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Les droits culturels et les minorités

Dans le document Workfare, citoyenneté et exclusion sociale (Page 58-65)

Guy Rocher *

IV. Les droits culturels et les minorités

Cependant, pour bien s’adapter à l’analyse de la citoyenneté des minorités, on doit compléter le tableau marshallien. Il faut pour cela partir d’une addition que Talcott Parsons et à sa suite le sociologue britannique Bryan Turner ont proposé de faire au schéma historico-sociologique de Marshall, qui est d’ajouter une quatrième dimension à la notion de citoyenneté, un quatrième ensemble de droits!: les droits culturels. On peut

21 M. R. SOMERS, op. cit., p. 589.

entendre par là la reconnaissance de droits tenant à l’identité des personnes et des groupes, à leur définition de soi, au respect d’un patrimoine particulier de traditions et de valeurs.

S’inspirant des différentes Chartes et Déclarations internationales, Lyndel Prott identifie onze droits qui peuvent constituer les principaux droits culturels. Ce sont!:

1. le droit à la liberté d’expression;

2. le droit à l’éducation;

3. le droit des parents de choisir le type d’éducation qu’ils désirent pour leurs enfants;

4. le droit de chaque personne à participer à la vie culturelle de la communauté;

5. le droit de protection des œuvres artistiques, littéraires, scientifiques;

6. le droit de développer une culture;

7. le droit au respect de son identité culturelle;

8. le droit des minorités au respect de leur identité, leurs traditions, leur langue et leur héritage culturel;

9. le droit d’un peuple au respect de son patrimoine artistique, historique et culturel;

10. le droit d’un peuple à ne pas se faire imposer une culture étrangère;

11. le droit de jouir sur un pied d’égalité de l’héritage commun de l’humanité22.

Comme le dit Lyndel Prott, «the first five seem to be cast as rights of individuals. Rights 6. to 11. are cast as peoples’ rights».

J’ajoute qu’à mon avis la dimension culturelle de la citoyenneté peut avoir deux sens nettement différents. Elle peut d’abord signifier la reconnaissance de l’identité culturelle minoritaire, telle que nous venons de la décrire. Mais elle peut

22 L.V. PROTT, «Cultural Rights as Peoples’ Rights in International Law», dans The Rights of Peoples, sous la direction de J. Crawford, Oxford, Clarendon Press, (1988), p. 96-97.

aussi signifier la participation de minorités à la culture majoritaire, voire à l’identité culturelle majoritaire. Cette seconde dimension peut elle-même à son tour être considérée dans une double perspective!: elle peut exprimer la demande que fait une minorité de participer de plain-pied à la culture nationale majoritaire; mais elle peut aussi exprimer le désir de la majorité de voir la minorité ou les minorités participer à la culture majoritaire dans un processus d’intégration culturelle ou d’assimilation des minorités.

L’apparition des droits culturels au 20e siècle et l’importance croissante qu’on leur accorde coïncident de façon évidente avec la montée de la question des minorités dans presque tous les pays du monde. Il paraît bien certain que c’est cette montée qui a amené une certaine clarification des droits culturels, et celle-ci à son tour a pu favoriser la poussée des revendications minoritaires. C’est en ce sens qu’on peut situer l’explicitation des droits culturels dans la suite des trois types de droits identifiés par T.H. Marshall et leur complément.

Mais en même temps, les droits culturels ont une personnalité propre et ils se distinguent des précédents à plusieurs égards.

Et tout d’abord, à la différence des trois précédentes, la citoyenneté culturelle pose un problème nouveau dans son rapport à l’État. Les trois types de droits identifiés par Marshall et formant la citoyenneté appelaient une reconnaissance par l’État, par la législation. C’est ce qui explique que Marshall ait consacré une grande partie de son œuvre à l’analyse des politiques sociales.

L’addition de la dimension culturelle nous impose d’adopter une posture pluraliste. Des minorités réclament que leurs droits culturels soient officiellement entérinés par l’État et ses diverses instances, judiciaires et autres, sous la forme, par exemple, de la reconnaissance de droits linguistiques, le droit à des écoles de leur langue, de leur culture ou de leur religion, le droit à des fonds publics pour le maintien d’un patrimoine culturel particulier. Mais la dimension culturelle de la citoyenneté s’étend bien en dehors de la juridiction étatique!: elle fait appel à diverses formes de reconnaissance à l’intérieur de la société civile, qui témoigneraient, dans la perspective de Parsons, de l’intégration des minorités à la communauté sociale et non seulement à l’ordre politique. Cette seconde forme de reconnaissance peut s’exprimer, par exemple, par la présence des minorités dans les médias écrits

et électroniques, ainsi que dans les diverses formes de la publicité, par l’embauche sans discrimination dans l’entreprise privée et par l’accès sans discrimination au logement dans tous les quartiers d’une ville. Ce sont là des modes de reconnaissance sur lesquels le droit peut sans doute s’efforcer d’agir, mais dont l’efficacité exige une part importante d’attitudes dans la société civile.

Ceci amène à constater un deuxième point important de comparaison avec l’analyse marshallienne de la citoyenneté. La reconnaissance des droits politiques et sociaux est analysée par Marshall, non sans raison, dans la perspective des classes sociales et des rapports de classe. La classe dominante se sentait menacée par la reconnaissance de ces droits. La reconnaissance de droits culturels ouvre une autre variable!: celle des rapports entre une majorité et une ou des minorités. C’est maintenant la majorité dominante qui peut se sentir menacée. Cette approche n’exclut pas nécessairement le point de vue de classes, mais met l’accent sur une autre composante des rapports de pouvoir. Les droits culturels se présentent plus ouvertement que les trois autres sous la forme de droits collectifs, surtout lorsqu’il s’agit de minorités ethniques, linguistiques, religieuses ou régionales. La reconnaissance de droits culturels à ces minorités peut ou paraître ou être effectivement une menace à l’identité culturelle d’un pays, telle que celle-ci a été et continue d’être définie par sa majorité.

L’acceptation d’un pluralisme national qui en vient à se substituer à une définition unitaire traditionnelle ne va pas de soi dans l’esprit et les mœurs de la majorité.

En troisième lieu, par suite de leur nature même, ce sont les droits culturels réclamés par les minorités qui ont soulevé la question des rapports entre droits individuels et droits collectifs.

L’énumération ci-haut des droits culturels, selon Lyndel Prott, montre bien qu’on n’échappe pas à la distinction entre les deux niveaux de droits et à leur interaction. Or, comme l’a bien montré Dominique Rousseau, la réflexion philosophique sur les droits fondamentaux s’est élaborée sur deux voies parallèles et souvent opposées!: celle des droits individuels, celle des droits collectifs23.

23 D. ROUSSEAU, «Collective and Individual Rights», dans Contemporary European Affairs, (1991), vol.!4, n° 4, p. 27-33.

Numéro consacré à European minorities.

La réclamation de droits culturels par diverses minorités oblige à réunir ces deux voies, à retrouver ce qu’elles ont de complémentaire et en quoi elles s’appuient et se renforcent l’une l’autre. Le droit au respect du patrimoine artistique, par exemple, se situe au plan des droits accordés à des individus, en même temps qu’il fait nécessairement appel à la reconnaissance d’un patrimoine artistique appartenant à une collectivité majoritaire ou minoritaire.

Enfin, les droits culturels peuvent se distinguer plus encore des trois autres en ce qu’ils peuvent engendrer des projets politiques autonomistes, voire sécessionnistes. Ce n’était pas le cas des droits civils, politiques et sociaux analysés par Marshall, qui avaient au contraire une fonction intégratrice, une fonction d’inclusion sociale. Les droits culturels peuvent au contraire aboutir à des projets d’éclatement politique, soit sous la forme d’un fédéralisme très décentralisé, soit sous la forme d’une sécession, c’est-à-dire d’un mouvement d’exclusion politique volontaire. Il apparaît donc que la dimension culturelle de la citoyenneté peut comporter une forte tendance à la fragmentation sociale et politique, à travers les expressions, qui peuvent être diverses, du multiculturalisme, conçu autant comme idéologie que comme projet politique dans les pays occidentaux.

L’élargissement de la notion de citoyenneté pour inclure la dimension culturelle était proposé par Parsons pour tenter de voir plus clair dans le problème des Noirs aux États-Unis et de chercher des voies susceptibles de favoriser leur inclusion sociale, leur assimilation à la culture américaine, comme celle-ci se produisait chez les autres minorités ethniques et religieuses composées d’immigrants. Le point de vue de Parsons était donc celui de l’intégration sociale, ce qui cadrait bien avec son modèle systémique. Depuis lors, la question des minorités s’est modifiée, à la fois aux États-Unis et en Europe, à la suite du «réveil» politique des minorités en Europe, des autochtones dans les Amériques, et le retour en force des nationalismes et des régionalismes sur les scènes nationales et internationales.

Mais il faut aussi ajouter que les minorités peuvent, dans certains contextes, exercer une action intégratrice. Ce fut certainement le cas des minorités ethniques américaines, qui ont toutes choisi de s’américaniser même si elles ne perdaient pas toute identité, à l’exception peut-être de la minorité hispanophone récemment immigrée et qui réclame pour la première fois la

reconnaissance officielle de sa langue sur un pied d’égalité avec l’anglais et un système d’enseignement particulier. Au Canada, les nouvelles minorités ethniques ont très activement contribué au néo-nationalisme canadien et au rejet des distinctions symbolisées par les traits d’union (canadien-anglais, canadien-français).

Conclusion

On ne peut conclure cette analyse sans souligner de nouveau la complexité de la question de la citoyenneté minoritaire, compte tenu de la grande diversité des minorités et de leurs situations locales. Dans la perspective des droits fondamentaux, les minorités se situent sur un spectre étendu, allant de l’exclusion à peu près totale des droits dont jouit la majorité à une inclusion à peu près également totale dans la société d’appartenance. Plus encore que les droits sociaux décrits par T.H. Marshall, la montée des nouvelles exigences en matière de droits culturels, comme éléments d’une citoyenneté complète, pose d’immenses défis à presque tous les pays du monde, présages de grands rebondissements au cours du 21e siècle.

On peut en effet prévoir que la question des rapports entre majorités et minorités occupera une grande place dans l’histoire politique et sociale du 21e siècle. Et pour comprendre ce qui est à l’horizon, il importe de rappeler une dure réalité sociologique!: au-delà des Déclarations et des Chartes destinées à affirmer les droits des minorités, les rapports entre majorités et minorités sont des rapports de pouvoir. Il est bien rare qu’une majorité accorde spontanément une égalité totale de statut à ses minorités; celles-ci doivent sans cesse réclamer leurs droits, défendre et protéger les acquis et, surtout, profiter des occasions et des conjonctures qui leur sont favorables, dans l’équilibre ou le déséquilibre des forces, pour faire avancer leur cause. Dans cette optique, le Droit sous ses diverses formes — constitutionnelle, législative, judiciaire!—

apparaît comme une des variables pesant plus ou moins lourd, selon les circonstances, dans la balance des rapports de pouvoir.

multinational?

Dans le document Workfare, citoyenneté et exclusion sociale (Page 58-65)