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Une divergence fondamentale entre Tönnies et Weber!: le rapport au

Dans le document Workfare, citoyenneté et exclusion sociale (Page 166-171)

Ferdinand Tönnies et de Max Weber

II. Une divergence fondamentale entre Tönnies et Weber!: le rapport au

politique; et son influence sur l’analyse de la nation et du

nationalisme

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Conclusion

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Bibliographie

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* Chercheur associé au Centre de recherche en droit public de l’Université de Montréal et conseiller juridique à la Direction de la recherche et de la planification de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Québec, Canada). Courriel : michel.coutu@cdpdj.qc.ca.

fondamentaux!— il y a un lien étroit entre ces deux concepts, les travaux de Marshall l’ont bien mis en évidence (Marshall, 1963!:!67-127)!— c’est aussi s’interroger sur le concept de nation, puisque, pour citer Dominique Schnapper, «la citoyenneté définit un ensemble de droits et de devoirs réciproques à l’intérieur de la société étatique nationale» (Schnapper, 1995!:!12; v. aussi Leca, 1992!:!21 et s.). Et ce questionnement sur le concept de nation devient en retour un préalable à l’examen de la fragmentation de la citoyenneté dans les sociétés contemporaines, puisque l’appréciation de cette dynamique fragmentaire conduit également à s’interroger sur la pertinence du cadre national face aux mouvements, au demeurant paradoxaux, de globalisation et de

«localisation» (Fariñas Dulce, 1997).

Or examiner, dans cette perspective, le concept de «nation»

mène inévitablement à se heurter aux représentations antagonistes de l’idée de nation, en particulier à la dichotomie, devenue un véritable lieu commun (Dieckhoff, 1996), entre la nation civique et la nation ethnique (et autres dichotomies semblables, celle entre la nation politique et la nation culturelle, entre la nation-contrat et la nation-génie1, etc.). La nation civique est généralement définie, dans la lignée de la réflexion initiale de Ernest Renan, comme libre association politique des citoyens, volontaire, contractuelle et rationnelle, reposant sur des principes universalistes (Renan, 1992!:!37-56); alors que la nation ethnique représente une communauté organique forgée par la culture, la langue, l’histoire, la tradition, sinon par la persistance d’un noyau ethnique homogène. D’un tel point de vue, seule la nation civique se construit en priorité sur la base de la reconnaissance de droits fondamentaux à l’égard de ses membres volontairement associés;

par conséquent, l’approfondissement du rapport droits fondamentaux/citoyenneté présupposerait une représentation civique, et non ethnique, de la nation.

Il y a lieu, cependant, de porter un regard critique sur l’opposition de la nation civique et de la nation ethnique. Je m’en tiendrai strictement ici à l’utilisation faite de cette distinction dans

1 V. Alain Finkelkraut, La défaite de la pensée (Finkelkraut, 1987).

le cadre des sciences humaines, en particulier par les historiens et les sociologues!:!même si la dichotomie est parfois décrite comme étant une pure construction conceptuelle ou un outil heuristique, la tentation demeure forte de la rattacher directement à des entités concrètes!:!par exemple l’Allemagne comme archétype de la nation ethnique, les États-Unis ou la France, suivant les préférences nationales des auteurs, comme modèle exemplaire de la nation civique. Dans son application concrète, la dichotomie charrie alors un intense contenu idéologique et polémique. Comme l’explique très bien Alain Dieckhoff (1996!:!44 et s.), l’origine de la distinction prend sa source dans la querelle entre historiens français et allemands à propos de l’Alsace-Lorraine!:!Renan va mettre de l’avant une conception volontariste de la nation comme reposant sur un plébiscite de tous les jours2, alors que Theodor Mommsen, le grand historien de l’Antiquité, du droit romain en particulier, défend une conception culturelle et linguistique de la nation. Ce clivage sera ultérieurement théorisé par Friedrich Meinecke, qui opposera la «Kulturnation» allemande à la

«Staatsnation» française (Meinecke, 1970!:!10 et s.). Par la suite, le contraste entre les deux conceptions de la nation sera considérablement rigidifié pendant la Seconde Guerre mondiale, à l’initiative de l’un des premiers historiens du nationalisme, Hans Kohn (1955)!:!celui-ci, écrivant à partir de la perspective anglo-saxonne, opposera le nationalisme civique et rationnel des nations américaine ou européennes de l’ouest, et le nationalisme ethnique, organique, mystique, ouvert à la violence, caractéristique de l’Allemagne et de l’Est de l’Europe. Mais même parmi les sociologues actuels du nationalisme, cette dichotomie rigide demeure parfois utilisée sans davantage de nuances!:!ainsi, Liah Greenfeld, dans un ouvrage récent consacré au nationalisme (Greenfeld, 1992) reprend en fait les distinctions de Kohn, pour

2 Pourtant il suffit de lire Renan pour voir que sa conception de la nation incorpore autre chose qu’une vision purement «civique»!:!par exemple, on peut se référer à ces passages consacrés à l’action unificatrice de la monarchie française!: «L’unité se fait toujours brutalement; la réunion de la France du Nord et de la France du Midi a été le résultat d’une extermination et d’une terreur continuée pendant près d’un siècle. […] Dans l’entreprise que le Roi de France, en partie par sa tyrannie, en partie par sa justice, a si admirablement menée à terme, beaucoup de pays ont échoué»

(Renan, 1992!:!42-43).

voir cependant uniquement dans l’Amérique (et non dans le modèle français, qu’elle dévalorise pour son collectivisme), l’archétype de la représentation civique de la nation.

Par ailleurs, alors que le phénomène, réel ou appréhendé, de la fragmentation de la citoyenneté fait l’objet d’études approfondies dans plusieurs pays, un certain nombre d’auteurs proposent, en tant que palliatif à cette dérive fragmentaire, l’idée d’une identité postnationale (le «patriotisme constitutionnel», que promeut Habermas, notamment), idée qui ne signifie en fait que la poursuite du projet d’une référence identitaire purement civique à un niveau plus grand d’abstraction, largement émancipé du cadre national jugé plus ou moins désuet. Il n’en reste pas moins que l’identité «post-nationale» demeure néanmoins foncièrement tributaire, dans son élaboration conceptuelle, de l’antinomie du civisme et de l’ethnocentrisme.

Porter un regard critique sur le clivage nation civique/nation ethnique constitue donc, à mon avis, une tâche urgente pour la théorie de la citoyenneté. Il y a certainement matière à s’interroger, puisqu’ainsi Pierre Birnbaum!— l’un des grands spécialistes de la sociologie des nationalismes en France!—

qualifie cette distinction «d’outrageusement schématique»

(Birnbaum, 1996!:!68). Ne voulant pas entreprendre une étude exhaustive, sur ce point, des sociologues et historiens contemporains qui étudient la citoyenneté en relation étroite avec le phénomène du nationalisme, j’ai choisi de me limiter à deux figures «classiques» de la sociologie (et, incidemment, de la sociologie du droit), soit Ferdinand Tönnies et Max Weber. Encore que Tönnies ait peu écrit, à ma connaissance, sur le concept de nation, et que les réflexions de Weber à ce sujet, quoique plus substantielles, soient néanmoins demeurées fragmentaires, l’on retrouve chez le premier la distinction éminemment célèbre entre communauté et société, qui témoigne à l’évidence!— j’y reviendrai bientôt!— d’une étroite parenté avec les présupposés qui sont à la base de l’opposition entre le civique et l’ethnique; par ailleurs, la distinction entre communauté et société, comme on sait, fut reprise par Weber en des termes identiques ou légèrement modifiés, encore que le cadre général d’analyse soit fort différent.

Chez les deux auteurs, communauté et société, Vergemeinschaftung et Vergesellschaftung, conditionnent des rapports divergents à l’ordre juridique. En outre, les développements succincts consacrés à l’idée de nation demeurent étroitement liés à la dichotomie entre communauté et société.

Reste à voir si ce détour par Tönnies et Weber peut s’avérer fécond pour nous permettre d’évaluer de manière critique l’antinomie de la nation civique et de la nation ethnique. C’est remonter loin dans le temps, objectera-t-on, en particulier quant à Tönnies, qui, s’il demeure fréquemment mentionné par les sociologues, est rarement lu de nos jours, encore moins analysé avec attention. Le cas de Weber paraît assurément distinct!:!comme le souligne Pierre Birnbaum en parlant de l’analyse wébérienne du nationalisme, «cette théorie inachevée/esquissée ici et là en quelques pages, n’en est pas moins inscrite dans une majestueuse sociologie historique du politique!:!du coup, elle mène à nombre de questions que se posent de nos jours les théoriciens du nationalisme, elle seule sert de passerelle aux débats contemporains» (Birnbaum, 1997!:!16).

J’ajouterais que les développements qui suivent liant l’analyse du nationalisme chez Weber à son recours au couple communauté/société, il apparaît certainement indiqué de prendre en considération la position initiale de Tönnies. Et cela d’autant que la distinction entre communauté et société, sinon explicitement celle entre Gemeinschaft et Gesellschaft, demeure fréquemment utilisée par nombre d’auteurs (Birnbaum, 1991;

Dieckhoff, 1996; Fariñas Dulce, 1997) pour analyser le phénomène national ou d’autres types de faits sociaux qui lui sont étroitement associés (par exemple le paradoxe de la mondialisation et de la

«localisation»).

Je vais dans un premier temps identifier un certain nombre de convergences entre les conceptions de Tönnies et celles de Weber, pour insister dans un second temps, entre autres, sur une différence qui me paraît fondamentale, celle du rapport au politique, afin de tirer ensuite de cet exercice comparatif diverses conséquences qui me semblent pertinentes du point de vue d’une critique de la dichotomie de la nation civique et de la nation ethnique.

I. Weber et Tönnies!:!points de

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