• Aucun résultat trouvé

Contraintes imposées par les mots imaginaires

Partie 2 : Cadre théorique

5. Contraintes imposées par les mots imaginaires

Dans le cadre de la traduction des mots imaginaires dans Harry Potter, plusieurs aspects théoriques demandent encore à être abordés : la traduisibilité ou l’intraduisibilité des mots imaginaires, la dualité fond/forme des mots imaginaires, ainsi que la traduction de leurs connotations et de leur dénotation.

43 GALLIMARD JEUNESSE, (s. d.). « Harry Potter : dans les secrets du traducteur ».

44 Ibid.

45 PERAS Delphine, 2007. « Entretien avec Jean-François Ménard », L’Express, 25.10.2007.

46 PETROPOULOS Ugo, 2017. « Jean-François Ménard, traducteur de Harry Potter, récompensé par l’Université de Mons », L’avenir.

Page 28 sur 97

L

A DUALITÉ FOND

/

FORME

Les mots imaginaires, comme les jeux de mots, soulèvent de nombreuses questions quant à leur traduisibilité en raison de leur forme particulière, une forme ayant en soi une incidence sur le sens perçu par le lecteur, indépendamment du concept que désigne le mot.

Parlant spécifiquement du problème de la traduction des jeux de mots dans la Bible, Nida et Taber préconisent […] de privilégier le message au (sic) dépens de la forme et donc d’abandonner en même temps le « sens » que peut avoir la forme dans de tels cas. Leur théorie s’étend d’ailleurs à tout ce qu’ils appellent les « particularités stylistiques » du texte et donc à tout ce qui fait de la Bible un texte poétique : […] ses rythmes, rimes, allitérations, acrostiches, etc. En fait, bon nombre d’auteurs qui ont évoqué le problème de la traduction des jeux de mots abordent, dans les mêmes textes, celui de la traduction de la poésie et établissent entre eux des liens qui les amènent généralement à conclure, dans les deux cas, à leur intraduisibilité.47

Ferdinand de Saussure distingue le concept désigné et la forme du mot. Il utilise les termes de « signifié » et de « signifiant » pour les désigner. Selon lui, le lien entre le signifiant et le signifié est arbitraire. Autrement dit, rien ne justifie qu’un signifiant X désigne un signifié Y. Aucun élément de la forme d’un mot n’est porteur de sens ; seul son lien avec le signifié produit un sens.

Par la suite, Ferdinand de Saussure a relativisé cette vision un peu extrême des mots, en ajoutant que certains signes sont « relativement motivés », c’est-à-dire que certains mots peuvent être regroupés selon certaines régularités, notamment les chiffres.48

Il a également nuancé sa théorie première pour les onomatopées, tout en considérant que celles-ci sont partiellement arbitraires :

Quant aux onomatopées […], non seulement elles sont peu nombreuses, mais leur choix est déjà en quelque mesure arbitraire, puisqu’elles ne sont que l’imitation approximative et déjà à demi conventionnelle de certains bruits […]. En outre, une fois introduites dans la langue, elles sont plus ou moins entraînées dans l’évolution phonétique, morphologique, etc. que subissent les autres mots […] : preuve évidente qu’elles ont perdu quelque chose de leur caractère premier pour revêtir celui du signe linguistique en général, qui est immotivé.49

47 HENRY Jacqueline, 2003. La Traduction des jeux de mots, Paris : Presses Sorbonne Nouvelle, p. 84.

48 SAUSSURE Ferdinand de, 1989. Cours de linguistique générale. Wiesbaden : O. Harrassowitz.

49 Ibid., p. 102.

Page 29 sur 97

Il fait la même remarque pour les exclamations, mais réfute rapidement l’hypothèse de motivation de certains mots, y compris pour les onomatopées et les exclamations, en concluant :

En résumé, les onomatopées et les exclamations sont d’importance secondaire, et leur origine symbolique en partie contestable.50

Comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, la Théorie interprétative repose sur cette conception saussurienne du mot, que Jacqueline Henry désigne comme la « dualité fond-forme »51. Le fond comprend le contenu, le sens, le message de l’unité lexicale. Quant à la forme, elle se rapporte à la structure, à la lettre, au style de l’unité lexicale. Jacqueline Henry voit dans cette opposition une indication directe de la traduisibilité ou de l’intraduisibilité d’un mot :

Ces deux éléments antagonistes se positionnent, dans l’abstrait, aux deux extrémités d’un continuum censé définir la plus ou moins grande traduisibilité des textes, par genre : ceux qui, par le rapport entre leur sujet et leur écriture, sont le plus proches de l’extrémité « fond », seraient ceux dans lesquels la forme est la moins signifiante, et par conséquent les plus traduisibles, alors que de l’autre côté, on trouverait les textes les moins porteurs de message et, de ce fait, les moins traduisibles.52

Autrement dit, on trouverait d’un côté les mots porteurs d’une signification, mais dont la forme n’est pas importante. Ceux-ci seraient traduisibles. De l’autre, se trouveraient les mots qui ne portent pas de message particulier, mais dont la forme est importante. Ceux-ci ne seraient pas traduisibles.

Cependant, Jacqueline Henry réfute cette vision simpliste des mots. En effet, dans les jeux de mots, la poésie et les mots imaginaires, la forme du mot a un sens, qui contribue au sens et complète la charge sémantique du mot. Le sens d’un terme imaginaire est l’addition du signifié et du signifiant, du fond et de la forme. C’est ce que Jacqueline Henry appelle une

« forme signifiante »53 et c’est bien ce que sont les mots imaginaires dans Harry Potter.

Forme et fond sont indissociables : on ne peut pas traduire uniquement le message du terme en renonçant à restituer sa forme, au risque de perdre au moins un élément de sens.

Dans son étude sur les noms propres, Michel Ballard réfute également cette dichotomie fond/forme. Selon lui, lorsqu’on traduit des noms propres, il faut différencier « les

50 Ibid.

51 HENRY Jacqueline, 2003. La Traduction des jeux de mots, Paris : Presses Sorbonne Nouvelle, p. 97.

52 Ibid.

53 Ibid., p. 84.

Page 30 sur 97

noms réels, opaques ou régis par l’usage, et les créations d’auteurs dont l’étymologie est visiblement signifiante et parfois utilisée à divers desseins »54. Les mots imaginaires dans Harry Potter relèvent de cette seconde catégorie : leur forme étant porteuse de sens, il faut absolument en tenir compte dans la traduction. Michel Ballard appelle les noms dont l’étymologie contribue directement au sens des « nom[s] signifiant[s] »55.

Pour Nida et Taber, ainsi que d’autres traductologues, les formes signifiantes sont intraduisibles. Dans le cadre de ce travail, je peux d’emblée exclure l’intraduisibilité des termes imaginaires, car Jean-François Ménard a trouvé un équivalent pour chacun d’eux, démontrant par là la traduisibilité des formes signifiantes par reconstruction de nouvelles formes signifiantes dans la langue-cible.

L

A DÉNOTATION

Selon la définition du Petit Robert, la dénotation est un « élément invariant et non subjectif de signification ». En d’autres termes, il s’agit de la charge sémantique d’un mot ou d’une phrase qui ne dépend ni du lecteur, ni du contexte ; il s’agit du sens invariable et constant, inhérent à l’unité lexicale même.

Concernant les néologismes dans Harry Potter, la dénotation est principalement contenue dans les mots composant le terme imaginaire et dans les affixes.

A priori, la dénotation est incontournable en traduction et ne présente pas de difficulté majeure :

En ce qui concerne l’aspect dénotatif des jeux de mots, c’est-à-dire ce qu’ils

« désignent », il n’y a généralement pas grande difficulté.56

Cependant, traduire la dénotation ne suffit pas. Dans son étude sur la traduction des jeux de mots, Jacqueline Henry explique qu’une telle traduction mènerait indéniablement à une perte considérable :

[…] en traduisant un jeu de mots au niveau dénotatif, on perdrait sa concision et son originalité, son incongruité, sa drôlerie, etc. Ramener un jeu de mots à la dénotation, c’est passer d’un discours individualisé à un discours plus normalisé, c’est-à-dire d’une expression idiomatique syncratique à une

54 BALLARD Michel, 2001. Le Nom propre en traduction, Paris : Ophrys, p. 34.

55 Ibid., p. 171.

56 HENRY Jacqueline, 2003. La Traduction des jeux de mots, Paris : Presses Sorbonne Nouvelle, p. 48.

Page 31 sur 97

expression socialisée. En fait, il est clair qu’une telle traduction des jeux de mots revient à les supprimer et donc à modifier, parfois profondément, la nature du texte considéré.57

Si, dans cet extrait, Jacqueline Henry parle des jeux de mots, les mêmes réflexions s’appliquent à la traduction des mots imaginaires : ne traduire que la dénotation des mots imaginaires leur ferait perdre leur concision et leur originalité, tout en trahissant la nature du texte-source. Si ne traduire que la dénotation des néologismes engendre une telle perte, il apparaît que la définition de ces derniers ne se limite pas à leur sens inhérent, mais s’étend à leur connotation.

L

A CONNOTATION

Selon Michel Ballard, « la connotation est une charge sémantique d’ordre subjectif ou sociolinguistique, plus ou moins aléatoire et complémentaire à la dénotation, véhiculée par le signifiant et par le signifié »58. En d’autres termes, la connotation est une valeur subjective, dépendant du contexte et contenue à la fois dans la forme et dans le fond de l’unité lexicale.

Les mots imaginaires sont fortement marqués par la connotation et leur valeur sémantique est autant portée par la dénotation que par la connotation. Cette composante supplémentaire des mots imaginaires conduit à nouveau à la question de leur traduisibilité. En 1989, Roland Diot explique que la connotation n’est tout simplement pas traduisible :

While the denotations can roughly be translated into a different language, the connotations cannot. They resist the process of exportation and perish in the shipping.59

Selon ce dernier, un traducteur pourra s’efforcer de ré-exprimer la dénotation avec plus ou moins de succès, mais, malgré tous ses efforts, il ne parviendra pas à transmettre la connotation, qui se perdra au cours du processus de traduction.

En 2001, Michel Ballard soutient, quant à lui, qu’ « il faut bien entendu tenir compte [de la connotation] en traduction »60, car cette dernière « fait partie de la signifiance »61 des noms.

57 Ibid., p. 49.

58 BALLARD Michel, 2001. Le Nom propre en traduction, Paris : Ophrys, p. 178.

59 DIOT Roland, 1989. « Humor for intellectuals: can it be exported and translated ? », Meta, 34/1, p. 84.

60 BALLARD Michel, 2001. Le Nom propre en traduction, Paris : Ophrys, p. 179.

61 Ibid., p. 185.

Page 32 sur 97 René Péter-Contesse partage cet avis :

Un [autre] élément dont le traducteur doit tenir compte dans son travail de transfert du sens d’un texte dans une langue différente, c’est la connotation.

L’analyse componentielle l’aide à trouver la signification objective d’un mot ou d’une expression. Mais cette objectivité n’est pas tout ; les mots sont souvent utilisés et reçus en fonction de réactions affectives (subjectives) dont on ne peut pas ne pas tenir compte.62

Concernant les termes imaginaires trouvés dans Harry Potter, la connotation est contenue dans l’étymologie, les différents mots composant les termes inventés, ainsi que dans le concept désigné par le terme imaginaire. Elle fait partie intégrante du sens global des termes inventés et devrait donc, comme le préconise Michel Ballard, être prise en compte dans la traduction. Dans la partie 5, nous verrons si Jean-François Ménard en a tenu compte et l’a intégrée à sa traduction.

62PETER-CONTESSE René, 1987. « Champ sémantique, analyse componentielle, connotation et traduction : Quelques exemples tirés du vocabulaire hébreu », Meta, 32/1, p. 34.

Page 33 sur 97