmation de soi, passe par la négation de l’autre. Et mon amie a été catastrophée. Elle a pris une gifle. Jusqu’à présent, elle intervenait dans des lycées, des facultés, des associations avec un public motivé, donc le message passait bien. Mais dans le cadre de ce lycée professionnel, elle a senti l’impuissance du monde pédagogique à renverser la vapeur. On ne peut pas empêcher quelqu’un dans son fort intérieur, de construire le message tel qu’il a envie de le construire. […]

J.A. : Oui, mais cela veut peut-être dire aussi, qu’il y a un phénomène de groupe qui s’opère

là-dedans.

P.M. : Là, il est clair, que si vous prenez le même jeune, seul ailleurs, les valeurs, de vie,

d’égalité, on peut espérer que… Mais, vous le mettez dans un groupe scolaire, où se joue son identité, où il doit paraître cohérent par rapport à ce qu’il a dit dans la cour… Il sera en opposition. C’est pour ça que les contextes de communication prennent aujourd’hui une dimension très importante. C'est pour cela aussi que tant que l’on pense le triangle et le message entre les deux, c’est très réducteur. Et une situation ludique, où l’on est, comme le décrit Winnicott173 dans cet espace transitionnel, c’est-à-dire, entre le psychisme de l’individu,

et un groupe social, est déterminant. C’est dans espace, qui est extrêmement ouvert, où rien n’est joué, où le jeu c’est justement tenter gratuitement, que l’on peut par exemple être le pire des salauds, et l’afficher pendant deux heures, pour voir ce que ça fait d’être dans la peau d’un tel individu. Et ensuite partir dans la rue, et être le plus gentil de tous. Il ne faut donc pas le perdre de vue. Dans le jeu, on peut tout se permettre. De ce fait, l'utilisateur d'application vidéo ludique est encore plus imprévisible de ce qu’il pourrait être dans la vie.»

173 Winnicott D.W, Jeu et réalité, l’espace potentiel, Gallimard, Paris, 1975, traduit de l’anglais, version

7.3.3. Bilan de l’interview

Les propos de Pierre Molinier confirment à nouveau nos doutes sur la pertinence de Technocity (Cf. 7.2.3). En effet, la mise en lumière de la quantité des paramètres qui interviennent dans la seule étape de réception d’une application interactive, nous indique qu’il serait très complexe de faire passer un message précis à travers l’utilisation d’un serious game, y compris avec la présence d’un médiateur. Nous reviendrons sur cet aspect dans le chapitre 3. Nous devons donc accepter l’idée, que le message sera nécessairement déformé par les filtres de perception de chaque individu. Et que ces perceptions sont "plurielles" car elles varient selon les contextes où se place l’individu (Lahire, 2001).

Dans le document DU JEU VIDÉO AU SERIOUS GAME (Page 118-121)