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Critique du modèle marshallien dans une perspective contemporaine

Dans le document Workfare, citoyenneté et exclusion sociale (Page 33-43)

Michel Coutu *

II. Critique du modèle marshallien dans une perspective contemporaine

Même si beaucoup d’éléments du schème marshallien conservent toute leur importance!— nous venons de le signaler!—

pour une compréhension sociologique de la citoyenneté, il paraît cependant manifeste que ce modèle, considéré cette fois dans sa globalité, n’est plus apte à rendre compte de la problématique contemporaine de la citoyenneté. Je vais illustrer brièvement ce constat en envisageant successivement les trois sous-thèmes abordés dans les textes qui suivent, ceux de la fragmentation, des limites et de la réalisation effective de la citoyenneté.

Une citoyenneté fragmentée? La citoyenneté, dans sa double dimension identitaire et statutaire, ne peut plus être comprise, dans le cadre des sociétés contemporaines, sur la base d’un rapport univoque à l’État-nation, auparavant pris pour acquis (comme ce fut le cas chez Marshall). L’État, qu’il s’agisse de l’État juridictionnel, administratif, parlementaire ou gouvernemental, fait face à un double mouvement de décentrage!— la mondialisation, d’une part, l’irruption des particularismes, d’autre part. (Turner, 1992; Giddens, 1996!:!79; Fariñas Dulce,1997). La production du droit ne se conçoit plus, en conséquence, comme relevant strictement de l’instance étatique, elle-même soumise à de multiples tendances centrifuges; d’où le renouveau évident d’intérêt, en sociologie du droit, pour le paradigme du pluralisme juridique, lequel vaut également!— comme le démontre Fariñas Dulce!— pour une compréhension adéquate de la dynamique contemporaine des droits fondamentaux (Fariñas Dulce,1997).

La fragmentation de la citoyenneté demeure en outre le produit du pluralisme culturel, présent dans toutes les démocraties occidentales. C’est là un phénomène relativement nouveau que Marshall, qui s’intéressait à l’émergence de la citoyenneté dans un État culturellement homogène, n’a pas pris en considération (Birnbaum, 1996!:!66); tout comme il ne s’arrête guère!— ce qui étonne davantage!— à la situation des femmes au regard de la progression de la citoyenneté. Le pluralisme culturel, sur le plan identitaire, se caractérise par les luttes de reconnaissance de multiples groupements (minorités ethniques et nationales, minorités religieuses, sexuelles, personnes handicapées, etc.); ceux-ci s’attachent au projet d’une identification citoyenne qui ne s’adresse pas en priorité à la communauté politique étatique, mais plutôt aux communautés plurielles présentes dans la société et qui en illustrent la fragmentation. À cet égard, je citerais Guy Rocher2, qui écrit que «la dimension culturelle de la citoyenneté peut comporter une forte tendance à la fragmentation sociale et politique, à travers les expressions qui peuvent être diverses du multiculturalisme, conçu autant comme idéologie que comme projet politique dans les pays occidentaux».

Toutefois, le pluralisme culturel me paraît également se traduire, sur le plan de la citoyenneté statutaire, par la revendication de garanties juridiques spécifiques, parfois constitutionnelles, de droits fondamentaux «particularistes»!:!cette évolution ne manque pas d’apparaître inquiétante à certains observateurs; ainsi deux sociologues québécois, Gilles Bourque et Jules Duchastel, soulignent en se référant à l’exemple du Canada que «la citoyenneté particulariste, dès lors qu’elle prend la Constitution pour cible, finit par scinder symboliquement la communauté politique en une multiplicité de groupes d’ayant droit qui n’ont d’autre univers que celui de la reconnaissance judiciaire de leur particularité et de leurs droits». (Bourque, Duchastel, 1991).

Cependant, face à cette fragmentation des références identitaires, les droits fondamentaux, dans leur dimension

2 V. la contribution de Guy Rocher au présent ouvrage («Droits fondamentaux, citoyens majoritaires, citoyens minoritaires»).

universaliste cette fois, forment la base d’un projet tout à fait opposé, visant à une reconstruction de la citoyenneté perçue comme nécessaire à la cohésion démocratique de la société. Milite en ce sens l’idée reprise par Habermas d’un «patriotisme constitutionnel» faisant appel à une culture politique centrée sur des principes constitutionnels à portée universelle (Habermas, 1990, 1994). Toutefois, l’idée d’une identité postnationale soulève, comme on sait, nombre d’objections. Dominique Schnapper écrit ainsi!: «Une société purement civique, fondée sur les principes abstraits, ...peut-elle remplacer, en tous cas dans l’avenir prévisible, la mobilisation politique et affective que suscite l’intériorisation de la tradition politique et culturelle nationale?»

(Schnapper, 1995!:!23)3. En outre, quelle que soit l’intensité des phénomènes de fragmentation de la citoyenneté que l’on peut observer dans la société contemporaine, il ne faudrait pas oublier que pour l’heure, «l’État-nation reste l’espace de perception des identités et des choix idéologiques et politiques» (Leca, 1991). C’est dire qu’il nous faut, bien évidemment, toujours porter attention aux relations qui lient l’État et la Nation au concept de citoyenneté.

3 V. aussi Alain RENAUT, «Les deux logiques de l’idée de nation», (Renaut, 1991!:!45n)!:!«L’objection adressée ici à la conception purement contractualiste de la nation se pourrait transposer, à mon sens, à la notion, développée par J. Habermas, de ‘patriotisme constitutionnel’. Fort compréhensible dans le contexte allemand, où elle visait à faire pièce à la recomposition d’un nationalisme susceptible d’accompagner la référence retrouvée à la ‘nation allemande’, l’élaboration de cette notion pose des problèmes voisins de ceux inhérents à l’idée ‘révolutionnaire’ de la nation!:!dans les deux cas, la perspective se trouve en effet privilégiée d’une identité politique entièrement dissociée de l’appartenance culturelle et définie par la seule adhésion aux principes de l’État de droit. Une telle identité, qu’on désigne volontiers, significativement, comme

«post-nationale», peut-elle avoir assez de consistance pour conserver de l’ancienne idée de nation sa capacité à mobiliser et à dynamiser les énergies?»

V. également notre étude «Citoyenneté et légitimité. Le patriotisme constitutionnel comme fondement de la référence identitaire»

(Coutu, 1998).

Une citoyenneté limitée? Marshall tenait pour acquis l’élargissement progressif des droits sociaux constitutifs de la citoyenneté à l’époque contemporaine; il voyait même dans cette dimension de la citoyenneté sa caractéristique fondamentale dans le cadre de la modernité avancée (Rees, 1996!:!4). Or la crise de l’État social, marquée en particulier par les déficits régulatoires des politiques étatiques interventionnistes, alimentée en outre par la situation précaire des finances publiques et par la mise en cause, notamment au regard de la sphère économique, de la légitimité de ce type d’État, rend pour le moins problématique la poursuite du projet d’une «citoyenneté sociale». Historiquement les droits sociaux ont joué un rôle important, sinon crucial, pour le développement de la citoyenneté, y compris sur le plan identitaire!— ce fut le cas dans l’Allemagne de Bismarck et dans l’Angleterre de Beveridge.

Toutefois, si l’on fait usage de la distinction entre citoyenneté active et passive que proposent divers auteurs (ainsi Turner, 1992), le déploiement de l’État social interventionniste, avec l’appareil bureaucratique qui le caractérise, s’est surtout accompagné d’un renforcement d’une citoyenneté «passive», certains, tel Habermas, y voyant même, à travers le thème de la

«colonisation du monde vécu», une transformation du citoyen en simple client des bureaucraties étatiques (Habermas,1987).

Sans négliger cette dimension du problème, il faut voir que l’émergence d’une authentique citoyenneté sociale fait face actuellement à d’autres types de difficultés, celle de l’exclusion notamment. Celle-ci signifie à la fois, sur le plan statutaire, une mise à l’écart par rapport à des droits sociaux fondamentaux et sur le plan identitaire, «l’érosion de l’identification à l’État-Providence comme ciment de l’appartenance à la collectivité forgée par l’État-nation». (Hassenteufel, 1996).

Une citoyenneté illusoire? Ces divers constats conduisent à s’interroger sur le caractère illusoire de la citoyenneté, à tout le moins dans certaines de ses dimensions. Pour en revenir à Marshall, celui-ci, en distinguant entre la citoyenneté comme garantie concrète de droits fondamentaux et la citoyenneté comme représentation ou comme idéalisation, relevait de nombreux écarts, dans l’histoire sociojuridique anglaise, entre les droits tels que proclamés et tels que mis en oeuvre dans la réalité.

Cependant, l’exposé de 1949 de Marshall, à l’évidence, repose sur l’idée qu’à l’avenir, cet écart entre la représentation et l’empirie va

grandement s’atténuer, les trois dimensions de la citoyenneté (civile, politique, sociale), autrefois fréquemment en conflit, se renforçant au contraire mutuellement.

Une lecture adéquate de la citoyenneté, dans sa réalité contemporaine, ne peut assurément faire aisément l’économie de la dimension conflictuelle. Le polythéisme des valeurs caractéristique des sociétés contemporaines se manifeste tout particulièrement en regard des représentations relatives aux droits fondamentaux. Les droits civils individualistes, fondés sur le paradigme de l’État libéral, sont ainsi opposés aux droits sociaux; les droits politiques, centrés sur la participation démocratique sont en quelque sorte relativisés par les «droits culturels»!— je reprends cette expression à divers auteurs qui visent à rendre davantage actuelle la réflexion de Marshall!—, droits qui, potentiellement, se détachent de la conception d’une communauté politique unitaire. Par «droits culturels», comme l’écrit Guy Rocher, «on peut entendre la reconnaissance de droits tenant à l’identité des personnes et des groupes, à leur définition de soi, au respect d’un patrimoine particulier de traditions et valeurs»4. Du fait de ces conflits multiples entre conceptions antagoniques des droits fondamentaux, la question de l’effectivité de ces droits en tant qu’assise d’une citoyenneté statutaire pose donc un problème complexe qui ne se réduit pas à la question, classique en sociologie du droit, de «l’implémentation», de la mise en oeuvre, des normes juridiques.

Sous un autre angle, la différenciation de sphères autonomes d’activité (politique, économie, droit, etc.)!—!ce que Luhmann et Teubner qualifient pour leur part de systèmes autoréférentiels (Luhmann, 1993; Teubner, 1994)!— soulève la difficulté d’une dispersion des processus de communication au sein de la société. Jean Leca souligne ainsi, au regard de la citoyenneté identitaire, que vu l’absence de communication entre systèmes, discours et communautés, la citoyenneté risque de se diluer dans la perte de toute signification (Leca, 1992). La question du caractère illusoire de la citoyenneté doit donc être posée, en

4 V. «Droits fondamentaux, citoyens majoritaires, citoyens minoritaires».

définitive, tant sur le plan de la citoyenneté-statut que sur celui de la citoyenneté-identité.

Conclusion

Je ne vais pas pousser plus loin ces réflexions sommaires, qui sont en fait autant d’interrogations destinées à introduire la discussion qui suit. Je voudrais simplement, en guise de conclusion, revenir sur la question que je formulais au début de cette introduction!:!quel intérêt le thème de la citoyenneté présente-t-il pour la réflexion sociologique sur le droit?

Cet intérêt me semble tout à fait manifeste au regard de la citoyenneté statut, de la citoyenneté au sens de Marshall, pour simplifier. Il me paraît évident que la citoyenneté comprise comme reconnaissance de garanties juridiques au sein d’une unité politique est directement un sujet d’étude spécialisé pour la sociologie du droit.

La situation peut sembler fort différente en ce qui a trait à la citoyenneté identité, entendue comme sentiment d’appartenance à une collectivité. La question relève à priori de la sociologie politique, la dimension juridique semble fortement absente.

L’est-elle vraiment?

En fait, le processus de fragmentation de la citoyenneté que j’évoquais précédemment, compte tenu notamment de la juridicisation croissante de nos sociétés, débouche nécessairement sur des luttes de reconnaissance qui ont pour finalité l’octroi d’un statut juridique spécifique. Les deux dimensions de la citoyenneté, statutaire et identitaire, se rejoignent donc ici et invitent la sociologie du droit à tisser des ponts avec ces disciplines en émergence que sont la sociologie des nationalismes et de la citoyenneté, tout en livrant une contribution spécifique, qui prenne pleinement en considération la dynamique complexe du droit dans la société contemporaine.

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