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La dynamique démocratique moderne

Dans le document Workfare, citoyenneté et exclusion sociale (Page 197-200)

Joseph Yvon Thériault *

III. La dynamique démocratique moderne

Je ferai principalement ce détour en m’interrogeant sur la nature du peuple à qui la démocratie moderne octroie la souveraineté. Cette question, qui est toujours nôtre, m’apparaît en effet au centre de la dynamique des démocraties modernes; elle en est même son principe effectif de fonctionnement (son paradoxe créateur).

Les concepteurs, tant philosophes que praticiens de la modernité démocratique, concevaient, en effet, d’une manière relativement simple la question du «peuple» ou du «citoyen»

détenteur dans la modernité de la souveraineté!: J. Habermas (1995, p.!107), qui s’inscrit toujours dans une telle tradition, définit cette conception ainsi!: «Les constitutions modernes doivent leur propre existence à une conception inscrite dans le droit naturel moderne selon laquelle les citoyens se rassemblent volontairement pour former une communauté légale de (co) associés libres et égaux». Pour les concepteurs de la politique moderne il s’agissait donc effectivement de penser la communauté politique à partir de son atome premier, l’individu... être de raison.

La communauté devenait une pure construction politique émanant de la mise en commun des volontés libres individuelles.

Dans la réalité il n’en fut toutefois jamais ainsi. La communauté des citoyens7 fut, en fait, une communauté contextualisée!: celle dans un premier temps des hommes blancs propriétaires de l’ancien domaine royal. Ce sont eux qui, en se définissant comme une communauté de frères, se substituèrent dans un premier temps à l’ancienne figure du monarque comme dépositaire du pouvoir sur la société, instituant par le fait même un écart qui nous habite toujours, entre le lieu de la souveraineté politique abstraitement définie (la citoyenneté) et le lieu de sa réalisation effective dans un temps et milieu précis (la fraternité de l’homme adulte, blanc, propriétaire, la communauté, la nation, les classes).

Dès le début donc, la démocratie moderne institue un écart entre «la communauté des (co) associés libres et égaux», comme le pense Habermas, et l’affirmation de sujets concrets, de citoyens ancrés, comme le démontre sa praxis. C’est pourquoi la démocratie effective ne fut jamais une communauté pure de citoyens individuels, ni un pur rassemblement de citoyens ancrés. Elle s’institue justement dans le fossé laissé vacant par ces deux modalités de représentation du peuple citoyen.

À cet effet, comme le dit Marcel Gauchet (1985, p. 248), aussitôt postulé, à travers la philosophie politique ou les grandes révolutions démocratiques, la «transparence-à-soi» censée caractériser le peuple démocratique, aussitôt l’on réalisera que ce citoyen est une énigme beaucoup plus complexe que la matrice originelle de la démocratie le laissait entrevoir!: «toute la difficile mise en place», poursuit-il, «du fonctionnement démocratique moderne va passer précisément par le deuil de cet idéal d’un social présent immédiatement à lui-même».

Ce sera par exemple la tâche des sciences sociales au XIXe siècle de démontrer que l’individu au cœur de la souveraineté moderne est un être social complexe!: traversé de l’extérieur par de multiples forces difficiles à identifier (des intérêts de classes, de

7 Nous empruntons ici le titre évocateur du livre de Dominique Schnapper (1994), La communauté des citoyens.

sexes, ethniques, nationaux, etc.), habité de l’intérieur par un inconscient qu’il ne contrôle pas et qui font de l’être de raison, un être de passions et de désirs.

Ce sera surtout la pratique politique qui démentira la certitude première de la modernité politique selon laquelle la question du peuple aurait été résolue par l’affirmation que dorénavant sa souveraineté, résidait dans son égalité abstraite. Le peuple démocratique, dès qu’est énoncée sa souveraineté, s’affirme à travers des fractions, des intérêts, des classes, des traditions ethniques, culturelles, sexuelles etc., comme un peuple divisé sur lui-même.

Chacune de ces fractions exige un plus large accès à la communauté des citoyens en affirmant que sa réalité substantielle est la véritable réalité du peuple (nous le peuple ouvrier, nous le peuple québécois, nous le peuple femme, autochtone). Autant d’affirmations substantielles qui contredisent depuis le début des démocraties modernes l’idée que le citoyen ancré, particularisé serait contradictoire au citoyen abstrait, universalisé. Le pôle abstrait de la démocratie active continuellement son pôle concret.

Les revendications émanant d’une citoyenneté particularisée élargiront l’espace public, transformeront la démocratie. L’histoire de la démocratie est en effet, en grande partie, l’histoire de l’extension de la sphère publique et de conquêtes de nouveaux droits. Ces revendications ne pourront jamais se réaliser complètement toutefois, car l’affirmation première d’une souveraineté résidant dans la communauté égalitaire des citoyens empêche à tous jamais que le peuple concret et le peuple abstrait se fondent, que la réalité formelle du peuple (une communauté légale de co-associés libres et égaux) et sa réalité substantielle (divisée sur lui-même en fractions, en intérêts, en communautés diverses) se rejoignent. La démocratie s’institue, pour reprendre l’expression de Claude Lefort (1986), à l’intercroisement de ces deux processus et crée le peuple comme questionnement interminable sur lui-même.

La dynamique démocratique, bien que contraire à son affirmation première selon laquelle le pouvoir ne saurait résider que dans l’individu abstrait (le pouvoir comme lieu vide selon l’expression de Claude Lefort, ou encore l’idée de droits fondamentaux abstraits comme matrice du pouvoir dans la société moderne), ne se fait pas contre cette affirmation, mais est bien une

conséquence de celle-ci. C’est justement la référence au pouvoir comme lieu vide qui rend et a rendu possible l’activation du pôle pratique de la démocratie. C’est historiquement dans les sociétés où la citoyenneté abstraite s’est imposée, dans les sociétés où les droits individuels furent reconnus comme fondement, que les citoyens purent énoncer et énoncent effectivement, en termes concrets, leur citoyenneté particularisée, provoquant ainsi un éternel débat sur la nature de la citoyenneté.

Hannah Arendt appelait ce processus «le droit d’avoir des droits»!: avant de pouvoir revendiquer une place particulière comme citoyen, faut-il encore que me soit reconnu le statut de sujet libre et égal. C’est en autant que le droit moderne balise abstraitement le contour d’une sphère publique que la pluralité des appartenances peut s’affirmer et ne dégénère pas en guerre des uns contre tous, mais en affrontement politique sur la nature à donner à cette sphère publique.

En regard de l’histoire effective des démocraties modernes il est donc juste de voir dans l’affirmation des droits individuels un pôle abstrait qui active une citoyenneté fragmentée au détriment d’une communauté politique unifiée. Mais ceci n’est que la moitié de l’histoire. Car, en même temps que l’individualisme universalisant décompose le peuple en une myriade d’individus et d’intérêts, en même temps il impose abstraitement l’appartenance à une même communauté politique C’est pourquoi on ne saurait penser un véritable espace politique en dehors de cette référence matricielle à l’individu abstrait. C’est pourquoi aussi ceux qui assimilent individualisation ou judiciarisation à dépolitisation nous conduisent vers une forme consensuelle (régressive) de la politique, forme qui à proprement parler n’est pas politique mais organique.

IV. La querelle des nationalités et la

Dans le document Workfare, citoyenneté et exclusion sociale (Page 197-200)