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Contraintes de traduction

Partie 2 : Cadre théorique

4. Contraintes de traduction

Tous les concepts intervenant dans le cadre de ce travail ayant été définis, je peux à présent m’intéresser plus précisément à l’activité de traduction et aux contraintes qu’impose la traduction de la littérature jeunesse et de Harry Potter.

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A TRADUCTION

Dans mes travaux de traduction, j’ai pour habitude de me référer à la conception de la traduction présentée par Danica Seleskovitch et Marianne Lederer dans la Théorie interprétative de la traduction. Selon cette dernière, originellement développée pour l’interprétation puis étendue à la traduction par Marianne Lederer, la traduction porte non pas sur une langue et sur les mots qu’elle comporte, mais sur la signification d’un texte et le message qu’il vise à transmettre.28 L’opération traduisante se déroule en trois phases : la compréhension du texte original sous tous ses aspects ; la déverbalisation (consistant à se détacher des mots du texte original pour n’en garder que le sens) ; et la réexpression (expression du message du texte original en langue-cible). Il ne s’agit donc pas de chercher des correspondances linguistiques pour chacun des mots du texte-source, mais plutôt de ré-exprimer le message du texte original.29

Certains traductologues réfutent l’idée d’une phase de dé-verbalisation, au motif que le sens ne saurait être conçu et appréhendé sans mots. Or, pour Marianne Lederer et Danica Seleskovitch, le sens ne dépend pas des mots individuels, mais de l’ « explicite linguistique »30, c’est-à-dire l’ensemble des phrases, le contexte textuel, conjugué au « non-verbal des connaissances des lecteurs »31, soit l’interprétation du texte par le lecteur, aidé de

28 LEDERER Marianne, 2006. « La théorie interprétative de la traduction – origine et évolution », Qu’est-ce que la traductologie ?, Artois Presses Université, p. 37-52.

29 HERBULOT Florence, 2004. « La Théorie interprétative ou Théorie du sens : point de vue d’une praticienne* », Meta, 49/2, p. 307–315.

30 LEDERER Marianne, 2006. « La théorie interprétative de la traduction – origine et évolution » in Ballard Michel (dir.), Qu’est-ce que la traductologie ?, Artois Presses Université,p. 37-52.

31 Ibid.

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son bagage de connaissances extratextuelles. De plus, afin de démontrer que la déverbalisation est une étape naturelle, Danica Seleskovitch explique qu’il n’existe sans doute aucun interprète

auquel il ne soit arrivé de répéter dans la même langue le discours qu’il était censé traduire. Dans la même langue mais pas dans les mêmes mots. On a donc pu constater qu’il se produit entre le moment de la compréhension d’un discours et celui de sa réexpression, une phase intermédiaire au cours de laquelle les mots disparaissent à quelques exceptions près ; en revanche les sens qui subsistent sont dépourvus de forme verbale.32

Autrement dit, une certaine déverbalisation est un processus naturel, automatique et nécessaire pour permettre la réexpression d’un sens de façon idiomatique et aboutir à une traduction satisfaisante.

Cette théorie est, à mon avis, particulièrement intéressante pour la traduction des néologismes dans Harry Potter, pour lesquels il n’existe aucun terme consacré en langue-cible. Toutefois, ceux-ci n’entrent pas complètement dans la dichotomie forme/sens sous-entendue par la Théorie interprétative. En effet, comme nous le verrons dans le chapitre suivant, une partie du sens des néologismes dans Harry Potter est directement contenu dans leur forme. Nous verrons donc si cette théorie peut également s’appliquer au cas spécifique des néologismes.

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A TRADUCTION DE LA LITTÉRATURE JEUNESSE

« Près de cinquante pour cent des titres pour la jeunesse sont des traductions »33, relève Bernard Friot dans son article « Traduire la littérature pour la jeunesse ». La traduction de ce genre de littérature peut être considérée comme une discipline à part entière, avec ses propres règles, traits particuliers et difficultés. Toutefois, ce n’est qu’en 1980 que l’on commence réellement à s’intéresser à la traduction de la littérature jeunesse. La tendance est alors à l’approche target-oriented : l’accent est mis sur le contexte-cible et la culture-cible.

Ainsi, le texte est manipulé pour qu’il puisse s’inscrire facilement dans la culture-cible. En effet, selon François Antoine, dans son article « Traduire pour un jeune public », paru en 2001, le rôle du traducteur de littérature jeunesse est de

32 SELESKOVITCH Danica, 2002. « Discours de clôture » in Fortunato Israël (éd), Identité, altérité, équivalence – la traduction comme relation, Paris : Minard, p. 364-365.

33 FRIOT Bernard, 2003. « Traduire la littérature pour la jeunesse », Le français aujourd'hui, 2003/3, n° 142, p. 47.

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créer un univers crédible pour son jeune lecteur, qui implique des stratégies adaptées à chaque public et à chaque effet souhaité : dénomination des personnages (qui soulève toute une série de problèmes de traduction), création et maintien d’une atmosphère, d’un rythme, d’un suspens dont les mots seuls sont porteurs, échos au monde réel du lecteur et/ou à ses préoccupations – autant d’éléments de connivence qui tolèrent peu de décalage à la traduction et auxquels le traducteur, si on veut bien lui donner le temps et s’il veut bien le prendre, doit être doublement attentif.34

« Créer un univers crédible pour son jeune lecteur » signifie créer un univers crédible pour le lecteur-cible, c’est-à-dire s’octroyer le droit d’opérer les changements nécessaires pour présenter un univers reconnaissable par les lecteurs-cibles. Bernard Friot conclut que la traduction de la littérature jeunesse devrait être « cibliste ». Selon la terminologie introduite par Jean-René Ladmiral en 1983, la traduction « cibliste » met l’accent sur la langue-cible et la culture-cible. Elle se permet une certaine « infidélité » envers le texte-source pour répondre aux attentes supposées du lectorat-cible35. Cette définition est compatible avec celle que François Antoine donne du rôle du traducteur de littérature jeunesse.

Toutefois, cette démarche mène à des « traductions qui sont davantage manipulées et qui finissent par modifier l’identité littéraire et esthétique du texte de départ » et révèle « une conception de la littérature de jeunesse comme une littérature « mineure », au statut assez faible, pouvant être modifiée à loisir ».36 Cette conception de la littérature jeunesse subsiste jusque dans les années 2000. Au cours de cette longue période, les noms sont presque systématiquement traduits, même s’ils ne sont pas significatifs. Par exemple, dans Das doppelte Lottchen de Erich Kästner, Luiselotte devient « Louiselotte » en français et même

« Carlotta-Luisa » en italien. Un autre exemple de traduction fortement adaptée pour l’inscrire dans la culture-cible est celle du Club des cinq. Pour la première traduction française des 21 tomes originaux, parue entre 1955 et 1967, Claude Voilier a francisé tous les noms propres, transformant les noms de Georgina et de ses cousins Julian, Richard et Anne Kirrin en

« Claudine, François, Michel et Annie Gauthier ». Le chien Timothy, souvent appelé Tim ou Timmy, est devenu « Dagobert », abrégé en « Dag » ou « Dago ». Enfin, les enquêtes ne déroulent plus en Grande-Bretagne, mais en Bretagne française.

Cependant, Bernard Friot cite Göte Klingberg pour nuancer son propos :

34 ANTOINE François, 2001. « Traduire pour un jeune public », Ateliers, n° 27, Lille, CEGES/université Charles-de-Gaulle-Lille 3, p. 9.

35 LADMIRAL Jean-René, 2014. Sourcier ou cibliste. Les profondeurs de la traduction, Paris : Les Belles Lettres.

36 PEDERZOLI Roberta, 2012. La traduction de la littérature d’enfance et de jeunesse et le dilemme du destinataire, Bruxelles : P.I.E. Peter Lang, p. 163.

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L’un des buts de la traduction des livres d’enfant est d’élargir l’horizon des jeunes lecteurs et de promouvoir la compréhension internationale.37

Afin d’atteindre cet objectif, la démarche inverse est nécessaire : conserver les éléments qui ne sont pas forcément immédiatement reconnaissables par le lecteur-cible pour lui apprendre quelque chose de nouveau. Lawrence Venuti parle de traduction

« étrangéisante », c’est-à-dire d’une traduction

qui essaie de reproduire l’étrangeté du texte de départ, non pas dans l’espoir d’atteindre une fidélité à ce dernier qui sera fatalement chimérique, mais avec l’objectif de renouveler les canons littéraires du pays d’arrivée.38

On retrouve ici l’idée d’enrichir les connaissances et la culture du lecteur-cible par la conservation de l’aspect « étranger » d’un texte. Il faut toutefois préciser que Venuti ne pensait pas particulièrement à la littérature jeunesse lorsqu’il a introduit ce concept, qu’il a utilisé en partie pour dénoncer l’ethnocentrisme des cultures anglo-saxonnes en traduction.

En somme, il existe autant de façons de traduire que de traducteurs et la décision finale revient au traducteur (et à l’éditeur), qui choisit de conserver l’aspect « étranger » du texte ou de l’adapter à la culture d’arrivée, selon ce qu’il considère comme compréhensible pour le lecteur-cible, un enfant, en l’occurrence, mais également selon la tendance ou les attentes du public.

En ce qui concerne la traduction de Harry Potter, Jean-François Ménard a plutôt fait le choix d’une traduction « étrangéisante », conservant les références et concepts étrangers, sans les adapter à la culture-cible. Cependant, en ce qui concerne les néologismes, il a adopté la stratégie inverse, en optant pour des termes s’inscrivant facilement dans la langue-cible. Nous verrons cela en détail dans ce travail.

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Intéressons-nous à présent aux contraintes s’appliquant plus particulièrement à la traduction de la saga Harry Potter.

37 ANTOINE François, 2001. « Traduire pour un jeune public », Ateliers, n° 27, Lille, CEGES/université Charles-de-Gaulle-Lille 3, p. 9.

38 PEDERZOLI Roberta, 2012. La traduction de la littérature d’enfance et de jeunesse et le dilemme du destinataire, Bruxelles : P.I.E. Peter Lang, p. 162.

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La première contrainte de la traduction de cette œuvre, qui n’est pas propre à Harry Potter, est le temps. Les romans étant rapidement devenus des best-sellers, tout l’enjeu était de publier la version française aussi rapidement que possible après la publication de la version originale. Le principal risque était donc que le traducteur privilégie la vitesse par rapport à la qualité et qu’il ne prenne pas le temps de réfléchir à toutes les possibilités pour traduire les éléments les plus difficiles.

Les romans sont aussi profondément ancrés dans la culture anglo-saxonne. Les lieux (comme le château en Ecosse, la gare de King’s Cross, le Ministère de la magie à Londres et la forêt de Dean), la culture (comme le pensionnat, le pudding au dîner, le temps pluvieux et humide, le thé), les références littéraires (comme The Pardoners Tale de Geoffrey Chaucer et les citations bibliques) sont autant d’éléments qui doivent être repérés et qui placent le traducteur face à un dilemme : garder l’ancrage britannique ou transposer l’histoire dans un contexte francophone. Passionné par la culture anglo-saxonne, Jean-François Ménard a fait le choix de rester fidèle au texte original et de conserver le contexte original.39

Enfin, comme mentionné plus haut, Harry Potter est saturé de noms de personnages ayant une signification particulière, de devinettes, de chansons, d’anagrammes révélateurs, de sortilèges, d’incantations, de noms de potions, de mots inventés, de rimes et d’allitérations.

Tous ces éléments présentent des difficultés majeures pour la traduction et soulèvent des questions cruciales : traduire ou ne pas traduire ? Et si on traduit, comment procéder ? C’est justement l’objet de ce travail.

A la lecture de Harry Potter, Jean-François Ménard a d’abord été frappé par le langage et, en particulier, le langage inventé40, qui représente un défi majeur pour la traduction. Comme nous l’avons déjà vu, Jean-François Ménard possède une grande inventivité linguistique et s’intéresse beaucoup à l’étymologie. Traduire les noms des personnages ou les mots inventés a donc été un réel plaisir pour lui, mais toujours avec la crainte de passer à côté de quelque chose41. En effet, il a traduit les romans au fur et à mesure de leur publication en anglais, sans connaître l’issue de l’histoire, et une des fonctions du traducteur consiste justement à « surveiller la cohérence d’un monde en construction »42. La

39PETROPOULOS Ugo, 2017. « Jean-François Ménard, traducteur de Harry Potter, récompensé par l’Université de Mons », L’avenir.

40 GALLIMARD JEUNESSE, (s. d.). « Harry Potter : dans les secrets du traducteur ».

41 Ibid.

42 ARTE, (s. d.). « Comment traduire les termes d’un univers imaginaire ? », Arte Creative.

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plus grande crainte de Jean-François Ménard était donc de traduire un néologisme ou un nom d’une certaine façon, puis de lire dans le tome suivant que ce terme-là était motivé par certains éléments précis qu’il n’aurait bien sûr pas pu prendre en compte au moment où il l’avait traduit lors de sa première occurrence43. Un exemple confirmé d’un tel cas est la traduction du nom « Hodor » dans la saga Game of Thrones. Ce nom de personnage avait été gardé tel quel dans toutes les langues, jusqu’à ce que l’histoire révèle que le nom « Hodor » venait en fait de la contraction de Hold the door. Difficile alors d’expliquer comment

« Hodor » est la contraction de « Retiens la porte ». Évidemment, il est impossible de changer le nom d’un personnage en cours de route et la référence se perd dans la traduction.

Heureusement pour Jean-François Ménard, un tel événement n’est jamais survenu dans Harry Potter.44

La traduction de Jean-François Ménard est marquée par la large palette de solutions traductives très créatives pour les termes imaginaires, comme il l’écrit :

Moi aussi, j'aime inventer des mots. […] Comme l'indique très bien le titre du nouvel essai d'Umberto Eco, traduire, c'est “dire presque la même chose”…45 Sa stratégie générale pour aborder la traduction des mots imaginaires était de « recréer un langage inventé par J. K. Rowling et de faire en sorte que les mots inventés soient fidèles à l’esprit de l’original, qu’ils deviennent très vite familiers pour le public francophone »46. Au cours de ce travail, j’aurai la possibilité de vérifier s’il est parvenu à appliquer rigoureusement cette stratégie.

5. C ONTRAINTES IMPOSÉES PAR LES MOTS