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Créativité et subjectivité du traducteur

Partie 6 : Typologie des solutions traductives

13. Créativité et subjectivité du traducteur

La subjectivité est définie par Le Petit Robert comme le « caractère de ce qui appartient au sujet […] et au sujet seul (à l’individu ou à plusieurs) » et comme le « domaine des réalités subjectives ; la conscience, le moi ». Autrement dit, la subjectivité est un caractère universel, qui concerne absolument tous les individus, dans le sens où chacune des personnes vivant sur la planète a une subjectivité, qui lui est propre, c’est-à-dire que deux personnes n’auront jamais tout à fait la même subjectivité.

En traduction, on trouve deux visions de la subjectivité : d’une part, une subjectivité ponctuelle, étroitement liée à la créativité et à la résolution de problèmes et, d’autre part, une subjectivité globale, indissociable de l’activité de traduction.

Dans le premier cas, la subjectivité du traducteur est souvent associée au recours à des solutions créatives pour gérer une contrainte présentée par le texte original. Mathilde Fontanet évoque justement la joie qu’elle ressent lorsqu’elle parvient à trouver une solution créative à un problème de traduction :

Cette joie, qui est à la mesure de la difficulté du problème et de l’adéquation de la solution, semble de triple nature : intellectuelle, esthétique et existentielle.

[…] une joie existentielle à « laisser une trace », à penser que moi, traductrice, personnage de l’ombre, ai momentanément échappé à mon insubstantialité pour figer quelque chose de moi-même dans le texte.90

90 FONTANET Mathilde, 2005. « Temps de la créativité en traduction », Meta 50/2, p. 444.

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Ce point de vue est très important dans l’étude de la subjectivité en traduction car Mathilde Fontanet explique clairement que c’est au moment où intervient la créativité que le traducteur, qui doit prétendument rester invisible, se sent devenu visible et a le sentiment d’avoir laissé sa marque.

Lorsque Jean-François Ménard est confronté à un terme comme Muggle, qui non seulement n’est pas un mot du langage courant mais n’est pas non plus composé de mots reconnaissables, il fait bien appel à sa créativité pour le traduire. Pour cela, il se fonde sur sa propre conception, sa vision subjective, de ce qu’est un Muggle : quelqu’un de « mou du cerveau »91 en l’occurrence, d’où le sème « mol » dans « Moldu ».

Dans le second cas, la traduction est considérée comme éminemment subjective. Selon Santiago Artozqui, président de l’Association pour la Promotion de la Traduction Littéraire :

une traduction est une lecture subjective d’une œuvre.92 Un avis partagé par Guy Leclercq :

Toute tentative de traduction […], qui est un exercice individuel et ponctuel, sera toujours unique et subjective.93

Inger Hesjevoll Schmidt-Melbye l’admet même comme communément admis :

Après the cultural turn des années quatre-vingt-dix, la subjectivité incontournable, inhérente à la fois à l’activité de traduire et à l’étude de cette activité, est officiellement reconnue.94

Toutefois, Guy Leclercq nuance la portée de cette subjectivité :

Est-ce dire que le traducteur n’obéit qu’à sa seule subjectivité ? Qu’il est l’instrument docile de son tempérament ? Qu’il ne suit que son propre rapport à l’œuvre et n’écoute que sa fantaisie ? Qu’il rejette toute méthode, toute rigueur dans son approche du texte et sa ré-écriture ? Cette subjectivité inhérente à l’acte de traduire une fois reconnue et admise, ne peut-on la concevoir dans une totale acceptation de ce qu’elle est et faire de cette subjectivité même un outil de connaissance ?95

Autrement dit, la traduction est certes subjective et le traducteur nécessairement subjectif dans son travail – d’ailleurs, la définition même de la subjectivité indique que

91 GALLIMARD JEUNESSE, (s. d.). « Harry Potter : dans les secrets du traducteur ».

92 DARFEUILLE Claire, 2015. « Une traduction est une lecture subjective d’une œuvre », ActuaLitté.

93 LECLERCQ Guy, 1996. « Le passage sur l’autre rive : le cas d’Alice » in Translation Here and There Then and Now, Exeter : Elm Bank Publications, p. 174.

94 SCHMIDT-MELBYE Inger Hesjevoll, 2012. « Ambiguïtés et hybridité – de la subjectivité dans le domaine de la traduction », Synergies Pays Scandinaves, n°7, p. 32.

95 LECLERCQ Guy, 1996. op. cit., p. 174-175.

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personne n’y échappe –, mais cela n’influe pas sur la qualité du travail de traduction et ne mène pas à la production d’un texte qui serait le fruit de la seule subjectivité du traducteur, indépendamment d’une compréhension plus objective du texte-source.

D’ailleurs, pour Danica Seleskovitch, à l’origine de la Théorie interprétative, la subjectivité du traducteur est un faux débat :

Le sens est-il, comme on le croit souvent, subjectif, incertain ? Se prête-t-il à toutes les interprétations, ouvre-t-il la porte à toutes les trahisons ? Le débat sur la lettre et l’esprit est ainsi rouvert bien que, en ce qui concerne la traduction, il s’agisse d’un faux dilemme. Le sens d’un énoncé se définit par les mêmes moyens que les signifiés de la langue. Dans un cas comme dans l’autre, on procède par constat. Les signifiés tirent-ils leur objectivité du fait qu’ils recueillent le consensus de tous les membres d’une collectivité ? Le sens est alors tout aussi objectif, car ceux à qui s’adresse [un énoncé] en situation en comprennent aussi aisément et aussi exactement le sens qu’ils comprennent la langue dans laquelle il est émis.96

Tout subjectif qu’est un traducteur, il comprendra le sens d’un texte – dans une certaine mesure – de façon objective et pourra le retransmettre de la même manière. Dans le cas de la traduction de Harry Potter par Jean-François Ménard, la subjectivité du traducteur est un peu plus visible lorsqu’il traduit des termes comme Muggle, difficiles à décomposer en sèmes. Toutefois, la caractéristique de mollesse que Jean-François Ménard attribue aux Muggles ne relève-t-elle réellement que de sa propre subjectivité ? N’est-ce pas une impression que d’autres lecteurs pourraient avoir à la lecture de certains passages sur leurs comportements ?

“How come the Muggles don’t hear the bus?” said Harry.

“Them!” said Stan contemptuously. “Don’ listen properly, do they? Don’ look properly either. Never notice nuffink, they don’.”97

En conclusion, la subjectivité ne saurait être niée en traduction, tout comme elle ne saurait être niée pour quiconque. Toutefois, si elle est plus visible certaines fois que d’autres, elle n’a pas d’influence majeure sur la compréhension du texte, dans la mesure où la majeure partie d’un énoncé peut être compris aussi objectivement, aisément et exactement que la langue dans laquelle il est émis, selon les mots de Danica Seleskovitch.

96 SELESKOVITCH Danica, 1981. « Introduction » in Comprendre le langage, Paris : Didier Erudition, p. 13.

97 ROWLING J. K., 1999. Harry Potter and the Prisoner of Azkaban, Londres : Bloomsbury Publishing Plc.

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