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Intégration et société multiculturelle

Dans le document Workfare, citoyenneté et exclusion sociale (Page 152-157)

républicaine, patriotisme constitutionnel et nation culturelle

V. Intégration et société multiculturelle

Comme conséquence des orientations fondamentales que l’on vient de décrire, l’impératif d’assimilation aboutit à concevoir les idées «multiculturalistes» en France comme une menace alors qu’en Allemagne le pluralisme culturel est perçu comme la conséquence naturelle du refus de l’assimilation.

Au début des années 1980, quelques milieux proches de

«SOS racisme» avaient tenté d’acclimater en France l’idée de l’avènement d’une société multiculturelle ou pluriculturelle34.

30 Voir Emmanuel Todd «La France!: l’homme universel sur son territoire» dans Le destin des immigrés 1994, Seuil, Paris, p. 199 et s. et 249 et s.

31 Cette «crispation identitaire» française est bien mise en lumière par Elie Cohen dans son ouvrage La tentation hexagonale, 1996, Fayard, Paris.

32 Voir par exemple!: André Boulet, Être Français demain, Durnant, Luisart 1990.

33 Joël Roman, «Un multiculturalisme à la française»?, Esprit, juin 1995, p. 45-150.

34 Riva Kastoryano, op. cit. (note 1) p. 28.

Très rapidement, ces concepts ont été rejetés avec vigueur. Alors même qu’il n’a jamais existé de mouvement multiculturaliste en France et qu’on ne peut guère se référer à une littérature exposant de manière systématique une position de ce type, une telle orientation a été repoussée avec force comme exprimant «une dérive américaine»35 et une conception contraire au «centralisme républicain»36. Il a été question de menace sur l’unité de la nation, de «ghettoisation» ou d’«ethnicisation»37. Au concept de droit à la différence, on oppose le droit à la ressemblance. Toute expression d’une identité particulière est perçue comme une menace d’exclusion38.

L’idée de société multiculturelle se répand beaucoup plus aisément en Allemagne, où elle est critiquée par les milieux conservateurs mais reprise par les verts ainsi que par une fraction de la gauche et promue par Daniel Cohn-Bendit39. Si une partie de l’opinion politique considère les concepts de société multiculturelle et de communautarisme comme relevant d’un romantisme naïf, les attaques sont beaucoup moins vives qu’en France car l’objectif de l’intégration y est traité avec plus de nuances et de réserves40. En France, l’intégration correspond en réalité à une version modernisée de l’assimilation puisqu’il s’agit en pratique d’aboutir à une homogénéité très poussée de la population immigrée avec la population autochtone, tout à la fois au plan de la langue, de la

35 Christian Jelen, La France éclatée ou les reculades de la République, 1996, NIL éditions, Paris, p. 32 et s.; Alain Gérard Slama, La régression démocratique, 1995, Fayard, Paris p. 86 et s.

36 Pierre André Taguieff, La République menacée, 1996, éditions Textuel, Paris p. 91 et s.

37 Jelen, op. cit. (note 35) p.!148 et s., p. 274 et s.

38 Voir par exemple, Yves Lacoste, «Périls géopolitiques en France», in Hérodote, nº 80, 1er trimestre 1996 p. 3 et s.

39 D. Cohn Bendit et T. Schmid, Heimat Babylon. Das Wagnis der multikulturellen Demokratie, Hamburg, Hoffman und Campe, 1992.

40 Sur le sujet voir aussi Ulrich Sarcenelli, «Politische Kommunikation und multikulturelle Gesellschaft», in W.

Heitmeyer (dir.), Was hält die Gesellschaft zusammen?, Suhrkamp (n 2034), Frankfurt am Main, 1997.

culture, de l’attitude à l’égard de la religion, etc., ainsi que l’a montré l’affaire des foulards41. En Allemagne, le concept d’intégration est également utilisé mais dans le sens d’une adaptation au mode de vie allemand (Eingliederung); dans une déclaration officielle en 1982, le chancelier Kohl évoquait l’objectif pour la population étrangère de «trouver sa place dans la société allemande de sorte à éviter les conflits et en vue de lui permettre d’accéder à des droits de citoyens sans assimilation ni naturalisation» 42. Les églises allemandes ont de leur côté promu le slogan «culture différente!— droits égaux» qui sera ultérieurement repris par le Conseil de l’Europe.

41 La différence d’attitude entre la France et l’Allemagne à l’égard des populations d’origine étrangères est bien illustrée par les réactions à l’égard du port du foulard à l’école. En Allemagne, cette pratique n’a guère soulevé de résistance alors qu’en France une grande partie de la population, mêlant gauche et droite, Front National et Syndicats, a été révulsée par les décisions des juridictions administratives déclarant que le foulard ne pouvait pas être interdit par principe. L’explication ne se trouve pas dans le concept français de laïcité qui, comme l’a relevé le Conseil d’État, doit entraîner plutôt l’indifférence, et en tout cas la tolérance, des autorités publiques à l’égard des signes religieux portés par des élèves, mais dans la conception de l’intégration!: ces jeunes filles sont perçues en France comme une provocation (et elles le sont peut-être délibérément)!: alors que la nationalité française (par le droit du sol) et l’émancipation (par la culture laïque française) leur sont généreusement offertes, elles répondent par le camouflet du port du foulard! Comme elles sont destinées à devenir citoyennes françaises, il est légitime de les contraindre à opter pour le camp de la liberté et du progrès contre celui de l’obscurantisme et de l’enfermement. En Allemagne, il apparaît normal que les étrangers se comportent comme des étrangers (donc avec des traditions vestimentaires ou religieuses différentes) alors que les Allemands ne veulent pas non plus sacrifier leurs traditions à une vision neutralisante de l’universalité!: les filles turques porteront donc leurs foulards et les crucifix resteront accrochés dans les salles de classe de Bavière, l’intégration étant non pas une affaire de définition théorique de la citoyenneté, mais une question de comportement dans la vie quotidienne.

42 Déclaration officielle de 1982, citée par Kastoryano (op. cit. note 1) p. 35.

Si certains sociologues se montrent réservés à l’égard du concept de société multiculturelle, jugé trop romantique ou trop humaniste, c’est parce que l’existence de populations étrangères conscientes de leur identité pourrait, par un effet interactif, renforcer l’exclusivité de l’identité allemande. L’inquiétude à l’égard de l’identité nationale aboutit à faire l’éloge de l’indifférence pour reprendre le titre d’un article de F.O. Radtke43. Cependant l’idée d’organisation multiculturelle se manifeste concrètement dans diverses initiatives publiques et notamment dans l’adaptation de l’appareil éducatif allemand qui comporte de nombreuses initiatives et expériences en vue de la prise en compte, de manière beaucoup plus conséquente qu’en France, de la langue et de la culture d’origine dans l’éducation des jeunes enfants immigrés et dans la mise en place d’un enseignement religieux musulman.

Ainsi, dans les deux pays, le discours sur la communauté nationale entraîne un débat sur les principes d’adhésion et les mécanismes d’inclusion, c’est-à-dire la citoyenneté. En France, l’intégration à la française se conçoit comme un rejet de toute forme de communauté ethnico-culturelle ou religieuse. En Allemagne, les communautés étrangères peuvent se rattacher au contenu très positif que cette notion de communauté a dans la langue allemande, notamment sous le vocable de «Gemeinde», mais la communauté est déterminée de manière nationale ou religieuse et non de manière ethnique (voir par exemple la

«Türkische Gemeinde zu Berlin»). Mais dans les deux pays, ce sont des traditions imaginées, une nation idéale, des références

«mythologiques» qui sont projetées sur le débat relatif aux conditions dans lesquelles les «nouveaux citoyens» doivent être insérés dans la société.

De manière symptomatique, la politique qualifiée

«d’intégration» en France se traduit par «politique des étrangers»

(Ausländerpolitik) en Allemagne!: les étrangers restent des

43 F.O. Radtke «Lob der Gleichgültigkeit. Zur Konstruktion des Fremden im Diskurs des Multikulturalismus», in U. Biedefeld (Dir.), Das eigene und das Fremde, Hamburg, Junius, 1991, p. 79-96.

étrangers44. Ils sont d’ailleurs plus facilement repérables dans les statistiques qu’en France où toute référence d’origine est bannie dès que la citoyenneté est acquise; mais ces étrangers ont des droits et des possibilités d’expression spécifique plus forts qu’en France puisqu’on trouve normal qu’ils manifestent leur identité propre. Inversement, en France, les étrangers accèdent facilement à la nationalité mais doivent renoncer en échange à affirmer leur différence culturelle. Les territoires d’identité pour reprendre la formule de Pierre Bourdieu45 correspondent en France et en Allemagne à des structures spatiales et mentales différentes. Dans les deux pays les familles immigrées ou étrangères s’intègrent dans les structures spatiales mais se trouvent exclues des structures mentales. Chacun des pays définit sa forme d’exclusion!: en France l’immigré est exclu dans sa différence; en Allemagne il est exclu dans sa capacité d’accéder au statut de citoyen à part entière. La France se réfère à un universalisme de principe qui rend difficile la prise en compte des besoins sociaux et culturels spécifiques des populations à insérer. L’Allemagne en acceptant les différences peut organiser une politique de protection des étrangers et mettre en place une politique conçue et orientée spécifiquement vers ceux-ci. Mais elle maintient une distance à l’égard de l’étranger qu’on imagine mal vouloir et pouvoir renoncer à son identité pour prendre une identité germanique46.

44 On invente le nom de (ausländische) Mitbürger, formule popularisée au départ par la FDP.

45 P. Bourdieu (dir.), La misère du monde, Paris, Seuil, 1992.

46 La discussion sur le projet de loi relatif à la nationalité qui s’est développée au printemps 1999 a provoqué semble-t-il une évolution.

Une partie de l’opinion conservatrice allemande, peu favorable à l’accès des Turcs à la nationalité allemande, semble désormais préférer cette naturalisation, à la condition qu’elle soit exclusive de toute allégeance à l’État turc, plutôt que d’accepter la double nationalité préconisée par la coalition SPD/Verts.

VI. Accepter l’étranger ou rejeter la

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