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Incidence des différentes solutions traductives

Partie 6 : Typologie des solutions traductives

12. Incidence des différentes solutions traductives

À présent, j’ai dégagé quatre catégories et deux sous-catégories pour classer les méthodes de traduction des néologismes. Analysons maintenant les incidences de chacune des solutions traductives sur le texte-cible et le processus de traduction en lui-même.

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A TRADUCTION ISOMORPHE

La traduction isomorphe comprend les calques et les emprunts. Elle intervient lorsque les langues source et cible permettent de créer le néologisme à l’identique, c’est-à-dire en utilisant à la fois les mêmes procédés de formation et les mêmes éléments sémantiques. Dans le cadre des jeux de mots, Jacqueline Henry parle d’« “égalité“ totale »87 entre le néologisme en langue-source et le néologisme en langue-cible. Cette méthode produit la traduction la plus fidèle qui soit du mot imaginaire original, du point de vue de la forme.

Toutefois, certaines langues ne permettent parfois pas de créer un terme de la même façon qu’en langue-source. Cette solution dépend donc de la paire de langue concernée. Cette méthode est la plus difficile à utiliser car, comme je l’ai déjà mentionné, les langues ne sont pas superposables. Cependant, Jean-François Ménard a utilisé cette méthode pour traduire une grande partie des termes imaginaires (26/50). Il vaut donc la peine de souligner ce tour de force de sa part et nous sommes ainsi en mesure de confirmer qu’il a bien tenu sa promesse de

« recréer un langage inventé par J. K. Rowling et de faire en sorte que les mots inventés soient fidèles à l’esprit de l’original, qu’ils deviennent très vite familiers pour le public francophone »88. Une forme similaire n’est évidemment pas gage d’une traduction « fidèle à l’esprit de l’original », pour reprendre les mots de Jean-François Ménard. Ce caractère dépend d’autres facteurs que je vais mentionner plus loin, mais cela prouve les efforts fournis par le traducteur pour recréer un vocabulaire imaginaire similaire à celui imaginé par J. K. Rowling.

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A TRADUCTION HOMOMORPHE

La traduction homomorphe utilise un procédé de formation semblable, mais pas identique. Dans le cadre de ce travail, il s’agit toujours de la création d’un mot valise en

87 HENRY Jacqueline, 2003. La Traduction des jeux de mots, Paris : Presses Sorbonne Nouvelle, p. 177.

88 PETROPOULOS Ugo, 2017. « Jean-François Ménard, traducteur de Harry Potter, récompensé par l’Université de Mons », L’avenir.

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langue-cible pour restituer un mot composé. Bien souvent, un mot valise est formé au lieu d’un mot composé pour des raisons propres à la langue-cible : la prononciation et l’orthographe doivent sembler naturelles. Pour cela, l’enchaînement naturel de sons ou de lettres nécessitent une troncation et donc la formation d’un mot valise plutôt que d’un mot composé (11 cas sur 12 dans le corpus). Cette légère différence est parfois presque inévitable.

Toutefois, il peut arriver que la langue française se trouve « violentée » par les mots valises.

Cependant, ces derniers sont également très créatifs, ludiques et libérateurs dans le processus de créativité linguistique. Les possibilités de formation sont presque infinies et le résultat souvent plus amusant, créatif et novateur que celui d’autres procédés de formation. C’est ce que l’on observe dans les mots valises de Jean-François Ménard : ils sont ludiques, leur prononciation est fluide et naturelle et ils se lisent de façon similaire à des mots déjà existants.

A l’inverse, les mots composés semblent moins créatifs, moins amusants, ont un effet plus classique, à tel point qu’ils donnent parfois l’impression de ne pas être des mots imaginaires.

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A TRADUCTION HÉTÉROMORPHE

La traduction hétéromorphe donne naissance aux solutions les plus éloignées des termes originaux. Il s’agit de la solution la plus « facile » pour insérer le néologisme naturellement dans la langue-cible. A propos de cette méthode, Jacqueline Henry traduit et paraphrase W. Terrence Gordon :

Une approche consiste à subordonner la recherche des termes ayant une signification proche et à se concentrer sur l’imitation du jeu de mots en tant que procédé. S’il peut paraître scandaleux de repousser la signification précise au second rang, il est bon de se rappeler que Joyce a choqué ses traducteurs en leur conseillant, en certains points, d’abandonner totalement la signification du texte.89

En parlant bien évidemment des jeux de mots et non des néologismes, W. Terrence Gordon conseille de recourir à la traduction hétéromorphe hétérosémique dans le souci de produire une traduction « cibliste », c’est-à-dire un jeu de mots (ou un néologisme, dans ce cas) qui s’insère parfaitement en langue-cible et qui ne se lise pas comme un « néologisme traduit » au sein du texte en langue d’arrivée. La recherche de termes ayant une signification proche tend à limiter le traducteur dans sa production d’un néologisme en langue-cible. La Théorie interprétative conseille également de se détacher des mots pour ré-exprimer le sens de

89 HENRY Jacqueline, 2003. La Traduction des jeux de mots, Paris : Presses Sorbonne Nouvelle, p. 183.

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façon idiomatique. C’est une stratégie que Jean-François Ménard a choisie dans certains cas, en n’utilisant pas les sèmes équivalents à ceux présents dans les termes originaux. Toutefois, il n’a que rarement utilisé la traduction hétéromorphe car faire abstraction de la forme mène parfois à perdre une partie du sens du néologisme, celle contenue dans la forme précisément.

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A TRADUCTION LIBRE

Dans le cadre de la traduction libre, le traducteur s’affranchit complètement des contraintes de procédés de formation et d’éléments sémantiques. Cette stratégie doit toutefois pouvoir se justifier par le contexte. En effet, la traduction libre permet au traducteur de recréer à partir du texte-source, mais ce dernier ne devrait pas intervenir pour inventer ex nihilo des éléments injustifiables, comme dans le cadre de la « traduction ontologique », que j’ai mentionnée au début de ce travail, et par laquelle le traducteur use et abuse de sa créativité pour créer des éléments absents du texte-source et injustifiés du point de vue contextuel.

Nous pourrions nous interroger sur la différence entre la traduction hétéromorphe hétérosémique et la traduction libre. En effet, la première est un procédé qui consiste à n’utiliser ni le même procédé de formation du mot imaginaire ni les mêmes sèmes et la seconde consiste à s’affranchir de toutes contraintes formelles et sémantiques. Bien que les deux procédés puissent paraître identiques, il y a une légère différence. Dans le cadre de la traduction hétéromorphe hétérosémique, le traducteur se fonde sur des mots imaginaires en langue-source. Il ne reprend pas le procédé de formation utilisé en langue originale, mais il utilise des éléments présents dans les termes originaux.

Dans le contexte de Harry Potter, Jean-François Ménard recourt à la traduction hétéromorphe hétérosémique à deux reprises pour construire les unités « Mornille » et

« stupéfixer ».

Pour construire « Mornille », il s’est appuyé sur la consonance de l’équivalent du sème utilisé en anglais. Sickle procède d’un changement sémantique du nom commun sickle, qui désigne une faucille. Jean-François Ménard n’a donc pas inventé de toutes pièces ce terme, mais s’est appuyé au moins sur un élément présent dans l’original.

Enfin, pour former « stupéfixer », il s’est appuyé sur le sème stupefy, qui signifie

« stupéfier » en anglais. Dans l’original, ce verbe imaginaire procède d’un changement sémantique. Jean-François Ménard a choisi de construire un mot valise en français, composé

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de l’élément « stupéfier », qu’il a tronqué, et du verbe « fixer » pour exprimer l’idée d’immobilisation contenue dans le concept. Par conséquent, s’il n’a pas utilisé le même procédé de formation, ni exactement les mêmes sèmes, il s’est fondé sur un sème présent en anglais.

Dans le cadre de la traduction libre, le traducteur s’affranchit complètement des éléments composant le terme imaginaire en langue-source, c’est-à-dire qu’il ne s’appuie pas sur un sème présent dans l’original ni même sur la consonance de l’équivalent d’un sème présent dans l’original, comme nous l’avons vu avec la traduction hétéromorphe hétérosémique. En l’occurrence, j’ai recensé plusieurs cas de figure.

Le premier cas survient lorsque le traducteur décide de « manipuler » le concept imaginaire, de changer de point de vue, de fusionner des réalités pour n’en créer qu’une seule en langue-cible. Par exemple, il peut former un seul terme français pour en traduire deux anglais, créant ainsi un troisième concept : le sorcier n’apparaît plus dans un lieu (aparate), il n’en disparaît plus non plus (disaparate), il passe d’un lieu à un autre (« transplaner »).

Le deuxième cas survient lorsqu’il n’y a pas de mot imaginaire en langue-source, mais que le traducteur en crée un en langue-cible. Toutefois, il ne le fait pas pour démontrer toute l’étendue de ses talents, mais pour désigner un concept profondément ancré dans la culture-source, qui ne connaît aucun équivalent dans la culture-cible, par un mot plus francophone, qui s’insère facilement dans la langue-cible. Deux termes résultent de cette démarche : Boggart et Hinkypunk. Pour les traduire, Jean-François Ménard a imaginé « épouvantard » et

« Pitiponk ». Je soulignerai toutefois qu’il a conservé les consonances du second terme.

Le troisième cas survient lorsque les termes originaux sont difficiles à décomposer étymologiquement, c’est-à-dire lorsque le procédé de formation et les sèmes du terme original sont difficiles à déterminer. Sont concernés les néologismes Muggle, Quaffle et Thestral, pour lesquels Jean-François Ménard a opté pour « Moldu », « Souafle » et « Sombral ». J’ai également relevé quelques similarités sonores.

Le quatrième cas survient lorsque certains concepts sont proches et que le traducteur a déjà créé un mot sur lequel il peut s’appuyer pour en former un second. Le seul exemple ici est Squib. Ce terme désigne un « Moldu » pourtant né de parents sorciers. Le concept de Muggle apparaît dès le premier tome ; celui de Squib n’apparaît que dans le deuxième tome.

Jean-François Ménard ayant déjà créé « Moldu » en traduction libre, il a eu recours au même

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procédé pour traduire Squib, en s’appuyant sur sa propre recréation et en réutilisant le concept de mollesse, comme expliqué plus haut.

Enfin, le cinquième et dernier cas survient lorsque le traducteur se détache complètement de l’original et crée un terme en se fondant uniquement sur la réalité désignée et non pas sur le néologisme en soi. Deux mots sont concernés : Bludger et splinch. Pour les traduire, Jean-François Ménard a opté pour « Cognard » et « désartibuler ».

Ce procédé de traduction libre des néologismes me mène encore à m’interroger sur la subjectivité du traducteur.

13. C RÉATIVITÉ ET SUBJECTIVITÉ DU