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Une conception dynamique de la

Dans le document Workfare, citoyenneté et exclusion sociale (Page 45-53)

Guy Rocher *

III. Une conception dynamique de la

citoyenneté

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IV. Les droits culturels et les minorités

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V. Conclusion

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* Professeur titulaire au Département de sociologie et chercheur au Centre de recherche en droit public de l’Université de Montréal (Québec, Canada). Courriel!: rocher@droit.umontreal.ca.

(1893-1981) qu’on doit d’avoir le premier clarifié la notion moderne de citoyenneté. Le monde francophone ignore encore trop la vie, l’œuvre et l’action de ce remarquable penseur. Né dans une famille bourgeoise aisée, Marshall raconte lui-même qu’il subit son premier grand choc existentiel et culturel au cours des quatre années de la guerre 14-18 qu’il passa dans un camp allemand près de Berlin comme prisonnier civil. La vie de ce camp fut son premier laboratoire sociologique en même temps que l’expérience humaine qui allait faire éclore et mûrir sa conscience sociale. Dès son retour en Angleterre, Marshall entreprit une carrière universitaire. Il enseigna d’abord l’histoire économique à Trinity College de Cambridge, de 1919 à 1925, puis la sociologie au London School of Economics, auquel il fut attaché durant quelque trente années, de 1925 à 1956. Cette carrière universitaire fut interrompue durant la guerre, alors qu’il fut attaché au Foreign Office Research Department, chargé principalement, sous la direction de l’historien Arnold Toynbee, des recherches sur l’Allemagne. Au sortir de la guerre, il passa près de deux ans en Allemagne au service de la Commission de contrôle. Il dirigea par la suite de 1956 à 1960 le Département des sciences sociales de l’UNESCO à Paris et termina sa carrière universitaire en réorganisant l’enseignement de la sociologie à l’Université de Cambridge1.

Éminent sociologue, Marshall fut peut-être surtout le penseur des politiques sociales de l’entre-deux-guerres et de l’Après-guerre. La plupart de ses écrits ont porté sur les services d’assistance et de sécurité sociale. Mais ce qui est surtout resté de lui, ce n’est pas ce qu’il considérait lui-même comme son œuvre principale, c’est sa contribution à la notion moderne de citoyenneté. En effet, la plupart des analyses contemporaines de la citoyenneté trouvent leur source dans une conférence que T.H.

Marshall prononça en 1949 à l’Université de Cambridge, dans le cadre des «Marshall Lectures». Ces conférences avaient lieu

1 Pour mieux connaître T.H. Marshall, il faut lire sa courte autobiographie «Carrière d’un sociologue britannique», publiée dans la Revue internationale des sciences sociales, (1973), volume XXV, n°!1-2, 92-105.

annuellement pour commémorer la mémoire d’Alfred Marshall, l’économiste britannique (1842-1924), professeur à l’Université de Cambridge, chef de file de l’école néoclassique en science économique, principalement à cause de sa grande œuvre Principes d’économie politique. Publiée d’abord en 1950, sous le titre

«Citizenship and Social Class»2, la conférence de Marshall fut publiée de nouveau en 1964 parmi une série d’autres essais, dans l’ouvrage Class, Citizenship and Social Development3. Cette conférence est devenue un classique, bien des fois reprise et citée par de nombreux auteurs. Ce qui est frappant, c’est sans doute que la plupart de ceux et celles qui ont utilisé l’essai de T.H. Marshall l’ont fait en en louant l’intuition et la profondeur de vues tout en le critiquant et en s’en distanciant. Mais chez tous, cet essai a toujours été considéré comme le point de départ obligé de toute réflexion ou de toute recherche sur la citoyenneté, que ce soit dans une perspective historique ou contemporaine, dans une recherche, théorique ou empirique, sur les rapports de la citoyenneté au capitalisme, aux classes sociales, aux nationalismes ou au droit.

L’attention accordée à l’interprétation marshallienne des trois stades de la citoyenneté en Angleterre, correspondant à trois dimensions de la citoyenneté, a longtemps été principalement confinée à la sociologie anglo-saxonne, américaine et britannique.

Elle a été utilisée, discutée, critiquée, analysée par toute une série d’auteurs, parmi lesquels on doit citer Seymour M. Lipset, Reinhart Bendix, Talcott Parsons et Margaret Somers pour les États-Unis, A.H. Halsey, David Lockwood, Bryan Turner et Anthony Giddens pour la Grande-Bretagne. Par exemple, Talcott Parsons n’hésite pas à reconnaître!: «Nous avons une dette immense envers T.H. Marshall... pour toute notre analyse de la citoyenneté»4. Et le britannique David Lockwood place l’essai de

2 T.H. MARSHALL, Citizenship and Social class and other essays, Cambridge, Cambridge University Press, (1950).

3 T.H. MARSHALL, Class, Citizenship and Social Development.

Essays by T.H. Marshall, Garden City, N.Y., Doubleday, (1964).

C’est à cet ouvrage plutôt qu’au précédent que tous les commentateurs se réfèrent pour citer cette conférence de Marshall.

4 T. PARSONS, Le système des sociétés modernes, traduit par G.

Melleray, Paris, Dunod, (1973), p. 23, note 1.

T.H. Marshall «in a direct line of succession to those classical texts which mark the origins of modern sociology»5.

En 1983, deux ans après la mort de Marshall, le Department of Sociology and Social Policy de l’Université de Southampton a institué les T.H. Marshall Memorial Lectures. Les douze premières conférences, présentées entre 1983 et 1995, ont été récemment publiées6. L’ensemble de ces conférences offre la discussion la plus large et la plus complète sur la notion marshallienne de la citoyenneté et ses rapports avec divers aspects des politiques sociales.

Aucun écrit de T.H. Marshall n’a été traduit en français.

Ce qui explique peut-être le retard de la sociologie francophone à connaître et reconnaître son œuvre, notamment sa contribution aux études sur la citoyenneté. Pierre Birnbaum est un des premiers à lui avoir accordé l’attention qu’il mérite7. Birnbaum reprend brièvement les principaux éléments de l’analyse marshallienne de la citoyenneté et passe en revue les principales révisions dont elle a été l’objet chez les sociologues anglo-saxons, pour s’attacher particulièrement à l’usage qu’en a fait Talcott Parsons, ce qu’il en a retenu et comment il l’a continuée.

I. Évolution et sens de la citoyenneté, selon T.H. Marshall

T.H. Marshall a abordé la notion de citoyenneté dans une perspective à la fois historique et sociologique!: il a voulu retracer et comprendre par quelles phases l’idée de la citoyenneté a passé

5 D. LOCKWOOD, «For T.H. Marshall», Sociology 8, (1974), 364.

6 M. BULMER et A.M. REES (dir.), Citizenship Today. The Contemporary Relevance of T.H. Marshall, Londres, UCL Press, (1996). On consultera aussi avec grand intérêt l’ouvrage collectif, moins exclusivement britannique, publié sous la direction de B.S.

TURNER, Citizenship and Social Theory, Londres, Sage Publications, (1993).

7 P. BIRNBAUM, «Sur la citoyenneté», L’année sociologique, (1996), volume 46, n° 1, 57-85.

en Angleterre au cours des derniers siècles pour arriver jusqu’à nous. Son analyse historique l’a conduit à observer trois phases, correspondant grosso modo chacune à un siècle, les 18e, 19e et 20e siècles. Et ces trois phases permettent de distinguer trois composantes de la citoyenneté, correspondant à trois types de droits subjectifs. Chacune de ces composantes s’est avérée coïncider avec une phase de l’histoire contemporaine de la citoyenneté en Grande-Bretagne. Les premiers droits acquis au 18e siècle furent ceux que Marshall appelle les droits civils, notamment le droit de propriété, la liberté d’expression et autres libertés personnelles, l’égalité devant la loi. Puis furent gagnés les droits politiques au 19e siècle, principalement le droit de participer à la souveraineté et aux décisions politiques par le suffrage universel accordé à tout le moins aux hommes. Enfin, on assiste au 20e siècle au progrès des droits sociaux, ceux qui assurent le droit au travail, la sécurité économique, les services de santé et la gratuité de l’éducation.

Bien sûr, Marshall insiste pour dire que cette division en trois siècles de l’acquisition des droits de la citoyenneté est quelque peu grossière!: il y a évidemment des chevauchements, surtout, dit-il, entre les deux derniers. Des groupes sociaux ont tardé à acquérir les droits politiques; les Noirs américains, par exemple. Les femmes aussi, mais on a reproché à Marshall d’avoir négligé ces dernières dans son modèle. Par ailleurs, des droits sociaux ont été d’abord acquis au cours de la deuxième moitié et à la fin du 19e siècle.

Comme on l’a souvent dit, la contribution majeure de T.H.

Marshall à l’idée de la citoyenneté fut d’en élargir le cadre, notamment en y incluant les droits sociaux. De ce fait, il opérait une redéfinition de la citoyenneté, qu’il sortait du seul cadre trop étroitement juridique et politique pour lui donner un caractère sociologique. «Marshall’s lasting intellectual contribution was his redefinition of modern citizenship. He rejected as too limited the prevailing definition of citizenship as a minimum body of legal and political rights and duties. Marshall (1964) argued that the history

of citizenship mandates that the concept include not only formal rights but social entitlements»8.

Ces trois phases successives dans l’acquisition d’une complète citoyenneté apparaissaient à Marshall comme une suite de progrès vers une toujours plus grande égalité des citoyens à l’intérieur de la société britannique. Elles décrivaient la longue marche vers une société en voie de démocratisation et en même temps vers une démocratie de type social, c’est-à-dire vers un État plus conscient et plus responsable du bien-être général de tous les citoyens et de leur développement individuel. En d’autres termes, l’extension de la citoyenneté réduisait les diverses formes d’exclusion sociale qui prédominaient depuis les débuts de l’humanité et qui étaient autant d’obstacles à une véritable citoyenneté générale. «The key concept in Marshall’s thinking on these matters is the notion of citizenship. Citizenship for him is a status that involves access to various rights and powers. In premodern times citizenship was limited to a small elite, and to a considerable extent social development in European states has consisted of the admission to citizenship of the new strata of industrial society»9. On comprend ainsi que T.H. Marshall s’identifiait à une certaine gauche libérale socialisante mais non marxiste de l’intelligentzia britannique de la première moitié du 20e siècle. On a noté à ce sujet que Marshall n’avait pas une conception individualisante des droits sociaux, mais plutôt étatique et collective. «What Marshall meant by social rights was not that these would be individually enforceable but that the state had a general duty to provide collective services in the fields of health, education and welfare!: he did not envisage that these would yield individual entitlements»10.

8 M. R. SOMERS, «Citizenship and the place of the public sphere!:

Law, Community, and Political Culture in the Transition to Democracy», American Sociological Review, 58, (1993), 5, 590.

9 Seymour Martin LIPSET, «Introduction» à Class, Citizenship, and Social Development, op. cit., p.!IX-X.

10 Raymond PLANT, «Social Rights and the Reconstruction of Welfare», dans Citizenship, Geoff Andrews (dir.) Londres, Lawrence and Wishart, (1991), p.!57.

La marche vers l’égalité des citoyens rencontre cependant, aux yeux de Marshall, un obstacle de taille!: l’existence des classes sociales. Marshall observe que celles-ci ont évolué rapidement au cours des deux derniers siècles. Elles étaient conçues dans l’Ancien Régime comme divisant les hommes «en un certain nombre d’espèces humaines distinctes et héréditaires», et elles étaient

«acceptées comme un ordre naturel». Dans la société moderne contemporaine, dit Marshall!: «Class differences are not established and defined by the laws and customs of the society (in the medieval sense of that phrase), but emerge from the interplay of a variety of factors related to the institutions of property and education and the structure of the national economy»11. La classe sociale moderne est donc à la fois économique (par la propriété et l’économie) et méritocratique (par l’éducation). Les inégalités sociales ne sont plus les mêmes que dans l’Ancien Régime!: elles n’ont plus le caractère aussi absolument héréditaire et déterminé qu’elles avaient. La mobilité sociale est possible. Mais dans la société capitaliste moderne, les classes sociales demeurent toujours un obstacle à la pleine et égale citoyenneté de tous. Elles gardent malgré tout un caractère héréditaire, principalement parce que la pauvreté peut être héréditaire et que l’accès à l’éducation demeure partiellement conditionné par la richesse. Marshall n’était pas marxiste!: il ne croyait pas au renversement du capitalisme par la lutte des classes et la révolution. Il plaçait plutôt ses espoirs dans la mise en place d’un solide système de politiques sociales de plus en plus efficaces pour minimiser les inégalités du capitalisme, c’est-à-dire dans l’État-providence, le Welfare State. C’est ce qui explique qu’une grande partie de son œuvre écrite a été consacrée à l’analyse de l’évolution des politiques sociales existantes. La recherche de la pleine citoyenneté dans la démocratie sociale moderne, d’une part, et l’existence des classes sociales, d’autre part, constituent un conflit entre ce que Marshall a appelé «des principes en opposition», conflit inhérent à la démocratie industrielle libérale, conflit qu’on ne peut résoudre mais qui doit être vécu comme une tension permanente entre des orientations sociales et politiques contradictoires. Les politiques sociales de l’État-providence demeurent la seule manière d’atténuer cette tension et de rendre la démocratie viable.

11 T.H. MARSHALL, Class, Citizenship and Social Development, p.!93-94.

Les analyses de Marshall ont évidemment été l’objet de critiques venant de la gauche et de la droite. On n’a pas manqué, par exemple, de lui reprocher d’accepter la domination et la violence économiques et de favoriser le contrôle social par l’État qu’Althusser dénonçait. D’autres, tels Anthony Giddens, lui ont reproché la perspective trop évolutionniste de son analyse de la citoyenneté et de négliger les luttes qui ont été le moteur de cette évolution. Je ne m’attarderai pas ici à ces critiques, qui font encore l’objet de débats. On a, par exemple, reproché à Giddens d’avoir mal interprété Marshall. Je voudrais plutôt m’employer à poursuivre l’analyse de Marshall en ce qui a trait aux rapports minorités/majorités dans la société contemporaine.

Dans le document Workfare, citoyenneté et exclusion sociale (Page 45-53)