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Les droits fondamentaux et les

Dans le document Workfare, citoyenneté et exclusion sociale (Page 78-86)

Hervé Pourtois *

III. Les droits fondamentaux et les

intérêts universalisables

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Conclusion

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Bibliographie

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* Université catholique de Louvain, Chaire Hoover d’éthique économique et sociale (Belgique). Courriel!: pourtois@opes.ucl.ac.be.

individuels est un thème classique de la philosophie politique. Au 19e siècle, dans le contexte des luttes pour le suffrage universel, cette opposition a pris la forme d’un débat sur les limites et risques éventuels de l’exercice de la souveraineté populaire. Aujourd’hui, elle refait surface dans les discussions sur le rôle et les limites du contrôle judiciaire des lois qui contreviendraient à certains droits fondamentaux (Elster & Slagtag, 1988).

Dans cette conjoncture socio-politique une nouvelle approche de l’idéal démocratique s’est développé en se cristallisant autour du concept de démocratie délibérative (Manin, 1985;

Cohen, 1989; Benhabib, 1996; Habermas, 1992, 1996; Bohmann 1997; Elster, 1998; Gutmann & Thompson, 1997). Pour les tenants d’une telle conception, une société est démocratique lorsque «ses affaires sont gouvernées par la délibération publique de ses membres» (Cohen, 1989!: 17). La légitimité démocratique d’un choix collectif ne tient donc pas au fait qu’il est le reflet des préférences des citoyens ou de la volonté générale. La légitimité démocratique tient plutôt au fait que le choix en question a été soumis (ou pourrait être soumis) à un débat dans lequel le point de vue de toute personne concernée peut être entendu et discuté (Manin, 1985).

De telles approches de la démocratie prétendent souvent intégrer adéquatement le principe de la souveraineté populaire à l’exigence libérale d’une priorité des libertés fondamentales (je reprends ici les termes utilisés par Rawls, 1982). À première vue, cette intégration ne va pourtant pas de soi. L’idée d’une priorité des libertés fondamentales semble impliquer que celles-ci posent des limites normatives substantielles qu’aucun pouvoir politique, même démocratique, ne peut franchir. De son côté, l’idée de démocratie délibérative implique que tout problème politique peut être soumis au débat public et que le débat public suffit à donner sa légitimité à la décision par laquelle on résout ce problème. La détermination des libertés qui sont reconnues à chacun serait donc toujours le produit d’un débat public et non pas un présupposé normatif indisponible.

Toutefois, on peut aussi mettre en avant l’idée que la mise en place de processus démocratiques de formation de l’opinion et de la décision suppose des conditions structurelles minimales que la protection des droits fondamentaux viserait à garantir. Un

concept bien compris de démocratie permettrait d’y intégrer harmonieusement les garanties de droits fondamentaux. Mais comment une telle intégration pourrait-elle s’opérer? Je voudrais évoquer ici trois stratégies possibles. La première vise à réduire les droits fondamentaux aux conditions structurelles des processus démocratiques de formation de la décision et de l’opinion (I). Dans Faktizität und Geltung, Habermas a bien montré qu’une telle approche, quoique nécessaire, devait être complétée pas une seconde qui procéderait à partir d’une réflexion sur l’usage moral du médium juridique (II). Après avoir analysé la position de Habermas, je montrerai que sa «déduction des droits fondamentaux» doit, à sont tour être complétée, par une réflexion sur la primauté de l’exigence morale dans l’ordre juridico-politique (III).

I. Les droits fondamentaux et les conditions structurelles de la démocratie

À la différence de nombreuses théories politiques, une conception délibérative de la démocratie n’identifie pas celle-ci au gouvernement par la volonté de la majorité. Elle ne recommande d’ailleurs pas une procédure de décision précise. Elle pose seulement des conditions formelles préalables à toute décision politique. Une telle décision doit être prise au terme d’une procédure réglée par le droit qui permet une confrontation des opinions dans une discussion visant à produire l’accord de toutes les personnes intéressées. Dans une telle perspective, on peut comprendre que la Constitution d’un État démocratique puisse imposer des contraintes qui vont au-delà, et parfois même à l’encontre, du simple respect de la volonté exprimée par la majorité. La raison d’être de ces contraintes n’est pas de limiter l’emprise de la volonté démocratique. Elle est plutôt de rendre possible et durable la formation d’une volonté authentiquement démocratique, c’est-à-dire informée par une délibération rationnelle dans laquelle chaque citoyen a la possibilité de faire valoir ses intérêts et ses opinions.

Fort d’une conception délibérative de la démocratie, on pourrait, à la suite de St. Holmes (Holmes, 1988), poser que les droits fondamentaux inscrits dans une Constitution ne sont pas négateurs mais bien créateurs de démocratie. Ils fixent les règles

de procédure qui doivent rendre possible un exercice démocratique du pouvoir politique et faire en sorte qu’une prise de décision démocratique présente ne puisse jamais porter atteinte à la possibilité d’une prise de décision démocratique future.

L’idée suggérée par Holmes est intéressante. Toutefois, elle n’est acceptable que si l’on parvient à résoudre deux difficultés importantes. Les Constitutions des États démocratiques modernes

— et d’une manière plus générale, les principes qui s’imposent à la volonté démocratique — ne contiennent pas seulement des dispositions «habilitantes» (enabling provisions) relatives à l’institutionnalisation de procédures de décision collective, telles que la règle du suffrage universel. Elles contiennent également des dispositions «inhabilitantes» (disabling provisions) qui limitent sur le fond (et non plus sur la forme de la procédure) le domaine d’intervention et le pouvoir de décision des institutions politiques et juridiques, quelles qu’elles soient. Il en va ainsi d’articles ou de principes qui énoncent des libertés et des droits individuels fondamentaux!: liberté de la presse, liberté de circulation, protection contre la détention arbitraire, etc. Or, et cela accroît la difficulté, les dispositions relatives aux libertés et droits fondamentaux sont le plus souvent considérées comme inamovibles1. Cela conduit les Constituants à instaurer des procédures d’amendement constitutionnel qui sont très lourdes et qui souvent créent une inertie de fait. Dans certains cas, la Constitution peut même inclure une clause de non-révisibilité des dispositions relatives aux droits fondamentaux2. Une telle inertie ne va pas sans poser de problèmes lorsqu’il s’agit de déterminer les limites de l’interprétation de la Constitution par les autorités

1 Les pères fondateurs de la Constitution des États-unis d’Amérique ont beaucoup débattu sur le caractère démocratique de la Constitution. Ce débat se poursuit encore aujourd’hui dans la philosophie politique et juridique américaine. Cf. ELSTER &

SLAGTAG, (1988); ACKERMAN, (1991).

2 C’est le cas dans la loi fondamentale de la République Fédérale d’Allemagne (art. 1 et 79).

juridictionnelles (en particulier les Hautes Cours) et de leur intervention légitime à l’encontre du pouvoir législatif3.

Certes, on pourrait arguer que les Constitutions et les droits qui y sont inscrits ne sont pas antidémocratiques, puisque dans nombre de cas (mais pas dans tous), ils ont été proclamés par des assemblées démocratiques représentatives. Toutefois, il faut reconnaître que les Constituants vivaient dans une société qui peut être très différente de celle dans laquelle vivent leurs enfants et petits-enfants. C’est pourquoi la volonté démocratique de ceux-ci peut très bien ne plus correspondre à celle de leurs aïeux. On ne voit pas très bien pourquoi la volonté des morts, même démocratiquement exprimée, devrait gouverner les vivants, ni pourquoi la volonté des vivants devrait gouverner ceux qui ne sont pas encore nés. Car le fait que des libertés et droits inscrits à l’origine dans une Constitution continuent à faire l’objet d’un consensus tacite ne nous interdit pas de penser que ce consensus pourrait se défaire ou se recomposer autour d’une vision différente de la priorité relative accordée à certaines libertés fondamentales4.

Afin de répondre à la difficulté évoquée, il faudrait pouvoir montrer que les droits fondamentaux énoncés sous formes de dispositions «inhabilitantes» peuvent, eux aussi, être justifiés sur base du principe démocratique. Cela expliquerait la primauté qui leur est accordée. À cet égard, on peut d’abord reconnaître un fait qui a notamment été mis en avant par J. Ely et R. Dworkin (Ely, 1980, ch. 4 et 5; Dworkin, 1990a, 325 et ss.). Tout en étant formulés sous une forme négative inhabilitante, certains droits fondamentaux ont une fonction structurelle pour la formation d’une volonté démocratique. R. Dworkin mentionne, par exemple, la liberté d’expression!: «puisque des élections démocratiques n’expriment la volonté du peuple que lorsque le public est pleinement informé, l’interdiction faite aux mandataires publics d’exercer la censure protège plutôt qu’elle ne subvertit la

3 La littérature américaine sur la légitimité de la pratique du

«judicial review» est énorme. Pour une systématisation des positions en présence, voir DWORKIN, (1990a); FREEMAN, (1992).

4 À cet égard, on peut relever l’évolution significative des conceptions relatives à l’importance du droit à la propriété privée.

démocratie [...] Ainsi un droit constitutionnel à la liberté de parole est considéré à la fois comme fonctionnellement structurel et comme inhabilitant» (Dworkin, 1990a, 328). Bien entendu, une telle argumentation ne peut être assumée que si l’on adopte une conception procédurale et délibérative de la démocratie. Dans cette perspective, il semble assez clair que certaines libertés individuelles — la liberté d’expression, le droit de vote, la liberté de la presse, etc. — peuvent être justifiées sur base de l’exigence selon laquelle tous les citoyens doivent pouvoir prendre part à la discussion sur une norme ou une décision politique qui les concerne.

Suivant cet ordre d’idée, certains n’hésitent pas à faire le pari que toutes les libertés fondamentales sont déductibles des conditions de possibilité d’un débat démocratique authentique.

Telle est, par exemple, l’option suggérée par A. Cortina. Dans une perspective fondée sur les prémisses de l’éthique de la discussion de Habermas et Apel, A.!Cortina soutient que les droits de l’homme expriment les conditions de possibilité d’une discussion argumentée entre toutes les personnes concernées5. Le statut et le contenu de ces droits fondamentaux pourraient ainsi être établis par les voies d’une déduction transcendantale des présuppositions pragmatiques de la discussion argumentée.

Sans discuter les détails d’une telle stratégie de déduction des droits, on peut aisément voir qu’elle se heurte à deux difficultés majeures!: 1° elle permet difficilement de justifier certains droits civils et, si elle le peut, elle leur accorde un statut dérivé par rapport aux droits politiques; 2° elle ne rend pas pleinement compte de la spécificité conceptuelle de la catégorie de droit individuel.

1. La stratégie évoquée peut conduire à restreindre considérablement la signification et la portée des libertés qu’elle

5 Adela CORTINA (1990) défend l’idée que l’on peut déduire du principe de la discussion formulé par Habermas les caractéristiques formelles des droits de l’homme (universels, absolus, non négociables et inaliénables) ainsi que leur contenu fondamental (droit à la vie, à l’intégrité morale, à la participation, à la liberté de conscience, etc.).

fonde. La liberté d’expression se voit instrumentalisée au service de la formation démocratique de l’opinion politique. Or, on doit reconnaître que, dans nos démocraties, la liberté d’expression n’a pas seulement une valeur politique. Elle a une valeur beaucoup plus large qui tient au fait que l’on considère que le fait de vivre dans une société où l’on peut librement communiquer des idées et des sentiments (pas seulement par la parole, mais aussi par exemple, à travers des œuvres d’art) est un bien précieux qui a une valeur intrinsèque pour la qualité d’une existence (Kymlicka, 1990, 219 et ss.). D’autre part, il est clair que la stratégie déductiviste évoquée semble beaucoup plus périlleuse à suivre en ce qui concerne les libertés privées, la liberté religieuse ou la liberté de circulation, par exemple. Il paraît difficile de considérer que ces libertés sont «fonctionnellement structurelles» pour la formation de l’opinion et de la volonté démocratiques. Bien sûr, on pourrait justifier la liberté religieuse, la liberté de culte notamment, par le fait que l’appartenance d’une personne à une communauté religieuse peut être un élément déterminant de la construction de son identité en tant que citoyen. La liberté religieuse serait une condition nécessaire pour que les citoyens puissent se forger une conviction de manière autonome et ainsi prendre part au débat public. Mais, même si un tel argument était concluant, il réduirait considérablement la signification de la liberté religieuse. Celle-ci serait en effet instrumentalisée au service d’un débat public authentique. Une telle approche semble pour le moins réductrice. En ce sens, on peut admettre que les conceptions politiques qui se fondent sur la seule exigence normative d’une discussion publique sans contrainte témoignent de ce que J. D. Moon appelle «a biais against privacy» (Moon, 1991!: 221).

De plus, les droits subjectifs ont une portée potentiellement universelle. Leur sphère d’application s’étend bien au-delà du cercle des individus rationnels susceptibles de prendre part à une discussion argumentée. Les enfants et les débiles mentaux profonds ont des droits qui ne peuvent se justifier par un statut de partenaire d’une discussion rationnelle. Et même en dehors de ces «cas difficiles», il est manifeste que tous les droits fondamentaux que nous reconnaissons aux personnes ne leur sont pas conférés en raison du fait qu’ils doivent pouvoir prendre part au débat public. Un État doit garantir certains droits fondamentaux, même à l’égard de personnes qui n’en sont pas citoyens et qui ne prennent donc pas pleinement part au débat public. S’il paraît légitime qu’un État n’accorde des droits

politiques qu’à ses seuls citoyens, il semblerait en revanche inadmissible que devant un tribunal, ces citoyens disposent de

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